J'ai serré la main du diable : La faillite de l'humanité au Rwanda de Brent Beardsley, Roméo Dallaire, Jean-Louis Morgan (Traduction)

J'ai serré la main du diable : La faillite de l'humanité au Rwanda de Brent Beardsley, Roméo Dallaire, Jean-Louis Morgan (Traduction)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Khayman, le 27 août 2005 (Chicoutimi, Inscrit le 25 février 2004, 43 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 599ème position).
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Un Homme qui se reconstruit...

Il y a guerre entre le Front Patriotique du Rwanda (FPR) et l’Armée Gouvernementale Rwandaise (AGR) pour le contrôle du Rwanda. L’accord de paix d’Arusha est signé par les deux belligérants le 4 août 1993 et met fin théoriquement à la guerre civile. Le général Roméo Dallaire est envoyé en octobre 1993 comme commandant des Forces de la MIssion d’assistance des Nations Unies Au Rwanda (MINUAR) et chef des observateurs militaires de la Mission d’Observation des Nations Unies Ouganda/Rwanda (MONUOR) afin, entre autres, d’aider ce pays à établir un Gouvernement de Transition à Base Élargie (GTBE). Suite à la mort du président (dictateur) du Rwanda Juvénal Habyarimana dans un « accident » d’avion dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, les branches extrémistes gouvernementales hutus procèdent, à l’aide notamment du groupuscule Interahamwe (« Ceux qui attaquent ensemble ») et de la propagande de la Radio-Télévision Libre des Milles collines (RTLM), à l’élimination systématique des tutsis et des hutus modérés du Rwanda. En 100 jours, près de 800 000 personnes sont tuées.

Je suis allé voir une conférence du lieutenant-général Roméo Dallaire au CÉGEP de Sainte-Foy (Québec) le 29 avril 2004. L’homme m’a fait une forte impression et j’ai décidé d’acheter son livre (malgré la pile interminable d’ouvrages que j’ai déjà à lire). Possédant un point de vue large et une connaissance philosophique et psychologique non-nulle (ce qui m’a forcé à revoir mon préjugé envers les militaires), Dallaire nous faisait part de son expérience du Rwanda. Au travers de diverses anecdotes (dont certaines ont ranimé, à ma grande surprise, ma fibre patriotique canadienne), Dallaire nous a partiellement exposé la dynamique complexe des conflits post guerre froide. J’ai trouvé que c’était un grand homme.

Le livre, que j’ai bien aimé malgré qu’il soit interminable (683 pages en grand format), est une copie écrite de la conférence avec cependant beaucoup plus de détails. Dallaire nous parle des causes qui, selon lui, ont mené au génocide (voir la première citation en fin de texte). Comme lors de sa conférence, il nous expose, au travers de diverses anecdotes, ce qu’il a vu et conclu (donc ce qu’il a vécu) sur le génocide. Certains passages sont troublants et d’autres, d’une grande honnêteté. Ainsi, j’ai trouvé Dallaire très courageux de nous décrire certaines de ses actions avant qu’il soit relevé de ses fonctions vers la fin de la mission(1). Courageux car aller à l’encontre de l’image surhumaine que veut toujours entretenir tout homme de pouvoir ne me semble pas être une chose facile. J’ai été surpris de voir que ce militaire de formation possède une vision des choses semblable à la mienne. Les conclusions qu’il tire concernant des événements du genre à ceux qui se sont déroulés le 11 septembre 2001 sont semblables aux miennes(2).

Dallaire met aussi en évidence la lourdeur bureaucratique de l’ONU, lourdeur qui entraîne une lenteur de réaction, ce qui est inacceptable lorsque des gens meurent. On s’interroge et remet en question cette bureaucratie lorsqu’elle mène à de tels désastres, mais une tentative d’accélération des procédures peut également être désastreuse (comme il est exposé simplement dans les Épisodes I, II et (probablement) III de la série Star Wars). Je crois qu’il faut voir la démarche internationale envers les crimes commis contre l’humanité comme un lent, mais inéluctable, parcours. La création de plusieurs TPI est un exemple de nouvelles procédures entamées envers des criminels de guerre, concrétisant ainsi un pas de plus sur le long chemin de l’application de La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Citations :

« Nous avons découvert que les hostilités en cours étaient imputables aux événements survenir au début du XXe siècle, sous l’administration coloniale belge. En 1916, lorsque les Belges chassèrent les Allemands du territoire, ils découvrirent que deux groupes ethniques se partageaient le pays. Les Tutsis, des hommes de grande taille, à la peau assez claire, étaient des pasteurs ; les Hutus, plus petits, d’un teint plus sombre, étaient cultivateurs. Les Belges virent dans la minorité tutsie des gens plus proches des Européens et leur accordèrent une position de pouvoir sur la majorité hutue. En d’autres termes, ils créèrent un état féodal où de petits seigneurs tutsis réduisaient en servitude les Hutus. Cette situation avantageait les Belges qui purent ainsi développer et exploiter un vaste réseau de plantation de théiers et de caféiers sans les inconvénients d’une guerre ni les frais occasionnés par le déploiement d’une administration coloniale de grande envergure.

