Gilpro 01/07/2008 @ 12:41:10
Un article du « Carnet et les Instants » m’a mis sur la piste du roman de Dragana Covjekovic et la recension de Sahkti m’a incité à emprunter celui de Jacques Neirynck. Il me semble intéressant d’amorcer une comparaison entre les deux, qui traitent du même thème par des voies très différentes.
Si le premier produit un choc dont le second laisse indemne, la chronologie n’est pas seule en cause. Neirynck a délibérément choisi le ton de la farce et de la fable. La caricature des personnages est telle qu’ils ne sont pas crédibles au premier degré, permettant une distanciation (ce n’est pas une critique, on peut difficilement croire en Charlot prenant la place d’Hitler pour arrêter l’invasion de l’Autriche, et pourtant…) Son esthète naïf, son führer de BD, son roi de carton-pâte, sont acteurs d’une Histoire vaudevillesque, dont les ficelles peu à peu se dénouent. L’amusement de les voir se duper les uns les autres, le dévoilement progressif de l’intrigue, prennent le pas sur l’émotion. Covjekovic, au contraire, place une jeune fille ordinaire au creux d’une tourmente qui la ballotte, sur laquelle elle n’a aucune prise, mais où elle s’efforce de préserver son authenticité, ce qui nous la rend proche et attachante. L’identification joue à fond, les émotions du personnage deviennent les nôtres.
Il en va de même pour les situations. Le Bruxelles de Neirynck, exsangue, peuplé de clochards, où les immondices ne sont plus évacuées, les services de base plus assurés en dehors du « District européen » et du ghetto musulman autogéré, les salaires plus payés hormis ceux des hauts fonctionnaires et des politiciens corrompus, est une allégorie du même ordre que la cité parfaite de Metropolis. Une Flandre marchant comme un seul homme derrière un « Leider » aux allures de Lambique (même si on découvre peu à peu qu’au fond elle n’y croit pas trop et si ledit Lambique se révèle en fin de compte humain), une Wallonie plus ruinée qu’une république bananière, ne sont évidemment pas plus crédibles. Ce qui n’empêche pas la caricature d’éveiller la réflexion à défaut d’émotion.
Le scénario imaginé dans « Dossier CD-09/3756 », bien qu’improbable, n’est par contre pas impossible et se fonde sur des éléments existants : l’extrême droite flamande, voyant son électorat grignoté par des formations (à peine) plus « propres sur elles », tente de reprendre la main en fomentant des troubles dans la périphérie bruxelloise par groupuscules interposés ; une famille turque périt dans l’incendie de sa maison ; la jeunesse turque de Bruxelles, chauffée à blanc par ses propres organisations d’extrême droite (complices ou manipulées) perpètre un massacre vengeur au Parlement et au gouvernement flamand (qu’on se rappelle les récentes échauffourées de Schaerbeek) ; profitant du vide du pouvoir central et régional, l’extrême droite flamande fait sortir au jour les taupes infiltrées dans l’armée, la police, les administrations, et s’empare du pouvoir ; elle croit prendre Bruxelles, capitale inaliénable de la Flandre, sans coup férir mais la ville résiste et c’est l’escalade, la guerre qu’on n’avait pas prévue…
Deux livres essentiellement différents mais complémentaires, Neirynck apportant sa vaste culture historique et sa connaissance du dessous des cartes politiques européennes quand Covjekovic met sa sensibilité, sa perception des êtres, au service d’une mise en garde citoyenne sur la situation de la Belgique. On la devine nourrie par l’expérience de Sarajevo mais sans doute aussi par d’autres sources, belges, expliquant pourquoi elle se cache derrière un pseudonyme et protège son anonymat.
Il est un domaine où tous deux se retrouvent : un humanisme intransigeant, nourri de spiritualité chrétienne chez Neirynck (Bruxelles est sauvée grâce à la méditation d’un ermite héritier de Ruysbroeck et à l’esthétisme naïf – au sens noble du terme – du narrateur), et agnostique chez Covjekovic (que la narratrice a hérité d’un père au socialisme tout aussi naïf).
Et un autre où ils se distinguent, la qualité de l’écriture : souple, fluide, elliptique, musicale, épousant les péripéties de la narration, la réflexion, les émotions chez Covjekovic, quand hélas elle est pataude chez Neirynck, appesantie de cacophonies, rythmes boiteux, subordonnées redondantes.

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