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Tistou 09/12/2004 @ 00:37:40
La SaintéLyon
[Je rappelle le contexte. La SaintéLyon est une course sur route et sentiers qui se déroule de nuit entre ST ETIENNE et LYON, via les Monts du Lyonnais. Elle fait 68 km et partait le dimanche 5 décembre à 00H00. Je vous avais mobilisé pour un soutien moral. Je vous suis très reconnaissant.]
3H40 du matin. Nous abordons la petite descente raide et glissante qui nous amène au village de Sainte Catherine, le 30ème kilomètre. Le bois qui nous entoure est silencieux, seulement troublé par les flops spongieux de nos foulées. Humide et légèrement boueux. Quand ce n’est pas la boue, ce sont des pierres glissantes, luisantes d’humidité. La lumière de nos frontales fait virevolter sous nos yeux les particules d’humidité du brouillard. Comme des gouttes d’eau qui ne tomberaient pas, en apesanteur, que nous venons percuter à mesure que nous avançons. Ca donne un côté irréel cette pluie qui ne tombe pas. Irréelle aussi la difficulté de bien appréhender le relief sous la lumière blanche de nos lampes. Courir en apesanteur et régulièrement contrôler une foulée qui dérape sur un rocher humide ou qui vient frapper le sol plus vite qu’on s’y attendrait, difficulté à bien apprécier les distances.
3H40 que nous sommes partis, tous les quatre parmi les 1800 compétiteurs. Et nous sommes toujours ensemble, comme on se l’était promis au départ, marchant quand l’un d’entre nous avait besoin de couper son effort et nous parlant régulièrement. La file des concurrents est maintenant étirée et il n’y a plus à zigzaguer pour passer entre l’un et l’autre.
C’est le silence, le flop-flop des foulées, et de temps en temps un prénom lancé pour vérifier que l’autre est bien derrière. Chacun est dans ses pensées, mesurant à l’aune de ses sensations comment il va négocier les 38 kilomètres qui restent à parcourir.
Devant nous, sous la pente, les premières lumières de Sainte Catherine. Quelques maisons et un halo lumineux irisé autour de la salle des fêtes qui sert de quartier général ; contrôle des coureurs, ravitaillement et point d’abandon pour ceux qui renoncent. Quelques silhouettes se déplacent, comme au ralenti dans cette nuit ouatée. Pas de bruit sinon le léger brouhaha qui s’échappe lorsque la porte de la salle des fêtes s’entrouvre.
Sainte Catherine et sa salle des fêtes. Il y a 2 ans c’est là que nous avions décidé d’abandonner avec Sido. A l’intérieur du cocon lumineux et chaud, entourés de visages plus ou moins marqués, les pieds trempés de boue et la volonté plus qu’entamée, nous ne pouvions plus repartir. Plus la force d’accepter de souffrir, de retrouver le froid, la nuit hostile, l’humidité et la fatigue qui commençait à tétaniser nos jambes.
Là je me sens bien. Etonnamment bien encore après 30 kilomètres. Et j’ai prévenu mes compagnons :
« On ne s’attarde pas les gars. Ravitaillement, et on repart. On est bien là. »
Je ne leur ai pas dit que je ne voulais pas retrouver les sirènes d’il y a 2 ans. Que je voulais vite voir ce qu’il y avait après Sainte Catherine, passée la salle des Fêtes. Tout ce que je n’avais pas encore vu.
De fait, impossible de s’attarder. La salle est trop petite et se frayer un chemin jusqu’aux boissons et pâtes de fruits relève de l’exploit. Contraste saisissant entre la solitude glacée des champs et des bois que nous venons de traverser et cette humanité grouillante, fumante, tassée sur elle même pour profiter d’un moment de confort, de repos. Certains sont assis, le regard absent, et déja les sirènes de l’abandon sont à l’oeuvre. Je connais ces regards ! Ceux là n’iront pas au bout.
La nuit nous happe très vite. C’est une montée, une rude montée que nous faisons en marchant. Les muscles, les tendons ont eu le temps de se refroidir un peu et ils nous font passer leur message de désaccord. Les corps frissonnent sous le froid et l’humidité retrouvés . Qu’est-ce que c’est bien la course à pieds !
