Gérard Mairet par Agnès Figueras-Lenattier, le 17 octobre 2018

Gérard Mairet, 75 ans a été professeur de philosophie à l'Université Paris 8 au département de science politique et a enseigné aux universités d'Ottawa et de Yaoundé dans les années 70 et 80 et à Los Angelès dans les années 90. Il a écrit de nombreux ouvrages et a traduit la version intégrale et inédite du "Léviathan" de Thomas Hobbes. En commentant également des auteurs comme Adam Smith, Jean Bodin, Jean-Jacques Rousseau, il a renouvelé l'étude de la souveraineté. Il traite de son origine, de sa structure, de son dépassement. Son dernier livre s'intitule " Politique du western". Ecoutons-le parler de ce genre cinématographique.

D'ou vous est venue l'idée d'écrire un livre sur le western ?

Les 3, 4 dernières années, lorsque j'ai enseigné à la faculté, dans un département de sciences politiques, j'ai fait un cours sur le western. L'idée de ce livre est venue de là d'une part, et d'autre part de la vision que j'ai acquise du western. Cela fait très très longtemps que je m'intéresse à ce genre là, même avant d'être professeur de philosophie.

Est-il fréquent qu'un professeur de philosophie parle de western à ses élèves?

Ce n'est peut-être pas très fréquent mais cela existe, notamment en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce sont surtout des spécialistes d'esthétique cinématographique ou de ce genre de domaines qui en parlent. J'ai lu des livres sur le western faits par des Britanniques et des Américains qui manifestement étaient des philosophes et dont je me suis servi pour mon ouvrage.

Avec quel oeil regardez-vous les westerns?

Un œil qui va au-delà de l'anecdote et qui cherche à se diriger vers le nœud de l'histoire. Pourquoi le film est-il constitué de tel ou tel élément? Qu'est-ce qu'il y a derrière? Qu'est-ce que cela veut dire?. Un cow boy comme on les appelle à tort, rencontre un Indien. Le cow-boy flingue l'Indien. On n'est pas étonné mais pourquoi le tue t-il? Quel est l'enjeu de cette bagarre? Or l'enjeu est pensable philosophiquement. La philosophie n'est pas pour rien dans le discours westernien. Les histoires racontées ne sortent pas de nulle part. C'est la conquête d'un territoire avec ses régulations et ses motivations. Vous savez que le western est le genre cinématographique le plus répandu, le plus fort, le plus lourd. C'est lui qui a fait la finance de Hollywood. Dès le début de 1880, les cinéastes se sont mis à raconter des histoires de westerns, des histoires de conquête.

Au cours des années vous avez du affûter énormément votre regard!

Oui. Lorsque l'on regarde des films on commence par les aimer, puis on les retourne dans sa tête, et l'on finit par réfléchir à la signification surtout en tant que spécialiste de philosophie politique. Je cherchais l'explication du discours cinématographique dans le western. J'ai fini par avoir une idée et construire une explication de ce qu'est le western. Celle-ci est d'ailleurs unilatérale car il en existe d'autres mais pour moi il règne une philosophie politique au sein du western.

Quelle définition donneriez-vous du western?

C'est un récit qui raconte la fondation des Etats-Unis. Une fondation qui repose sur le génocide indien et de manière générale cela parle de la création de la république américaine. De ce fait, ce sont des histoires qui représentent l'implantation de la loi dans l'Ouest. C'est à dire dans des lieux où la loi n'est pas présente. Ou en tout cas s'il y en a une, ce n'est pas la bonne. De ce point de vue, on trouve de la philosophie. L'idée de la loi ne vient pas de n'importe où. Il existe une métaphysique immanente qu'elle soit consciente ou pas. Ceux qui écrivent les romans, ceux qui à partir de là écrivent les scénarios, et ceux qui les mettent en scène ne sont pas forcément conscients que derrière se cache une origine dans le système philosophique occidental. C'est cela que je raconte dans mon livre. Je m'explique sur la nature de cette philosophie et sur son fondement qui est parfaitement réel.

C'est à dire?

Comme par hasard la philosophie politique de la conquête et du droit de conquête et plus généralement du droit international, a été fondée par les Européens à partir du début du XVIè siècle. Très exactement dans la foulée de trois décennies suivant la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Des questions se posaient alors aux Européens : Quel droit a t-on de conquérir? Qui sont les gens présents sur place? Est-ce que ce sont véritablement des humains? La question est présente sérieusement pour certains. Sont-ils par nature voués à l'esclavage? C'est une théorie qui a existé, qui a été défendue et qui a son origine dans une lecture déformée d'Aristote. Comment fait-on si cela est possible pour faire une république là-bas avec les "sauvages"?