En 1962, le Rwanda accéda à l’indépendance, après un soulèvement populaire qui entraîna le massacre et l’élimination de l’élite tutsie ainsi que l’instauration d’un gouvernement à dominance hutue, sous la direction d’un chef charismatique, Grégoire Kayibanda. Au cours de la décennie qui suivit, la population tutsie du Rwanda fut l’objet d’une série de violentes persécutions, et de nombreux membres de cette ethnie se réfugièrent dans les États voisins, en Ouganda, au Burundi et au Zaïre, où ils menèrent l’existence précaire des personnes déplacées et apatrides.

En 1973, le major-général Juvénal Habyarimana, un Hutu, renversa Kayibanda à l’occasion d’un coup d’État et instaura une dictature qui devait durer vingt ans. Cette situation procura un certain degré de stabilité que l’on enviait dans la région des Grands Lacs, toujours prête à exploser. Mais l’expulsion et la persécution des Tutsis du pays semaient en permanence la discorde. Lentement, la diaspora tutsie devint une force avec laquelle il fallait compter. Alimentée par l’oppression constante qui se manifestait au Rwanda et par les durs traitement infligés par les pays d’accueil qui l’hébergeaient à regret, la diaspora se regroupa dans un mouvement militaire et politique très efficace : le Front patriotique rwandais ou FPR. Malgré la taille réduite de ses effectifs, le FRP [sic] fut capable d’affronter et de battre l’Armée gouvernementale rwandaise ou AGR, soutenue par les Français. Dès 1991, le gouvernement du Rwanda se trouva pris entre une armée rebelle, dont la puissance augmentait constamment, et les réformes démocratiques suscitées par la pression internationale. Le président Habyarimana entama alors des négociations intermittentes qui formèrent la base des pourparlers de paix en cours à Arusha, en Tanzanie, en 1993.»

(1)« Vers la fin du mois de juillet, j’avais demandé à mon escorte ghanéenne de m’acheter quelques animaux – un bélier, une chèvre et quelques chevreaux – pour apporter un peu de vie dans mon quotidien. Je prenais un immense plaisir à leur donner à boire, à les nourrir et à les regarder errer dans le stade d’Amahoro. Le personnel ne les aimait pas, parce qu’ils déposaient leurs excréments partout, y compris dans le centre des opérations. Un jour, mon ordonnance arriva en courant dans mon bureau et me demanda de sortir vite : une meute de chiens sauvages était en train d’attaquer mes chèvres. Sans réfléchir, j’ai dégainé mon pistolet, couru à l’extérieur pour tirer sur les chiens, que j’ai poursuivis sur le stationnement. J’ai vidé mon chargeur dessus. Je les ai tous ratés, mais ils ont fui, et j’étais satisfait d’avoir sauvé mes chèvres. En retournant à mon bureau, j’ai vu cinquante paires d’yeux, surpris et inquiets, qui me fixaient intensément : Khan, le personnel civil, mes officiers d’état-major et mes soldats. Ils restèrent silencieux, mais le message était clair : « Le général a perdu la tête » ».

(2) « Le village global dépérit rapidement et, chez les enfants du monde, cela se traduit par la rage. Cette rage, je l’ai vue dans les yeux des miliciens adolescents de l’Interahamwe au Rwanda ; cette rage, je l’ai perçue dans les cœurs des enfants de la Sierra Leone ; cette rage, je l’ai sentie dans les foules au Rwanda. Cette même rage a conduit au 11 septembre. Les être humains privés de droits, de sécurité et d’avenir, sans espoir et sans moyen de subsistance forment un groupe désespéré qui accomplira des choses désespérées pour s’emparer de biens dont ils croient avoir besoin ou qu’ils pensent mériter.

Si les événements du 11 septembre nous ont appris que nous devions faire la « guerre au terrorisme » et la remporter, ils auraient dû aussi nous révéler qu’en ne nous occupant pas immédiatement des causes sous-jacentes (même si elles sont malencontreuses) à la rage de ces jeunes terroristes, nous ne gagnerons pas la bataille. Pour chaque poseur de bombes de Al Qaida que nous exécutons, mille volontaires de toutes les parties du monde seront prêts à prendre sa place.