Et le labeur, le dur labeur. Recourir dès que la pente le permet, scruter les irrégularités du terrain à la lueur blafarde des frontales, écouter son corps pour guetter les premiers symptomes, …
40ème kilomètre. Nous ne nous sommes plus que trois. C’est le mur. Le fameux mur du marathon. Cette sensation brutale d’être vidé de tout : de forces, de volonté, de dignité. De se sentir prêt à renoncer à tout. Le kilomètre précédent vous vous sentez prêt à tout avaler, vous vous émerveillez d’être encore lucide et dispos, et brutalement plus rien, la panne sèche, la volonté en berne.
Après conseil de guerre tenu en marchant, nous avons convenu avec Daniel qu’il n’était même pas sûr d’aller au bout, même en marchant. Et dans six kilomètres, au ravitaillement, la voiture de Patrick le prendra en charge. Après le calcul est simple. Rester avec lui en marchant sur 6 kilomètres, c’est une heure quinze, et il resterait 22 kilomètres. Il nous enjoint de le laisser finir seul les 6 kilomètres à pied.
Après une dernière accolade, nous le laissons progresser vers le 46ème et la fin du calvaire . Petite silhouette que nous laissons derrière nous, vite avalée par la nuit et les tournants de la route.
Etrange sensation que ce renouveau qui nous prend alors. Une course mécanique, les jambes sans la tête. Combien de kilomètres courrerons nous ainsi ? 15_16 ? Rattrapant sans cesse des groupes qui marchent, coureurs aux ailes rognées. Nous modérant mutuellement n’en croyant pas nos jambes. Etrange vraiment que dépasser le mur et retrouver la force de courir. Jamais connu ça auparavant. La tête n’était plus là. Que la volonté livrée à elle même et des jambes qui ne calculent plus.
C’est la fin de la nuit, on sent les frémissements de l’aube poindre derrière les Monts du Lyonnais. Un peu d’orangé qui vient teinter la nuit. Je jure avoir eu des hallucinations, comme ces coureurs tournés vers nous, en contrefort du sentier, leurs deux frontales nous fixant. Je me suis longtemps demandé comment un véhicule pouvait arriver face à nous dans un sentier aussi étroit avant qu’un des coureurs tourne la tête ! Mystère de la nuit, perte des repères, cerveau alangui, tout concourt à ces aberrations. De même cet énorme bibendum qui s’est dandiné 50 mètres devant moi longtemps, longtemps avant que je comprenne que c’était la combinaison de course d’un coureur, parée de bandes fluorescentes excentrées, et qui semblait prendre des trajectoires de tonneau qui débaroule au fil de ses foulées !
57ème kilomètre. La cote de Sainte Foy. Monstrueuse cote toute droite, toute raide. Où même marcher est pénible. Il vient d’y avoir un ravitaillement. J’ai craqué, limite fringale. Absorbé du saucisson, de l’eau gazeuse. Tout faux. Je le sais et j’ai mangé pourtant.
On sait maintenant qu’on ira jusqu’au bout. C’est à la fois une excitation féroce et une fatigue fièvreuse. Toujours tous les trois, on guette à qui donnera le signal de la marche le premier. Nous restons solidaires. Fatigue abrutissante où compter les kilomètres devient un calvaire. Où voir apparaître le panneau 5 Km de l’arrivée quand on espèrait 4 Km est un coup de poignard. Les signaux précurseurs des crampes apparaissent nous obligeant à marcher de plus en plus régulièrement. Tiens, on n’a même pas vu se lever le jour. Nous croisons maintenant des citoyens endimanchés qui viennent chercher les croissants du matin.
Encore 3 kilomètres. 30 minutes pour les 3 derniers kilomètres ! On s’en fout. On est morts et on a gagné. Patrick arrive à pied pour le dernier kilomètre. Daniel dort dans la voiture. Voilà la banderole. Allez, courir les derniers 200 mètres. C’est fini ! ! !