Le western répond-t-il à ces questions?

Oui. J'explique que le Blanc a le droit de conquérir, et non l'Indien. Le sauvage ne peut pas entrer dans la république que le petit Blanc est en train d'installer. Donc, une exclusion de celui que l'on appelle à l'époque l'Indien se fait sentir. On ne peut échapper à l'imprégnation dans le discours et après dans la constitution des Etats puis des Etats-Unis. Un des grands problèmes des Américains dans les années 1870, a été depuis le tout début du XVIè siècle, époque où l'on a découvert des "sauvages", de savoir dans quelle mesure s'applique ou ne s'applique pas le droit international. C'est un débat qui a duré pendant deux, trois siècles. En mars 1871, une décision a été prise, stipulant que les Indiens n'avaient plus aucune souveraineté. Ces individus sont comme vous et moi, sauf que ce sont des "sauvages" et qu'ils ne peuvent agir. La république américaine étant en cours de constitution, il y avait à l'intérieur de cette nation américaine artificielle des nations dites naturelles qui étaient des nations indiennes dans la nation. Petit à petit, à partir de 1830, les textes ont commencé à affirmer qu'il fallait mettre les Indiens dans les réserves, les externaliser à l'intérieur pour finir par dire " Il n'existe plus de tribu, il n'existe plus rien. Il n'y a qu'une nation c'est l'Amérique" et l'on sait ce qui s'est passé. On ne peut pas selon moi comprendre le sens du western si l'on écarte cette dimension politique dont l'origine historique vient des modalités et des procédures de conquête , de soumission et d'extermination des Indiens.

En quoi le western amène t-il à la philosophie politique?

A mon sens, le motif westernien est un récit du contrat social et parle d'une série d'événements qui sont en fait la métaphore de la révolution. Une révolution c'est ce qui fonde un Etat. C'est ce qui le refonde ou le remet sur les rails. Le western raconte la fondation de la souveraineté sur l'Amérique du Nord. Les Américains n'ont pas de théorie du contrat social. Ils possèdent la théorie de la frontière qui est d'une certaine manière l'idée américaine du contrat. Les philosophes du contrat social ce sont les philosophes européens du droit naturel de Grotius, Hobbes à Rousseau en passant par Locke et autres. Des petits et des grands. Et que font ces philosophes? Ils racontent comment on fonde la république, l'Etat, la souveraineté en excluant le naturel, la dimension de la nature. Ce que dans le langage philosophique, ils appellent " L'état de nature". Le thème du contrat est une idée qui a voyagé autour de la planète surtout dans la zone dite occidentale. Un contemporain comme Rawls a écrit une sorte de remake des théories libérales du contrat philosophique tels que les philosophes classiques européens l'ont écrit. Ce n'est pas du tout comme cela que je l'entends. Le western développe l'idée que les Indiens relèvent du domaine de la nature alors que la civilisation, l'Etat, la république représente le corps civil. Turner dit que la frontière c'est la différence entre la sauvagerie et la civilisation. L'histoire est entièrement politique et morale, la question étant de savoir qui est américain. Lorsque les européens arrivent là et s'installent, ils n'ont plus de patrie car ils ont quitté leur pays. Ils n'en n'ont toujours pas car des gens habitent là. Ce sont des "sauvages". Ils disent " On va faire la guerre aux "sauvages" et l'on va s'installer." Mais pourquoi veulent-ils s'installer, fonder la colonie, la république et proclamer leur souveraineté sur le territoire conquis. Parce qu'ils veulent devenir Américains. Or pour devenir Américain, il faut éliminer les Américains d'origine.

Le western montre cet état de fait en déformant quelque peu la réalité!