[…]

D’où vient-elle, cette rage ? Ce livre a révélé certaines causes. Un tribalisme exacerbé, l’absence de droits humains, l’effondrement de l’économie, les dictatures militaires brutales et corrompues, la pandémie de sida, les effets de la dette sur l’économie, la dégradation de l’environnement, la surpopulation, la pauvreté, la faim : la liste s’allonge sans fin. En bouchant l’avenir et la possibilité de sortir de la pauvreté et du désespoir, chacune de ces raisons et beaucoup d’autres encore peuvent conduire à la violence simplement pour survivre. Toutefois, le manque de foi en l’avenir est la cause première de la rage. Si nous ne pouvons apporter l’espoir aux masses innombrables du monde, l’avenir ne sera rien d’autre que la répétition du Rwanda, de la Sierra Leone, du Congo et du 11 septembre. »

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Une écriture juste, honnête, et précise. Ca secoue.

10 étoiles

Critique de Lucile (Stockholm, Inscrite le 20 septembre 2010, 35 ans) - 3 mars 2012

Il y a la vie avant la lecture de ce livre, et la vie après. On vous aura prévenu.

Roméo Dallaire est d'une honnêteté envers lui-même qui met presque mal à l'aise. Il avait la vie de milliers de personnes entre les mains, et a été détruit par le pouvoir qu'il avait moralement, mais qu'il n'avait pas, légalement.

Il faut aborder ce livre en ayant déjà pas mal de connaissances sur le génocide au Rwanda, je pense (shooting dogs, le film, ou encore le film tiré de ce livre).

Les aspects politiques se mêlent dans l'écriture aux drames humains qui se jouent alors quotidiennement. L'angoisse monte au fil des pages, au fur et à mesure que Dallaire décrit son impuissance absolue. Il ne peut pas agir, il n'en a ni le droit, ni les moyens. Mais il aurait pu faire plus (c'est en tout cas ce qui le hante). Aurait-il dû désobéir? aurait-il pu empêcher, ou arrêter le massacre.

Même si les textes internationaux, ont un peu bougé depuis, ce récit est incroyablement d'actualité.... Le Darfour n'en est qu'un exemple parmi tant d'autres. C'est révoltant, bouleversant. Est nous sommes tous des Roméo Dallaire: Ne peut-on rien faire?

Un témoignage poignant

8 étoiles

Critique de MeliMelo (, Inscrite le 18 novembre 2010, 35 ans) - 18 octobre 2011

Ce livre m’a bouleversée. Je ne connaissais pas très bien l’histoire du Rwanda avant de me lancer dans ce récit, qui est très accessible. Roméo Dallaire, responsable militaire de la mission de l’ONU au Rwanda (MINUAR), raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu, au cours de l’année qu’il a passé au Rwanda alors que la guerre civile et le génocide faisait rage.
Il raconte l’horreur, la violence inouïe des massacres de civils, les corps mutilés et l’odeur insoutenable.
Il raconte aussi son manque de moyens récurrent : tout est difficile sur place, autant de recruter des hommes armés et opérationnels pour agir sur le terrain, que de trouver des moyens de déplacement, du carburant, ou même de l’eau ou du papier. Il raconte le désintérêt des nations occidentales, qui, après avoir lancé la MINUAR, ont fait très peu d’effort afin de la rendre opérationnelle et efficace sur le terrain. Il raconte l’hypocrisie de certains gouvernements de ces nations, s’attribuant des mérites dans l’action de l’ONU au Rwanda. Il raconte la lourdeur de l’ONU, et surtout ses limitations si les nations qui siègent au conseil de sécurité n’appuient pas pleinement les missions envoyées sur le terrain. Il raconte aussi l’ambiguïté de la position de l’armée française, qui décide de lancer une initiative militaire au Rwanda (l’opération Turquoise) parallèlement à la mission de l’ONU, à laquelle elle a par ailleurs peu contribué. Il raconte la manière dont l’aide humanitaire et militaire a afflué au Rwanda une fois que la guerre était finie et que les troupes occidentales pouvaient évoluer sans danger, alors que si peu de pays ont accepté d’envoyer des soldats pendant le conflit. Il raconte comment l’intérêt national des pays membres de l’ONU prime toujours sur le devoir moral.
Enfin, il insiste particulièrement sur sa conviction d’homme et de militaire qui lui fait dire que si on avait donné d’emblée plus de moyen à la MINUAR, le pire aurait pu être évité, et des milliers de vies innocentes auraient pu être sauvées.
J’ai lu rapidement ce gros pavé, portée par l’humanisme de ce grand homme qui s’est retrouvé, sans expérience dans le domaine, à la tête d’une mission de l’ONU, et qui ne cherche pas à passer outre sa part de responsabilité. Tout simplement, il nous donne sa vision des évènements qu’il a vécus de si près. Événements dont ni lui ni ses soldats ne sont sortis indemnes.

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