Patrick Rambaud par Jules, le 23 février 2001

Patrick Rambaud est l'auteur de très nombreux livres dont " La Bataille " qui a obtenu le Prix Goncourt en 1997, ainsi que le Grand Prix du Roman de l’Académie française.

L'écriture de Patrick Rambaud est superbe, évocatrice et condensée. " La Bataille " traite de la bataille d'Essling en 1809 qui s'est livrée aux portes de Vienne. " Il neigeait " nous raconte l'avancée vers Moscou, l’incendie de la ville, la retraite et la traversée de la Bérésina. Cela se passe en 1812. À la fin du livre, nous sommes en 1813 et l'Empereur a reconstitué une nouvelle armée et est reparti en campagne.

Quel est votre sentiment vis-à-vis de l'homme qu’était Napoléon
Je vous répondrai " aucun ". Je fais comme Alexandre Dumas avec ses personnages historiques : je ne juge en rien, je le raconte comme il est. Au fil du récit, il montre des aspects tout à fait différents de lui-même, mais ce n’est pas voulu par moi, cela ressort de ses actes ou de ses paroles.

J'ai également lu le " Napoléon " de Max Gallo, très bien fait par ailleurs, mais tout est vu de plus haut, à la hauteur du regard des grands. Chez vous, on a vraiment l'impression de regarder à la hauteur des hommes, des petits, de ceux qui marchent dans la boue, dans le sang. C’est comme une série de gros plans de caméra.
Oui, c’est tout à fait voulu. Même quand l’Empereur intervient, c'est l'homme qui marche ou parle, pas le mythe. J’ai voulu faire ces livres comme étaient faits les films de Renoir, comme celui qui a été fait sur la Marseillaise. Je m’attarde beaucoup sur des personnages secondaires comme d'Herbigny, simple capitaine, comme les acteurs de théâtre qui suivent les troupes, le domestique Paulin, le secrétaire Roque et bien d'autres. Mais je tiens à insister sur le fait que ce ne sont pas des personnages imaginaires. Ils étaient vraiment là lors de la retraite de Russie. Tout est un travail de documentation, mais ce que je raconte est vrai, ce n'est pas du roman. Les paroles prononcées par l’Empereur l'ont été et ce que je décris s'est passé.

Déjà dans " La Bataille " vous nous montrez un Napoléon menteur, comme lors de la mort de Lannes. Juste avant de mourir Lannes avait demandé la paix pour le peuple. À peine Lannes mort, dans les bras de Napoléon, celui-ci se tourne vers un secrétaire et dit " écrivez ! Le Maréchal Lannes. Ses dernières paroles. Il m’a dit : " Je désire vivre si je peux vous servir. Ajoutez : Ainsi que notre France. "
Napoléon a été l'inventeur de la propagande moderne. Il ment tout le temps ou met des événements en scène, comme sur le pont d'Arcole, son drapeau à la main. Ce n'était pas lui, mais il l’a fait consigner ainsi. Le tableau de son couronnement en est un autre exemple. Sa mère figure sur la toile, alors qu’elle avait refusé d’y assister ! Les bulletins envoyés de l’armée pour être édités à Paris sont tout à fait à côté de la réalité et le peuple le sait : il les appelle " Le petit menteur ". Il est tout à fait vrai qu’il est très courageux, mais il en remet quand cela peut frapper les imaginations, augmenter sa gloire.

Pendant la campagne de Russie, à deux reprises il émet l'idée d’aller jusqu’aux Indes ?
Oui, c'est vrai. Il a toujours été tenté par l'Orient. C'est en fonction d'Alexandre le Grand par lequel il était fasciné. Déjà en 1795, plutôt que de devoir aller en Vendée, il avait demandé d’être nommé général d'armée pour aller en Turquie. Or, il s'éloignait alors bien plus de Paris et du pouvoir…

Vous nous montrez une armée pitoyable, aux vêtements disparates, aux hommes découragés, affamés, non payés, las, traînant les pieds, sans entrain.
Mais c'était la vérité. Bien souvent ils étaient habillés avec des morceaux d’uniformes pris aux ennemis à défauts d'en avoir un en état. Les baudriers blancs étaient blanchis à la craie, alors vous pensez ce que cela donnait après la pluie ! Ces soldats ne sont bien souvent là que pour gagner de l’argent et ils ne sont pas payés. Seule la garde et quelques régiments d’élites avaient un mental différent. Mais ils bénéficiaient aussi de traitements de faveur en ce qui concernait la nourriture et les montures. Les désertions étaient nombreuses, ainsi que les blessures volontaires et même les suicides ! Ne parlons pas des troupes dites " alliées ".

