Des carpes et des muets de Edith Masson

Des carpes et des muets de Edith Masson

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Littérature => Policiers et thrillers

Critiqué par Gregory mion, le 24 octobre 2016 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Un roman policier en quête d'indices et de sagesse.

Par son obscénité même, par sa trivialité insoutenable, par l’absence totale de pudeur de ceux qui s’y étalent comme des éléphants de mer, la « rentrée littéraire » française n’est pas, ne peut pas ou ne peut plus être le moment où le livre est mis à l’honneur. À cette époque de l’automne, le livre n’en est plus un, il ne ressemble plus à rien – il fait même honte. On ne devrait donc plus parler de lecture, mais de consommation ininterrompue, voire d’une goinfrerie chic vulgarisée. S’agit-il d’une évidence ? Il faut croire que non puisque personne ou presque n’en relève l’effarant degré de manifestation ! Rappelons ainsi quelques aspects de ce quart d’évidence : le contenu des livres disparaît derrière son potentiel marchand, quand il ne s’est pas tout simplement dissous dans la stérilité des conversations qui se demandent, tout excitées, si tel obtiendra le prix de X ou si tel autre raflera le prix de Y, ou si finalement il faudra se contenter de la récompense de Z, moins prestigieuse. Manière de montrer, évidemment, que ces prix ajoutent à l’incurie intellectuelle qui est de saison et pourquoi pas de tradition. C’est dorénavant l’activité préférée de nos journalistes littéraires et même d’un nombre croissant d’éditeurs : miser (oui, miser !) sur un roman, sur un essai, participer aux raouts qui organisent le renvoi des ascenseurs, en somme procéder à tout ce qui n’a strictement aucun rapport avec la littérature. C’est à se demander, d’ailleurs, pourquoi tout ce beau monde s’est en général investi dans des études littéraires plutôt que dans des licences, des maîtrises ou des doctorats d’économie. Sans doute que cela constitue pour eux un alibi, une justification des professions usurpées, une membrane qui les raccroche à la vieille chronique d’une rédaction étudiante, par exemple un devoir, une dissertation sur Jacques Laurent et « l’esprit des lettres » que ce géant pouvait représenter. Avec quelle facilité, pourtant, ils ont jeté tout ceci dans les égouts ! Ce sont des nains qui enfilent des habits trop grands pour eux, des renégats énormes qui n’ont jamais eu le niveau des auteurs qu’ils ont feint d’admirer, et c’est précisément de leur faute si nous sommes aujourd’hui aux prises avec la mort non seulement de la critique littéraire, mais aussi, osons l’affirmer, la mort ou l’expropriation de toute espèce de littérature sérieuse, celle-là même, donc, qui aspire à de véritables grandeurs et qui élève l’esprit du lecteur. Et l’époque est tellement vicieuse que c’est moi que l’on accusera de ressentiment ou de je ne sais quelle autre affection des humeurs, alors même que je défends, du fond de mon interminable mise en quarantaine, des livres que presque plus personne ne lit ou ne lira, parce que ces livres ne sont pas « calibrés » pour un lectorat économiquement envisagé ou pour un journalisme affligeant de platitude. J’en retire au moins un bénéficie spirituel inestimable, lorsque d’autres, évidemment, se renflouent avec une catastrophique indécence. Ce n’est que la norme et l’annonce d’un futur littéraire sordide.

Ce long préambule n’est pas superflu au regard des pénibles semaines qui nous attendent. En effet, la cadence infernale de la remise des prix littéraires va bientôt humilier tous les vaincus, les inadaptés, les infâmes ratés du tempo médiatique. Alors, tant qu’à faire, sauvons un livre, disposons-le un instant sous les projecteurs de quelque sincérité d’examen (comme à mon habitude, par conséquent, je n’en retire rien d’autre que le plaisir de me confronter à un texte à mains nues, sans l’intention d’exhiber des muscles, d’enfiler une cotte de mailles ou d’empocher un futur contrat d’oisiveté culturelle).
Le livre en question est un premier roman qui a été écrit par Édith Masson. Il porte un titre amusant : Des carpes et des muets. On peut l’interpréter à partir de ce qui est exprimé dans le roman : les carpes de nos rivières ont leurs moments d’affluence, parfois elles abondent, parfois elles désertent, et elles prennent dans le livre l’identité symbolique du passé, de ce passé qui n’est jamais vraiment détaché de nous mais qui parfois nous revient subitement, remplissant un volume d’oubli que l’on pensait définitif (cf. p. 112). On connaît en outre l’expression « muet comme une carpe », qui s’appuie sur le fait que la carpe est un poisson qui met la tête hors de l’eau et qui ouvre une bouche interloquée, dépourvue de la moindre petite trace de langue rosée, du moindre petit appendice qui nous donnerait une raison de croire qu’un jour, peut-être, il sortira de cette cavité un succédané de parole. Cette absence de parole élaborée, dans le roman, est justement ce qui frappe les habitants d’un village, et le rapport avec la thématique du passé tantôt mentionnée est celui-ci : ce sont des individus qui semblent réticents à revenir en arrière, perplexes à l’idée de s’asseoir sur un banc pour discuter de ce qui s’est passé dans leur vie. Ils vivent et laissent vivre, ils transportent des silences et tout le monde se satisfait de cette intersubjectivité a minima. Ce sont d’une certaine façon des sages qui s’ignorent : tant que la situation ne l’exige pas, ils ne se tourmentent pas des choses révolues, et, au reste, ils n’enjambent pas le présent pour s’inquiéter d’une quelconque finitude. Ils existent sans vraiment sortir d’eux-mêmes, bien établis dans un présent qui n’est pas d’une densité incroyable mais qui, à tout le moins, leur offre un roulis réconfortant. Ceci étant, pour être un sage qui a le savoir de la sagesse, il est indispensable de creuser plus en avant.

