Lamanus 08/02/2005 @ 13:59:44
Courses

Le départ a été différé un temps parce qu’il avait oublié les sacs en plastique, il avait dû faire demi-tour et rentrer à la maison, monter à l’étage pour la rassurer, j’ai juste oublié les sacs, mais elle dormait déjà et il était redescendu les prendre dans la cuisine, il avait fermé la porte d’entrée derrière lui sans faire de bruit et donné un tour de clé avant de s’assurer qu’elle était bien verrouillée, puis il avait marmonné quelque chose d’indistinct — et c’était le vrai départ. Il a fourré les sacs dans le coffre de la voiture, il s’est assis et a mis en route, il a conduit lentement sans prendre de risque ; depuis qu’elle est tombée malade il conduit différemment, il se sent responsable, en charge d’elle, un jour elle lui a dit, qu’est-ce que je deviendrais sans toi, et ce n’était pas une question, il n’a pas répondu mais le soir il n’a pas trouvé le sommeil, il a pensé, avant ce n’était pas pareil, je la croyais indestructible, je nous croyais immortels et maintenant voilà ce qui arrive, moi non plus je ne sais pas ce qu’elle deviendrait sans moi, il n’a presque pas dormi, le lendemain matin il avait les yeux rouges et elle lui en a fait la réflexion, tu as des yeux de lapin — il y a des années qu’il élude son regard, depuis le jour où il n’a plus exprimé que de la souffrance, où les larmes que la douleur lui arrachait ont coulé de ces beaux yeux-là. Il a tourné à droite au feu, il a pris l’allée qui mène au parking et il a trouvé une place, il s’est garé en faisant ronfler le moteur comme un conducteur débutant — il songeait encore à ses yeux bleus, ceux qu’il avait possédés au début de leur relation et pendant toutes ses années de mariage, avant qu’ils ne deviennent gris cendre et que la pupille se dilate sous l’effet des médicaments et absorbe les trois-quarts des iris. Par association d’idée, à l’instant où il ouvrait la portière de la voiture et en sortait, il a pensé à son maquillage, il aimait la voir appliquer le crayon autour de ses yeux ainsi que la brosse pour le fard à paupières, il s’est souvenu avoir rangé la trousse dans le placard de la salle de bain sur l’étagère du haut, il lui avait proposé de la maquiller les premiers temps quand elle pouvait encore se redresser, avant qu’elle ne parte à l’hôpital, puis qu’elle en revienne sur les conseils du spécialiste, il n’y a plus rien à faire, je crois qu’il vaudrait mieux la ramener chez vous, elle le demande, l’ambulance l’avait transportée jusqu’à la maison, il attendait devant l’entrée, un large sourire sur les lèvres et dans le cœur une tristesse incoercible, on l’avait descendue sur un brancard et quand il l’avait rentrée à l’intérieur il lui avait dit, bienvenue à la maison chérie, elle avait faiblement souri, c’était déjà ça. Il a balancé les sacs dans le caddie et s’est dirigé vers l’entrée, il s’est tout de suite rendu compte qu’il avait la patte folle, la roue arrière droite tournait dans tous les sens et le chariot roulait en crabe, il a eu la flemme d’aller en changer — ce n’est pas une raison —, comme il a décidé qu’il ne se remarierait pas, même si ce n’est pas à l’ordre du jour — ce n’est pas à l’ordre du jour, il était horrifié, elle l’avait pris par le poignet presque suppliante (qu’elle idée lui était passée par la tête pour parler de ça), il faut penser à ton avenir, à l’après moi, jure-moi que tu te trouveras une brave petite femme, ce n’est pas une raison parce que je suis morte qu’il faut qu’on t’enterre avec moi, il avait voulu lui répondre qu’elle n’était pas morte mais ça lui était resté en travers de la gorge, il ne voulait tout simplement pas y penser —, ce chariot qui boîte lui rappelle sa femme qui meure, et en franchissant la porte automatique il a éprouvé un sentiment paradoxal pour son caddie. Il a jeté un œil sur les magazines féminins, elle est ravie quand il pense à lui en rapporter, elle les lit dès qu’elle en a la force, lorsque la douleur n’est pas violente au point d’appuyer sur la pompe à morphine et de sombrer dans une léthargie artificielle, il a feuilleté Elle puis Vogue puis Cosmopolitan et enfin Marie-Claire sans pouvoir se décider pour quelle grognasse en couverture il opterait, elles étaient toutes jeunes, anorexiques et putassières, qui peut aimer des filles comme celles-là ?, elle lui avait répondu, les jeunes hommes de notre époque, elle avait eu un sourire en coin, un de ces sourires dont il avait perdu jusqu’au souvenir, il lui en avait été reconnaissant, peut-être… mais mon canon de beauté c’est toi, elle