C'est très libre oui. C'est le mythe dans le sens premier du mythe. C'est pourquoi l'on trouve cela sympa. Il règne de la mélancolie, du romantisme. Owen Wister un grand écrivain et l'un des fondateurs dans le genre cinématographique du western intitulé "The Virginian" explique vers 1900 dans le roman à la base du film qu'il fait le récit d'une aventure romantique. Le romantisme au sens du XIXè siècle. Il a raison; c'est le récit de la mélancolie de la fondation. On nous raconte comment cela s'est passé autrefois, donc on n'est pas surpris lorsque l'on regarde un western de trouver des Indiens dedans. L'on en trouve quasiment toujours et on les observe se fondre dans la masse des Blancs. Puis, disparaître en tant qu'Indiens ou purement et simplement et être éliminés

Y a t-il film qui a provoqué en vous un déclic vous inspirant toutes ces réflexions?

Oui " Shane" un très beau film de George Stevens, avec un excellent acteur. On voit s'avancer descendant au pied de la montagne un cavalier appelé Shane. Il arrive dans une petite ferme où se trouvent un homme, une femme et leur fils. C'est un tueur mais un gentil tueur qui au départ était venu là par hasard pour chercher de l'eau. Or il sympathise avec cette famille, joue avec l'enfant, est attirée par la femme et réciproquement et finit par apprendre ce qui se passe dans ce village. Le gros propriétaire veut la peau de ces petits fermiers qui veulent s'installer là, créer un village, monter une école, une église. Le puissant veut supprimer toutes ces initiatives et a fait appel à un tueur professionnel. C'est effectivement ce qui se passe. Mais Shane se révèle le meilleur tueur et finit lors d'un duel dans un bar par flinguer le tueur sollicité et son commanditaire. Il a donc éliminé les méchants puis est reparti seul. Qu'est-ce qu'il a fait? Il a rétabli l'ordre et la loi dans le village. Le western c'est cela; l'établissement de la loi. D'abord on extermine les indiens puis les méchants. Sont présents les purs méchants, les voleurs, les assassins, les violeurs, les aventuriers. Parmi les méchants, les gros propriétaires. La question de la propriété est au cœur du western.

Il existe des westerns pro et anti indiens!

A partir de 1950, s'est produit un retournement dans les récits. Une volonté des réalisateurs comme dans " La porte du diable" ou " la flèche brisée" de réhabiliter la cause indienne et de ne plus cacher le génocide. Ou en tout cas d'en faire un récit plus clair. "La porte du diable" est un film magnifique englobant un scénario extraordinaire. Le film parle d'un Indien à qui le Congrès a décerné la médaille d'honneur pour son combat lors de la guerre de Sécession. Le voilà retrouvant son petit lopin de terre dont il est propriétaire. On voit comment il se fait déposséder parce qu'il est Indien. Le décret de Lincoln datant de 1962 qui autorise les petites gens à acheter à bas pris des terres et à les cultiver exclut les indiens de ce droit à la possession. Symboliquement c'est très puissant, et l'on comprend pourquoi ce film n'a pas eu un énorme succès… La fin renverse la situation habituelle du western. En effet, d'habitude l'on voit les indiens en train d'assiéger une ferme de Blancs en y mettant le feu. Là c'est l'inverse. C'est l'armée américaine qui arrive et qui met le feu au ranch de l'Indien

Les Noirs sont très peu présents!

Oui, peu de films mettent en scène des Noirs, même si deux films de Ford assez symboliques me reviennent en mémoire où les Noirs sont présents. L'un est un très bon film, l'autre est moyen. " The Sergeant Rutlage " le moins bon montre un militaire de carrière accusé du viol d'une femme blanche. Or ce n'est pas lui, mais tout est prêt pour le pendre car c'est un Noir. Dans l'autre film "L'homme qui tua Liberty Valence" il faut changer un territoire et le transformer en Etat et il faut envoyer quelqu'un à la Convention. Il faut donc faire voter les gens. Les femmes ne votent pas et les Noirs non plus. Le Noir garde le bureau de vote, tout le monde défile pour aller voter, pas lui. Je ne sais pas vraiment pourquoi on ne parle pas des Noirs. J'ai simplement une hypothèse. Les Noirs sont importés et ne sont pas américains alors que les Indiens si. Les Américains d'origine ce sont eux et il faut les dégommer. Quant aux Noirs, leur destin est déjà scellé puisque ce sont des esclaves. Le western parle rarement de cela. Il en parle de temps en temps, mais il n'est pas fondé là-dessus. Il est fondé sur l'extermination des indiens et des méchants.

Les femmes ne sont pas non plus à l'honneur!