Pour autant, l’histoire de ce roman n’est pas celle d’un silence prolongé ou d’une vigie à la Julien Gracq qui mettrait en branle un paysage, progressivement, avec tout un appareil clinquant de brio stylistique. Dès le tout début de son livre, sans coquetterie aucune, Édith Masson instruit un élément perturbateur qui va soulever les poitrines introverties de ses personnages. D’abord ils vont haleter comme ce maire, Aubin Boule, dont la rondeur patronymique va devoir s’adapter à quelques angles inédits (cf. pp. 11-5), puis ils vont y aller de brouhahas, de baroufs et de grondantes discussions (cf. pp. 16-27 et 109, entre autres multiples scènes de cet acabit), entrecoupés de leur typique retenue dès qu’il s’agira de poser un pied sur l’autre rive, de l’autre côté du pont, là où pour ainsi dire de l’eau a coulé et où l’on ne voit pas immédiatement l’intérêt de se baigner. Ils défendraient volontiers, avec Héraclite, l’idée qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais un imprévu les surprend et les engage à tremper dans la partie soi-disant défunte de la temporalité – le passé qu’on ne veut plus voir ou qu’on ne sait plus voir. Ils iront bien entendu à reculons, avec une prudence à la fois gênée et terrifiée, toutefois ils savent que le moment est venu de régler les comptes du village, d’exercer une forme de repentir collectif, notamment en réfléchissant aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (cf. p. 152). C’est en cela qu’ils gagnent une parole, qu’ils sortent la tête de l’eau, qu’ils tentent vaille que vaille de s’extraire du registre de la carpe pour entrer dans celui d’un authentique « Carpe diem » : plutôt que de bêtement continuer à taire la configuration d’un ancien malaise, ils vont peu à peu prendre le taureau du prétérit par les cornes, et chacun d’entre eux, à tour de rôle, s’engloutit dans ses réminiscence et remonte de son propre bouillon mémoriel un squelette trop longtemps caché dans le placard.
Car c’est cela l’élément perturbateur du roman, le symbole magnifique de ce passé qui ne passe pas comme dirait Faulkner : pendant le travail de curage du canal (cf. pp. 9-11), on ramène à la surface un sac rempli d’ossements humains, et tandis que l’on reconstitue l’anatomie de ce mort (cf. pp. 17-8), on se rend compte en silence que le squelette appartient à tout le village, qu’il est exactement le type même du squelette qu’une communauté entière avait dans son placard et qu’elle avait soigneusement dissimulé en le recouvrant d’une couche insensée de fringues et de chiffons. À certains égards, ce roman nous conte l’histoire d’une génération qui prend conscience de son squelette et qui choisit de s’y confronter, quand bien même la démarche promet d’être écrasante, aussi écrasante, sûrement, que ce soleil estival qui échauffe les esprits, de jour comme de nuit, durant les vingt-quatre heures de cette aventure de pénitence.
Mais peu importe, au final, que ces villageois aient de la difficulté à entamer le processus du ressouvenir et du « confiteor », car ils finissent par le faire et c’est par ce biais qu’ils se distinguent par exemple des bourgeois de Paul Gadenne, dans Les Hauts-Quartiers, qui ne cessent de dédire leurs péchés de guerre et d’après-guerre, se vautrant simultanément dans les boulevards infinis des paroles qui jacassent et font la morale, des paroles qui n’en finissent pas de faire diversion et qui précipitent Didier Aubert, l’homme juste, dans la mort. C’est un peu comme si Édith Masson reprenait le personnage phare de Gadenne, Didier Aubert, et qu’elle insinuait une portion de son tempérament dans chacun de ses personnages à elle, leur donnant à tous l’occasion de cultiver la vertu après avoir été trompés, souvent moins par eux-mêmes que par les circonstances extérieures. En ce sens, on pourrait avancer que le roman d’Édith Masson est celui d’un apprentissage commun, premièrement dans le fait de s’éduquer à la parole qui reconnaît les aberrations de jadis, sorte de maïeutique de groupe où les participants accouchent de leurs squelettes respectifs pour mieux saisir le squelette incomplet du village (car il y manque des segments !), deuxièmement dans le fait de se dégourdir la mémoire récente afin de mieux s’intégrer dans la communauté, et troisièmement, peut-être, dans le fait d’accéder à une forme de bonheur durable qui reposerait sur une attitude intérieure (cf. p. 156, où le terme « bonheur » termine le roman), ce bonheur particulier qui caractérise possiblement la tranquillité du poisson dans l’eau, celui qui s’empare éventuellement de la carpe qui nage en régiment placide.