C'est un autre élément qui frappe le lecteur. Cette armée de 500.000 hommes ne comprend environ que 150.000 Français !
Et encore, péniblement rassemblés ! Nombreux étaient ceux qui faisaient tout pour échapper à la conscription. La France était déjà fatiguée, pleines de veuves et d’orphelins. En 1813, on ira jusqu'à prendre des adolescents à la sortie des écoles ! Lors de la campagne de France, une bonne partie des troupes était composée de jeunes ne sachant même pas tirer, ni recharger un fusil ! Napoléon croyait en ses soldats d’Espagne, du Portugal, du Bade Wurtemberg, d’Italie.

Mais c’est de l'aveuglement !
Tout à fait, mais il est bien souvent hors de toute réalité. Son caractère fait aussi que personne n'ose lui dire la vérité. Il plane au-dessus du réel. Il ne connaît pas, ou ne veut pas connaître, la vraie situation. A Moscou, loin de tout, coupé quasiment de ses arrières par des populations ennemies ou peu enclines à l'aider, il commande 30.000 chevaux et du fourrage pour toutes ces bêtes ! Mais il est totalement impossible de les trouver, l’un comme l'autre, et tout le monde le sait. D’ailleurs, personne n'essaye !

En plein incendie de Moscou, il dicte des ordres concernant les théâtres !…
Oui, parce qu’il ne peut s'empêcher de vouloir tout contrôler ! Même à l'île d'Elbe il ne cesse de donner des ordres quant à des plantations d'oliviers ou de chênes, des travaux à faire… Il faisait même modifier des vers de grandes pièces comme celles de Racine s’il voyait un quelconque danger dans ceux-ci contre son pouvoir. La censure régnait partout. Par contre, il dictait sommairement, les secrétaires devaient mettre en forme et il ne relisait jamais rien avant de signer.

Il croit vraiment qu'il contrôle l'Autriche par son beau-père interposé, il croit vraiment qu’Alexandre est son " frère " et fera la paix. Il semble, par moments, incroyablement naïf !
Tout à fait ! Il est vraiment convaincu que le Tsar va signer la paix, car il croit en l’amitié de cet homme, alors que Caulaincourt, ancien ambassadeur en Russie, lui a assez dit le contraire. Il connaissait très bien l’histoire de Charles XII de Suède, mais était convaincu que, pour lui, les choses seraient différentes ! C’est un homme de grandes fulgurances, mais pas de simples raisonnements. Dès qu'il s’agit de sa personne, son jugement est faussé. Il dit à Caulaincourt, lors de sa fuite de Russie et de son retour en France, qu'il va visiter son pays pendant des mois. Qu'il va visiter son peuple, voir les travaux à faire dans les régions pour améliorer sa vie, mais il n’aura jamais le temps de le faire. Il ne connaît pas son peuple. Ne voyez pas dans ce que je dis l’ombre d’une prise de position anti-napoléonienne ! Ce n’est que la vérité qui ressort des archives compulsées. Tout vient de la documentation compulsée et recoupée. J'ai même lu cette phrase dite par lui et rapportée par différentes sources : " Combien d'hommes avons-nous encore à dépenser ? ". L’anecdote du soldat déjà gelé et qui a la mâchoire plantée dans la cuisse d'un cheval est vraie aussi, comme tout le reste. C'est l'avantage de compulser les archives soi-même, j’y trouve des choses que d’autres ont jugées secondaires alors que moi j’y vois un portrait à faire.

Napoléon en Russie semble un homme très fatigué et assez mal.
Il est assez malade. Non seulement son estomac lui donne des soucis, mais la gale aussi. Il l'avait attrapée au siège de Toulon. Elle lui avait donné des chatouillements terribles et avait évolué en un eczéma important. C'est vrai que c’est déjà un homme diminué physiquement. Il n'empêche que son caractère est toujours resté en gros ce qu’il était, avec peut-être un peu plus d'aigreur avec la santé qui décline. Après la bataille de Russie Napoléon commence aussi à comprendre qu’il est loin d’avoir fondé une dynastie.

Dans votre livre, Napoléon nous dit qu’il haïssait la Révolution.
C’est exact et il s’accorde le crédit de l'avoir tuée et d'avoir rétabli l'ordre. C’est un fait historique qu’il a pensé défendre Louis XVI, si celui-ci s'était mieux défendu et s’il n'avait pas tenté de quitter le pays.

Comment expliquer que cet homme, qui a rendu la France exsangue, peut abdiquer puis revenir en triomphateur de l'île d'Elbe ?
D'abord, il choisit bien sa route en évitant la Provence où il avait bien plus d’ennemis que de partisans. Il passe par les Alpes et Grenoble au lieu de prendre une route plus facile. D'autre part, il a été aidé par les énormes erreurs de Louis XVIII. Celui-ci n’était pas un mauvais homme, ni idiot, mais a été très mal conseillé et avait aussi une mauvaise santé. Son retour au pouvoir a vu revenir toute l’ancienne noblesse. Celle-ci s’est à nouveau emparée de tous les postes et les choses ont recommencé comme auparavant. C’était une lourde erreur ! Napoléon a profité de ce mécontentement assez général.


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