Bolcho
avatar 09/12/2004 @ 09:51:04
Ah ! Merci Tistou. J’ai tout dégusté : les gouttes d’eau qui ne tombent pas, le bibendum qui se dandine, le labeur, le dur labeur, les flops spongieux des foulées. Et je me suis souvenu de cette vieille impression, à chacune des foulées précisément, d’entendre leur bruit dans le cerveau, couvrant un peu celui du sang, du souffle. Lorsque je vois aujourd’hui tous ces coureurs aux oreilles coiffées d’écouteurs, je me dis qu’ils ratent une des plus belles musiques du monde, celle que produit leur corps.
Grâce à tes « jambes qui ne calculent plus », nous avons eu droit à une belle aventure presque en direct. Il faudra que Saule et toi racontiez vos épopées en échos et qu’on en fasse le premier volume des « éditions Critlib ».
Mais pour cela, il nous faudra des infos sur les trente premiers kilomètres…

Olivier Michael Kim
09/12/2004 @ 12:02:42
Encore une belle tranche de la vie de Tistou !
Phrases claires, paragraphes bien équilibrés. C'est bien écrit.

Bravo pour ta performance sportive.

Bravo aussi pour faire d'un rien, un texte. On ne s'imagine pas combien les choses simples de la vie peuvent servir pour des sujets d'écriture.

Mitzuko
avatar 09/12/2004 @ 15:27:16
Bravo pour ce courage...et ces mots, les tiens.

Lucien
avatar 10/12/2004 @ 17:16:49
Bravo pour l'exploit et bravo pour le texte, Tistou. Personnellement, je n'ai pas dépassé le marathon, mais à un moment donné, j'ai été très tenté par un 100 kilomètres. La course aussi, ça devient une boulimie!

Yali 10/12/2004 @ 19:51:02
Je suis très impressionné, mettre en œuvre autant d’effort et de douleur, et tout ça pour quoi ? Pour arriver à Lyon côté Feyzin !
La course à pied, un sport très raffiné !
Merci pour ce petit bout de souffrance Tistou.

Fee carabine 11/12/2004 @ 04:03:55
La course à pieds, c'est vraiment pas mon truc... Mais là, je m'y suis crue, un moment, dans l'effort, le froid et la nuit, et puis le jour qui se lève. Un beau texte, bien écrit et très vivant, et encore bravo pour l'exploit sportif!

Sibylline 15/12/2004 @ 22:12:29
Je trouve cette aventure extrêmement bien racontée. Il m'a même semblé que les phrases prenaient le rythme des pas, la durée de la course. On sent bien les ambiances et leurs changements selon le moment de l'épreuve, les euphories et les galères, le froid, les impossibles "gouttes qui ne tombent pas". la chaleur tentatrice et facile de la salle de ravitaillement, le copain qui la "fera" la prochaine fois - on parle plus de lui que de ceux qui t'ont accompagné jusqu'au bout-, on vit tout, là, avec toi.
Une seule chose que j'aimerais savoir: pourquoi fait-on cela de nuit?
En tout cas, très bon texte.

Lyra will 16/12/2004 @ 18:36:45
Tistou, je m'excuse de le lire aussi tardivement ;0)
Alors, avant de commencer à lire, je craignait le pire, parce que je déteste la course à pieds (bon, je sais, c'est un trés mauvais argument)
et finalement tu nous as donner le meilleur.
C'est que je m'y suis cru !
je t'admire d'avoir fait cette course, mais surtout, au fil de la lecture, je t'ai plaint, même si la satisfaction, je me doute bien, doit finalement être immence !
En tout cas, tu nous as trés bien transmis l'ambiance de la course, dans ce texte vraiment bien écrit.

Bolcho
avatar 16/06/2005 @ 11:28:28
Evidemment celui-là puisque je l'avais réclamé à grands cris et qu'il contient un mot que je n'avais jamais entendu avant: "les trajectoires de tonneau qui débaroule".
Bon, heureusement que Tistou a débaroulé sur Critlib.

Tistou 01/11/2005 @ 17:18:08
Et qu'en diriez vous de faire une équipe C.L. pour l'édition 2005. C'est le 4 décembre à minuit (enfin un peu avant pour les équipes), à 3 ou à 4 ça fait des étapes déja plus raisonnables. Restent la nuit, le froid, le terrain malaisé (boue ou neige généralement), et le plaisir de l'avoir faite !
Pour la logistique je peux m'en occuper, récupérer des gens à une gare ou un aéroport, et la suite pour la course ...
Plus de détails sur le site de la SaintéLyon, là :
http://www.saintelyon.com/presentation.htm
Alors ? Quelques un(e)s pour 3 ou 4 ?
Pour les loups, pas peur, ils ne sont pas encore arrivés dans le Forez !

