Vanités : Carré misère de Yves Boudier

Vanités : Carré misère de Yves Boudier

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 21 mai 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Une poésie âpre et lapidaire sur la misère humaine et la violence de l'exclusion

Présenté par une longue préface de Michel Deguy, qui dévoile et met en perspective les enjeux d'une écriture poétique parcimonieuse, apurée à l’extrême jusqu’à la sécheresse, ce recueil ambitieux, porté par une colère froide et lucide, tisse un lien entre la misère contemporaine des milliers d’exclus et clochards, qui (sur)vivent dans les rues des grandes villes, et la misère des loqueteux du Moyen-âge, qui n’avaient pour tout bien que leurs guenilles, et qu’évoquait déjà Villon dans « La ballade des pendus », comme si l’humanité n’avait jamais cessé de charrier un long fleuve de souffrance…

Le recueil est divisé en neuf sections, toutes introduites par un vers de Villon en incipit, d’une dizaine de poèmes qui frappent le lecteur par leur construction rigoureuse et lapidaire. Peu de verbes, encore moins d’adjectifs, et la densité brute du substantif comme si les choses se réduisaient à leur essence, comme si les hommes se réifiaient : l’écriture poétique est d’une extrême concision, même si usant parfois de l’énumération, pour donner à ressentir la vérité nue de la misère, humaine et matérielle. Elle reprend aussi le procédé du « poème carré » inventé par Jean Lescure (et je ne sais d’ailleurs si le carré du titre n’y renvoie pas, au-delà du format des vignettes et petits tableaux de "vanités"), où la disposition des mots (sur deux colonnes verticales) permet de multiples lectures croisées. Ainsi, le poème

Les vêtements gris .... s’arrachent avec la peau
ostension de la vie .... lumière d’enfance

par le chemin tenté .... dans les chairs

via dolorosa

Ceux qui .................... ne connaissent que l’abîme
mourront

.................................. aveuglés par les villes
.................................. par les villes

.................................. couchés
.................................. sous des cartons

sous une pelletée ...... de terre

peut se lire et se comprendre (simultanément) de diverses façons selon la façon dont l'oeil parcourt la page et coordonne les lectures verticales et les lectures horizontales.

Le danger évident serait de chercher à « poétiser » le propos mais Yves Boudier refuse l’éloquence (ni vocifération ni lamentation) et même le jeu des images et métaphores : la misère est évoquée sans fard, dans son évidence brutale et son abjection sordide, comme si le poète, dans sa volonté de dessiller notre regard, nous imposait de nous confronter à la vérité nue d’un processus de déshumanisation, me faisant ainsi songer à d'autres recueils poétiques plongeant au coeur des souffrances humaines, comme par exemple le recueil "Dans la gueule d'ombre" d'Yves Heurté (présenté sur CL) ou "Feuillets de plomb" de René Welter (également présenté sur CL), qui procédait aussi d'une écriture verticale. Néanmoins, même si chaque poème donne l’impression qu’il pourrait légender une vignette ou une photographie (comme celle du clochard placée en exergue du recueil), cette poésie, par les réminiscences qu’elle éveille, est bien davantage qu’un dévoilement dénonciateur. En effet, Villon n’est pas simplement cité, il est appelé et présent dans le recueil et des poèmes qui établissent des parallèles (soulignés par les variations typographiques) en mêlant le vocabulaire de plusieurs champs lexicaux et de plusieurs époques, comme si les misères, les inégalités et les privations endurées par les hommes, engendrant frustration, haine et souffrance, n’étaient au fond d’aucune époque car de toutes les époques.

De rosace
et de rinceaux
l’étranglement ....... grain à grain du temps

............................ Soie bleue et fils d’or
............................ froid lapidaire

globes de verre
pour calmer ......... l’ardeur

Les camisoles
sanglent .............. la furie
........................... les poitrines écorchées par le fouet

Les derniers poèmes introduisent brièvement un "tu", qui s’adresse au lecteur, et un "nous", qui crée une fraternité. Néanmoins, l’écriture, dans sa rareté et même sa paucité (pour reprendre un terme de Michel Deguy dans la préface), ne porte aucune posture morale. Contrairement à Baudelaire (cf le poème faussement cynique, dans le Spleen de Paris, intitulé « Assommons les pauvres") ou à Jehan Rictus (cf « les Soliloques du pauvre »), Yves Boudier expose crûment, sans considération morale ou philosophique, et abruptement - presque photographiquement - les atrocités de la misère (dans un esprit qui me semble en fait assez proche des gravures de Goya sur les désastres de la guerre) et l’évidence des fragilités humaines, que rappelaient aussi les peintures dites de vanités (qu'Yves Boudier insère dans le recueil en reprenant leur double principe d’énumération et d’accumulation), qui joue du caractère éphémère de toute chose et de toute vie, dont la nôtre… La condition humaine devrait nous imposer un devoir de fraternité et de solidarité mais nos obsessions matérielles, qui nous rendent oublieux d'autrui et vénaux, nous enferment dans ce qu’Yves Boudier appelle « nos vies mercenaires », c’est-à-dire des vies marchandisées et livrées à toutes les violences. Le recueil s’achève ainsi sur des scènes de crime et de massacre, comme si nous vivions dans un monde déchiré par une guerre éternelle…

Abandonnée
de ses crimes

Elle avale ..................... lentement ses entrailles
goûte l’amer la bile ........ qu’elle boit

Palpite ......................... à l’écoeurement
Tombe

« J’étais qui vous êtes : vous serez qui je suis. »

Le carnage finit
à main
nue

Par sa sécheresse et son refus des images, cette écriture poétique peut sembler parfois excessivement sèche et conceptuelle, impuissante à faire ressentir et donner en partage, mais je la crois sincèrement portée par une grande empathie avec la souffrance humaine de tous les exclus, qui hantent les rues des grandes villes comme des spectres privés d’existence et de reconnaissance… Aussi, pour achever cette présentation, je voudrais évoquer Yves Bonnefoy car le recueil d’Yves Boudier me semble, même si leurs écritures poétiques sont extrêmement différentes, faire écho à l’injonction d’Yves Bonnefoy qui, avec des accents confinant presque à un appel à la charité, identifiait la poésie et l’espoir du vrai lieu, où nul ne serait en exil, étranger et abandonné (ci-dessous quelques vers recopiés de "Vrai lieu"' dans "Du mouvement et de l'immobilité de Douve") :

Qu’une place soit faite à celui qui approche
Personnage ayant froid et privé de maison
(…)
Et s’il reste recru d’angoisse et de fatigue
Qu’on redise pour lui les mots de guérison

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