Mirage posthume : Poèmes de Mircea Dinescu

Mirage posthume : Poèmes de Mircea Dinescu

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 25 novembre 2015 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Une poésie pamphlétaire à l'ironie caustique et mordante

Cette plaquette d’une vingtaine de poèmes dénonce la situation de la société roumaine sous Ceaucescu à la fin des années 80. Le ton du recueil, dont la publication fut interdite en Roumanie, est très caustique, oscillant sans cesse de l’ironie mordante au tragique désabusé. Dinescu use du vers libre ou utilise à contre-emploi la forme classique et l’alexandrin rimé pour agresser l’objet du poème au lieu de le célébrer. L’emploi du « tu » permet également d’invectiver le lecteur. Même si elle s'apparente parfois à la mise en scène d'une colère excessivement théâtralisée, la verve pamphlétaire de l’auteur transcende le cadre formel du poème, qui s’apparente à la délimitation d’un ring, et parvient presque à susciter, par son rythme, un sentiment d’oralité non dénué d’une certaine forme d’humour qui joue sur le registre de la farce grotesque ou atroce. Comme si le rire était, avec la duplicité (celle qu’Herta Muller met en scène dans ses livres), la seule bouée de sauvetage pour affronter la dureté du réel : "le salut me viendra du mensonge ou du rire"

Le cyclope au sang vert emportant en aval
et la jeune sauge et le vieux saule noueux
là-haut restent des paysans de carnaval
qui font semblant de semer des navets boueux.

Du clocher de la mairie au lieu d'un coucou
on vit sortir le gendarme en grand uniforme
pour annoncer que désormais les douze coups
sacrés de minuit seraient réduits dans les normes,

qu'à midi le soleil serait mis au garage
que donc le déjeuner s'appellerait dîner
ce qui entraînerait entre autres avantages
des économies de pétrole et de séné

(...)

La mort dans la rue lit le journal à l’envers
Sur le visage de la mendiante morte
La mort dans la taverne se remplit un verre
La mort est aux champs la mort est devant la porte.
Brosse ses vêtements et lèche-lui les bottes
Sois son valet de luxe pour toute une vie

(…)

L’histoire fait de la lévitation avortée.
Le maire change les noms des choses d’un trait de plume.
Pouchkine en pantalon blanc sera déporté
dans la Sibérie des lettres, dans les posthumes.

On descend en se pressant les églises à la cave
roulées dans des journaux comme des bouteilles de vin.
L’ange se cachera dans le trognon d’un chou-rave
sur l’étal du marchand, ou dans une grappe de raisin.


Néanmoins, il ne s’agit pas d’une poésie d’idées. Dinescu peint des tableaux tragiques avec des couleurs vives, en s’appuyant sur des images originales et fortes comme celle du prisonnier évadé qui reconnait les rayures de sa tenue de prisonnier dans les sillons des champs labourés :

Mon pays tondu comme un œuf
mon frère de solitude et de prison
octobre pèse dans la balance
et mes habits ont la semblance
de tes champs rayés jusqu’à l’horizon

Avec la chaux éteinte du visage fripé
ils ont repeint les granges. Les garnements
font de ton crâne des dés pipés.
Qu’ai-je à perdre ? Les années, les années seulement…


Précédée d’un court avant-propos d’Eugène Ionesco, elle est accompagnée de deux postfaces très intéressantes, qui soulignent la soif de poésie d’une population cadenassée par un pouvoir politique oppressif. La poésie n’est plus un jeu littéraire gratuit mais la réponse à un besoin vital de liberté, dont le poète se fait le héraut en assumant le risque des représailles contre lui-même et ses proches.
Difficile d’expliquer au lecteur occidental ce que peut être la réputation d’un poète dans une Roumanie confrontée à des difficultés et des peurs nullement métaphysiques. Celles-ci, contrairement à ce qu’on peut supposer, sortent la littérature de la zone du dérisoire pour la placer sur un piédestal et auréoler la figure du Poète, lu et écouté. La raison principale de la faim de littérature, de poésie, c’est qu’à la différence de la faim tout court, elle peut encore être assouvie, malgré la censure et la terreur morale, contre la laideur ambiante.

Les postfaces de Lucian Raïcu et d’Alexandru Papilian soulignent que la pression de la censure s’est progressivement faite de plus en plus forte sur Dinescu, dont les recueils étaient accueillis avec ferveur par la jeunesse roumaine. Son œuvre a d’ailleurs subi une inflexion très marquée, basculant d’une grande fraîcheur initiale à une dénonciation acerbe des réalités contemporaines. Dinescu, poète libre et insoumis, incarne désormais la rébellion, suscitant l’inquiétude de ses amis
L’art de Mircea Dinescu n’est plus accepté par le pouvoir. Le poète avait à se choisir : encenser le pouvoir ou se taire. Il a choisi l’inéluctable : le combat et se retrouve maintenant coupé du monde. (…) Résistera-t-il, Mircea Dinescu ? La question est inutile. Le cœur serré, j’en pose une autre : survivra-t-il, Mircea Dinescu ?

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