avait encaissé le compliment en versant une larme, alors tous ces mannequins dorés sur tranche lui faisaient particulièrement horreur et il s’est mis à les imaginer atteints par la même maladie que sa femme, à les voir photographiés au même stade, sans cheveux, la peau sur les os, encore plus rachitiques, puant déjà la mort, et grimaçant de douleur, finalement il a choisi une revue au hasard tandis qu’une vieille toute branlante a embouti son caddie. Excusez-moi, mais il ne pouvait pas l’excuser, lui pardonner d’avoir son âge, d’avoir peut-être encore son mari auprès d’elle, ou non, peu importait, c’était même mieux si elle lui avait survécu, il lui en a voulu à cette vieille, à ses rides profondes, à son odeur de pipi de chat, à son manteau râpé, à sa voix chevrotante, à ses chaussures en toile découpées sur le côté pour dégager les oeils-de-perdrix des petits orteils, à son cabas minable dans le chariot, à ses cheveux tirés en arrière en un chignon qui n’avait rien à envier à la Tour de Pise, à ses lunettes à double foyer et aux yeux de grenouille qui papillonnaient derrière, à la peau fripée de ses poignets avec une antique montre en or au gauche et, pour finir, au gaz qu’elle n’a su réprimer en s’éloignant, il lui en a tellement voulu de ne pas être sa femme dans trente ans qu’il l’a traitée de vieille salope — vieille salope. Depuis qu’il fait la cuisine, il a simplifié les repas, purée, steak, pâtes, fruits au sirop. Il a trouvé son bonheur sans chercher, il connaît chaque rayon par cœur, avant c’était sa femme qui faisait les courses et cuisinait, jamais il ne l’accompagnait ni ne l’aidait, lui, son rôle, c’était de gagner l’argent du ménage et ça avait quelques compensations, il pouvait par exemple se plaindre de la qualité d’un plat ou lui faire des reproches sur les sommes dépensées au supermarché, et toujours elle acceptait, toujours elle était la gentille femme, l’épouse modèle, elle se faisait pardonner en le câlinant et il aimait ces moments-là, mais à présent les rôles étaient inversés, c’était à lui de prendre en charge le quotidien, il avait laissé tomber son travail pour accompagner sa femme, doux euphémisme, ça avait été la condition pour qu’elle revînt à la maison, il n’avait pas les moyens de s’offrir une aide médicale à domicile, il s’était arrangé avec son patron pour se faire licencier et depuis il vivait avec les allocations chômages, il savait que certains des voisins l’appelaient déjà le chômeur avec cet air de fausse pitié qu’ont les médisants mais il s’en foutait comme de l’an quarante, il les saluait même avec plus d’ostentation et quand un d’eux se hasardait à lui demander des nouvelles de sa femme il le regardait droit dans les yeux avant de répondre, elle meure à petit feu, c’était sa vengeance personnelle de le voir baisser la tête et s’esquiver la queue entre les jambes, ensuite il était triste le reste de la journée. Il a rempli le caddie et, à la caisse, il s’est retrouvé dans la même file que la vieille dame qui l’avait tamponné, juste derrière, elle lui a paru plus petite et ratatinée encore, sa présence, comme une fatalité pour lui rappeler que sa femme n’arriverait jamais à cet âge-là, lui a semblé une provocation, un défi que lui lançait le sort, il a une nouvelle fois pensé à sa femme, il s’est dit qu’elle serait peut-être morte quand il rentrerait et il en a ressenti un soulagement indigne, une consolation coupable qui a accentué son aversion pour la vieille devant lui. Il a poussé son chariot brusquement dans ses jambes et elle s’est affaissée avec un petit cri de souris prisonnière d’une tapette, sa tête a cogné par terre, la caissière s’est levée en hâte et s’est précipitée pour lui venir en aide. Il a rangé le caddie après avoir déchargé les courses dans le coffre de la voiture, il a récupéré sa pièce de monnaie et l’a mise dans la poche de son pantalon, il est retourné à la voiture en pensant, ça lui fera une distraction quand je lui raconterai l’histoire de la vieille qui s’est étalée de tout son long et les secours qui sont venus et l’ont emportée, il a mis le contact, il a décidé de lui dire que c’était une jeune, plus jeune qu’elle, bien dix ans de moins au bas mot, et qu’elle avait reçu un mauvais coup sur le crâne en tombant, elle saignait des oreilles, ce n’était pas vrai mais il le rajouterait, elle était peut-être morte dans le camion des pompiers en allant à l’hôpital, lui dire, tu vois la vie est belle, nous sommes là tous les deux, nous avons de la chance, lui dire, je t’aime et aller préparer le repas.