Zou 01/11/2005 @ 17:22:08
Sans moi, Tistou, tiens pas la distance ! Je serais un fameux handicap !

Mae West 02/11/2005 @ 00:31:04
Merci Tistou, je suis heureuse d'avoir pu relire ce texte que je trouve admirable de densité.
Le choix des mots, la précision dans la description des ambiances et des jalons essentiels du parcours, font "comme si on y était" ..moins le mal aux muscles et aux pieds ..encore que ça aussi on s'y croirait ...enfin presque ;)
Cette course que tu nous fais partager est un vrai cadeau.

Tistou 06/12/2009 @ 11:52:35
C'était cette nuit, de minuit à ... , pour l'édition 2009 et des copains, copines y participaient. A cette heure-ci ils devraient être arrivés et ils ont de toute évidence bénéficié d'une nuit claire, probablement froide, mais sans trop de gissades dûes à la boue, j'imagine. Je me suis réveillé ce matin au petit matin, justement, et j'ai pensé à eux. Ils étaient dans un autre monde, tout d'activité, de volonté et d'étoiles dans les yeux. Que mes pensées les aient aidés ! Moi cette année, je ne m'y imaginais même pas !

Palorel

avatar 06/12/2009 @ 12:07:12
La prochaine édition, ça te tente ?

Garance62
avatar 06/12/2009 @ 13:45:54
Un sacré souffle !
Deux petites heures de marche, je suis contente de moi et je lis ton texte et je ris ! C'est possible de courir autant ? Et même plus à lire les commentaires..
L'écriture est extra, je m'y suis vue (enfin, façon d'écrire..), c'est donc que c'est du bon.
Courir jusqu'à l'hallucination, jusqu'au bout de soi...un absolu indispensable, pour vivre, pour être soi en faisant en sorte que la douleur que l'on s'autorise à se donner soit transfigurée en excellence, en bon. Passion qui fait vivre plus vite et plus fort. Qui balaye l'ordinaire. Et de plus, avec les amis autour. Le pied quoi !!

Tistou 06/12/2009 @ 17:27:23
La prochaine édition, ça te tente ?

Alors là tout de suite j'en serais incapable ! J'espère l'être dans un an, d'autant que je risque de faire un marathon 2 mois après, en février 2011. Cela dit, actuellement, lorsque je cours 1 heure je sens systématiquement mon tendon d'achille, à gauche. Chaussure ? Presque j'espère ... Pour l'instant je trouve toujours un bon prétexte pour reporter mes sorties ...
Mais toi, tu serais intéressé ? En intégralité ? En équipe ? A un moment j'avais songé engager une équipe C.L. ...

Palorel

avatar 06/12/2009 @ 17:54:04
La prochaine édition, ça te tente ?

Alors là tout de suite j'en serais incapable ! J'espère l'être dans un an, d'autant que je risque de faire un marathon 2 mois après, en février 2011. Cela dit, actuellement, lorsque je cours 1 heure je sens systématiquement mon tendon d'achille, à gauche. Chaussure ? Presque j'espère ... Pour l'instant je trouve toujours un bon prétexte pour reporter mes sorties ...
Mais toi, tu serais intéressé ? En intégralité ? En équipe ? A un moment j'avais songé engager une équipe C.L. ...


Ça fait partie des courses que j'ai l'intention de faire un jour. Normalement, je ferai le marathon de St-Wendel (Allemagne) en mai. Mais pour la fin d'année, je me tâte. Marathon à l'étranger, trail comme la SaintéLyon...? Mais pour toi, c'est vrai que deux mois avant un marathon, vaut mieux éviter.
Eu égard à l'unilatéralité de ta douleur, à mon avis ce ne sont pas les chaussures. Aurais-tu changé de modèle récemment ?

Palorel

avatar 06/12/2009 @ 18:50:55
Ce n'est d'ailleurs pas vraiment un trail.

Tistou 18/03/2021 @ 10:28:22
Pour quelle raison l'avais-je écrit pour Bolcho ? Je ne m'en souviens plus précisément. En tout cas c'était un "Bolcho's Special".

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