Dans une certaine mesure, ce roman est également celui d’un vide qui souhaite déboucher sur une plénitude, parce qu’il commence avec le curage du canal (une substance vidée qui guette son remplissage), c’est-à-dire encore qu’il commence dans la séparation des eaux (avec d’un côté l’eau retenue, le gros passé qui hurle, le passé qui cherche ses mots en hurlant, et de l’autre le présent aride, le présent réservé qui découvre que ses coulisses ont quand même des choses à dire), et tout ceci désire une nouvelle imprégnation de qualité pour combler les brèches – tout ceci est dans l’attente d’une fluidité supérieure qui pourra irriguer le boyau inquiétant de la vacuité d’hier et d’aujourd’hui, ou du moins qui pourra rééquilibrer les forces en présence. Cette dissociation des temporalités (passé/présent) et des substances (le présent vide/le passé trop plein de non-dit) constitue un affrontement symbolique narrativement structurant : plus nous progressons dans notre lecture, plus nous découvrons la contrariété des personnages, leurs chevauchements internes, les flux psychiques de ces personnalités trop partagées, mal départagées, trop ici et pas assez là-bas, trop absentes alors qu’elles n’ont aucun passé où elles pourraient s’absenter sereinement, tant et si bien qu’elles se condamnaient jusqu’alors à des cogitations sans objet, sans l’ombre d’un passé consistant et sans l’assistance d’un lendemain d’envergure. Disons que ce sont des êtres qui vivaient un temps pauvre, un temps salement statique, des êtres qui étaient en manque de l’épaisseur de la durée.
Aussi, après le nettoyage du canal, il faudra que cette sente aqueuse soit de nouveau remplie, et, cette fois, elle le sera avec des eaux moins troubles ! Ce canal est ainsi comparable à un réseau sanguin, obstrué de caillots, une veine qu’il a fallu soigner avant d’y faire circuler derechef des courants vivifiants. En bout de ligne, le roman prend l’allure d’une importante quête de sens, et celle-ci s’érige dans la préformation et l’affirmation d’un langage qui reprend le dessus, qui se relance, qui se requinque à travers un discours dont on pourrait dire qu’il invente les reliques du squelette initialement trouvé. On assiste de la sorte à un concert de voix disparates qui apprennent à s’accorder et qui reconstruisent une histoire commune. De ce point de vue, ces villageois amorcent un dialogue qui fait revenir les disparus ou qui fait advenir ce qui n’était même pas connu – ou qui ne l’était que dans les tournures exsangues du commérage et de la messe basse. Par le fait même de parler tout en reproduisant une réalité morcelée qui gagne alors en consistance, les gens du village retrouvent les réalités individuelles de chacun, mais, aussi, ils recréent cette réalité pour ceux qui les écoutent, ils donnent à leur communauté les moyens d’être souveraine grâce à la réappropriation orale d’une histoire essentielle (cet usage re-créateur et souverain de la langue, en outre, est ce que défend Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale). Et quelle est cette histoire récréée, réinventée à bon escient ? C’est une histoire sur laquelle on peut enfin s’adosser et parler en connaissance de cause, une histoire qui peut enfin devenir la cause du présent et l’instrument d’une meilleure visibilité de ce qui va venir. Pour y arriver, les villageois auront dû alterner entre un temps spéculatif (de qui sont les os de ce squelette ?) et un temps méditatif (pourquoi ce squelette a jeté un tel malaise sur le village ?), jusqu’à pouvoir en déduire que l’identité du squelette avait beaucoup moins d’importance que sa charge symbolique, et, surtout, beaucoup moins d’importance que l’identité collective du village. Conformément à cet ensemble d’éléments, risquons-nous à prétendre que l’auteur, Édith Masson, a écrit un roman policier (cf. p. 61) métaphysiquement pourvu, une enquête que Siegfried Kracauer n’aurait pas reniée, et il l’aurait d’autant moins reniée qu’elle est aussi une formidable enquête sur l’entendement humain.

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