Tistou 08/02/2005 @ 15:32:14
Bonheur et joie de vivre. Euh, non! Excuse moi Lamanus, je me suis trompé de rubrique!
Bien grave le sujet, et bien servi par l'écriture. Des phrases longues de six pieds de long qui reflètent bien les tourments de l'âme de notre homme. Confusion mentale dûe au désespoir programmé, oui ton écriture rend bien cela.
Reste à espérer que ce soit pas totalement autobio, ou alors avec des louches en plus.
Bienvenue à Vos Ecrits, car il me semble bien que c'est la première fois qu'on y voit un texte à toi, et c'est une réussite.
Si ça n'est pas trop tard, on peut te convier à ça :
http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…
Tu as le temps de réfléchir à ça :
http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…
et tu peux jeter un oeil à ça (je me suis dit que jamais 2 sans 3!) :
http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

Merci pour ton texte.

Tistou 08/02/2005 @ 15:32:55
que ce NE soit pas

Evaetjean
avatar 08/02/2005 @ 16:01:33
C'est beau, fort, émouvant, triste, effroyablement triste. Mes mots sont bien petits par rapport à ma pensée. Vraiment, c'est superbe

Tistou 08/02/2005 @ 16:09:02
C'est beau, fort, émouvant, triste, effroyablement triste. Mes mots sont bien petits par rapport à ma pensée. Vraiment, c'est superbe

Tu veux dire ; tes maux, Eva?

Killgrieg 08/02/2005 @ 16:09:02
C'est bien écrit; style, rythme, phrases bien senties, détails finement observés.
C'est mon univers; cynique, sombre, sans pitié, mais plein d'humanité.

Alors pourquoi, bordel, j'ai pas eu le frisson?

S'il te plaît, envoie un autre morceau.
Faut qu'je sache

Evaetjean
avatar 08/02/2005 @ 16:14:46
non, mes mots M-O-T-S. mes maux ont s'en fout un peu quand même !!! je voulais dire que je ne trouvais pas les mots pour dire combien c'était beau !

Kilis 08/02/2005 @ 21:35:06
Lamanus, d’abord heureuse que tu participes à nos écrits et te dire que, comme plein d’autres, j’apprécie beaucoup tes critiques de livres.

Bon, mon commentaire sur ce texte.
Y a pas à dire c’est fameusement bien écrit, oui, et de l’émotion - de la vraie avec montée des larmes- j’en ai éprouvé jusqu’à peu près la moitié du texte et puis… et puis non, elles n’ont pas coulé les larmes, se sont résorbées sans raison apparentes. Alors, comme Killgrieg, je me demande : pourquoi ça ?

Je tente une explication : je crois qu’en tant que lecteur, je m’attendais à trouver, à un moment donné, un changement de rythme, une rupture qui aurait permis au texte de s’ouvrir sur autre chose, je ne sais pas quoi, une aération, une diversion... Oui, c’est ça, pour moi ce texte a besoin d’une fenêtre parce que, comme dans la vie, quand c’est trop…ben c’est trop et qu’on peut plus… sinon on s’asphyxie. Voilà

Maintenant, tu pourrais me rétorquer que ton but n’était pas d’amener le lecteur à pleurer, soit, n’empêche que …

Au plaisir d’en lire un autre de toi.

Olivier Michael Kim
08/02/2005 @ 21:37:37
J'ai bien l'abiance, le style...

Franchement, je trouve les phrases longues, bien que lisibles. Et les paragraphes? Tu as du oublier de les découper ;-)

Pour conclure : J'ai bien aimé.

Benoit
avatar 08/02/2005 @ 21:46:48
C'est touffu mais tout s'enchaîne sans accroc (par contre, j'ai été un peu déboussolé sur le passage du regard : je ne savais plus de quel regard il s'agissait).
Style simpe, sans rond-de-jambe, ce qui lui donne toute cette fluidité. Et cela s'accorde très bien aux pensées du narrateur.