Non effectivement; c'est sacrément machiste. Il existe cette thématique dans mille et un western où l'union entre un blanc et une indienne n'est pas possible. Et cela subsiste encore. C'est vrai aussi entre un indien et une blanche y compris dans le film de Kevin Costner "Danse avec les loups' qui m'a sacrément énervé. C'est une vraie catastrophe. D'abord c'est démagogique esthétiquement, tout le monde il est beau tout le monde il est méchant. Si on analyse bien le scénario que se passe t-il? Un type prend pension dans une tribu indienne et finalement s'acoquine avec une blanche et se sauve avec elle. Non seulement il ne se marie pas avec une indienne, mais il va avoir des enfants avec la blanche. Alors qu'il a passé 10 ans chez les indiens avec une belle description de la beauté de cette vie. Le film n'est pas capable de faire naître un mariage entre un Blanc et une Indienne qui dure. Des mariages se mettent en place, mais ne se prolongent pas. Par exemple dans " La flèche brisée" l'Indienne mariée à un blanc est tuée à la fin. L'histoire ne va jamais jusqu'au bout. On n'est pas fichu de faire un film où il existe un amour durable, véritable, institutionnel, reconnu avec des enfants … C'est pourquoi je déteste "Danse avec les loups" que je trouve démagogique et faux. Je raconte d'ailleurs dans mon livre ce que Kevin Costner a fait aux Indiens. Il s'est approprié une contrée indienne et en a fait un centre touristique comprenant un golf, une piscine etc. Cela a été dénoncé par les Indiens eux-mêmes. Il a fait un film pour ramasser des milliers de dollars pour ensuite déposséder les indiens et en faire quelque chosez d'ultra chic. Il a fait 7,8 ans après ce que d'une certaine manière, il dénonçait dans son film. Hallucinant.

Quelle est pour vous la différence entre les films des années 50 et maintenant?

J'ai beaucoup de mal avec les westerns actuels et ceux qui ne sont pas américains. Les films de Sergio Léone par exemple je n'aime pas trop. Ford j'ai beaucoup d'admiration pour lui, mais je n'aime pas. Pour moi, cela s'arrête vers les années 1990 avec notamment ce très beau film de Clint Eastwood " Unforgiven". Je ne comprends d'ailleurs pas comment un cinéaste si génial a pu produire ces dernières années des idioties pareilles. Pour moi, les grands ce sont Budd Boetticher, Ford, Peckinpah, Antony Man, André de Toth car ils offrent des cadres généraux de ce que sont les affaires humaines. Ce sont des métaphysiciens qui ont une idée sur le monde et cela se reflète dans leurs films. Ils cherchent à expliquer la nature humaine, et la nature des choses.

Vous avez du passer des heures à regarder des westerns!

J'ai vu les mêmes des dizaines de fois A chaque fois, je découvrais quelque chose de nouveau et je me disais " Tiens j'ai oublié cela. Parfois, je connais même les dialogues par cœur.

Prenons par exemple un film comme "Rio Bravo". Qu'en pensez-vous?

C'est un film qui a été fait par Howard Hawks et John Wayne en réaction à un film de Fred Zinnemann qui s'appelle " Le train sifflera trois fois". J'explique la différence de problématique morale et politique qui règne entre " Le train sifflera trois fois et Rio Bravo lequel est un très bon film. On est vraiment pris, c'est très bien joué, très bien fait. " Le train sifflera trois fois " est magnifique aussi. Mais ils ont opposés. Le film de Zinnemann franchement à gauche est une déclaration de guerre au maccarthysme, et l'autre pourrait être une justification de la violence policière.

Le western est-il votre genre préféré?

J'aime beaucoup les polars aussi.

Vous allez écrire un livre dessus!

J'y ai songé, mais je ne pense pas être assez calé.

Quelle est la différence entre les deux selon vous?

Le polar c'est l'Amérique aussi, mais l'Amérique déjà constitué. De plus, ce n'est pas seulement ce pays là. Le polar peut être parfaitement français ou allemand ce qui à mon avis n'est pas le cas du western. Mais le polar représente également la sociologie de ce qui est contraire à la loi dans une cité quelconque. Donc il en émane également quelque chose de philosophique.

Vous avez du mal avec les polars d'aujourd'hui aussi!

Non beaucoup moins. Au contraire, j'apprécie beaucoup les polars de maintenant, d'hier et d'avant-hier. Il faudrait que l'on me montre un western d'aujourd'hui qui soit vraiment un western. Cela viendra peut-être…

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