Sahkti
avatar 09/02/2005 @ 11:18:26
Lamanus, une fois de plus, ta plume fait mouche. Même si ce texte est peut-être moins retravaillé ou peaufiné que ce que j'ai lu de toi ailleurs, le charme agit. J'ai retrouvé chez ton narrateur certaines impressions ressenties avec "ta" petite Francine. La même rage sourde pour supporter le malheur comme on peut, la même manière de cacher ses drames sous des allures odieuses.
Rage et désenchantement entre les lignes, dans un style simple et efficace, car c'est celui de tous les jours, celui qu'on ressent.

Bon, je crois que ça vaudrait sans doute la peine que tu le corriges un peu, que tu le rendes plus fluide, mais juste un peu hein, pas plus! Parce que sinon, c'est plein de vérité et tu traduis bien cet état d'esprit lié à la maladie et l'issue inéluctable.
J'ai été particulièrement touchée par le passage où il répond à ses voisins que sa femme meurt à petit feu, jubilant d'une vengeance personnelle devant leur tête baissée. Bigre, comme tout cela est bien vrai! Cruellement vrai! Et qu'on a envie de gueuler aux gens autour de soi quand ils restent là comme deux ronds de flanc qu'ils sont cons! Tout est dit en quelques mots, efficacité je le répète. Idem avec la petite vieille à qu'il refuse de pardonner un choc de caddie. Tout passe en quelques mots.

Allez allez, j'en veux encore :)

Sibylline 10/02/2005 @ 20:20:48
J'ai d'abord été frappée par l'écriture, les phrases très longues, constituées de parcelles si brèves, les verbes tous au présent. Cela nous transmet la sensation de "nez dans le guidon" qui doit bien être celle du personnage. Soudain, on pense comme lui. Un présent après l'autre.
Et puis, il y a du passé tout de même, des phrases plus longues, moins tendues, plus libres, ce sont les souvenirs et c'est bien dans cet esprit là qu'ils sont transmis.
Du futur, il n'y en a pas. Logique.
Il y a des images qui me resteront: "la pupille se dilate sous l’effet des médicaments et absorbe les trois-quarts des iris" pour le mot "absorbe", "une tristesse incoercible" entre autres.
J'ai trouvé que "il s’est tout de suite rendu compte qu’il avait la patte folle," était un peu maladroit parce que, là où il est situé, cela semble dire que c'est le personnage qui a la patte folle.
Je pense que tu as vraiment très bien raconté cette histoire puisque tu nous as fait y croire et ressentir pratiquement ce que l'on aurait ressenti si on avait vu la scène. J'ai marché à fond. J'ai ainsi trouvé atroce l'aventure de la vieille dont est fait dès le départ un examen clinique si totalement dénué de compassion. C'est dingue que quelqu'un puisse en vouloir à un autre, simplement de vivre, mais puisque tu le dis, cela doit arriver tous les jours. Cette haine impitoyable. Elle colore tout le récit. Le type blessé est devenu une brute, de douleur.
Je suis la petite vieille. J'ai 85 ans, j'ai des os de verre, ma tête a heurté le carrelage du magasin et je ne suis pas allée plus loin. Avant, j'écrivais de la poésie. J'allais au café, j'y retrouvais des amis. On dansait. On refaisait le monde. On rêvait d'échapper à la guerre et à la misère. J'écrivais des chansons. Je faisais de la politique. J'ai eu des enfants, mais ils sont loin maintenant. Mes amis sont morts. Je n'ai plus le coeur à écrire. Je reste des heures prostrée devant ma fenêtre. Parfois, après une heure d'arnachement, je sors péniblement. Je vais au supermarché. Heureusement que je n'ai plus guère d'appétit, parce que je n'ai plus guère d'argent non plus. Tout à l'heure, un homme m'a insultée. Il m'a fait peur, moi qui n'avais peur de rien! Mais c'est fini maintenant. Je ne sortirai pas de cet hôpital.
L'enfer, c'est les autres?
Un texte dont je me souviendrai en tout cas.
PS: tu as écrit 2 fois elle meure au lieu de elle meurt.

Lyra will 15/02/2005 @ 11:43:41
...il est dur, ce texte.
Dur, mais comme Kilis, très souvent les larmes me sont montées aux yeux, sans jamais couler, je ne sais pas bien pourquoi.
C'est bien écrit, c'est triste, et l'image des pupilles m'a marquée moi aussi, comme celle des magazines.

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