Les barbares d'Occident de François Augiéras

Les barbares d'Occident de François Augiéras

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 17 septembre 2023 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Un court texte autobiographique, par un écrivain qui vécut en marge de la société

Il faudra peut-être, un jour, analyser la poésie des années 50 au prisme du traumatisme des années de guerre. François Augérias, poète à la sensibilité d’écorché vif, errant et miséreux, ne joua jamais le jeu de la vie sociale et incarne, comme par exemple Gérald Neveu, la figure moderne du « poète maudit » se tenant en marge de la société et en refusant les règles. Hostile au monde et à ses contemporains, Augérias rêvait de créer une communauté d’hommes supérieurs qui constituerait le noyau d’une nouvelle humanité. Dans les années 50, alors qu’il avait 25-30 ans, il entra en contact avec André Gide, avec Henry Miller, avec Cendrars, avec Etiemble, avec Yves Bonnefoy, etc. pour tenter de les rallier à son projet mais il resta toujours solitaire, miné par la misère et par un mysticisme à la limite de la folie.

Ce petit texte autobiographique, présenté par Paul Placet (l’un des rares compagnons de l’auteur) dans une préface courte mais essentielle à la bonne compréhension du récit, raconte le séjour de François Augérias aux Eyzies, dans une petite maison construite à flanc de rocher dominant la Vézère, dans une région (le Périgord) peuplée depuis la préhistoire et riches en grottes peintes. Cette maison, d’une seule pièce et presque sans mobilier, appartenait à Paul Placet, instituteur du village, qui venait de perdre son logement de fonction suite à un incendie et accepta d’héberger Augérias, qui lui avait offert des livres, quand il vint lui rendre visite, en 1950. Néanmoins, le récit autobiographique se présente non comme celui d’une amitié mais comme celui d’une manipulation : Augérias y raconte comment il a manœuvré pour séduire Paul Placet, être aussi solitaire que lui, afin de trouver un refuge pour ses activités secrètes. Celles-ci ne sont pas explicitées dans le texte mais semblent consister en un travail d’écoute d'ondes radio, grâce à un émetteur-récepteur qu'il transporte dans une valise, comme s’il veillait les signaux d’êtres inconnus. Il n’est pas seul à mener ce travail : à proximité, à Montignac, un couple (H, artiste et ancien professeur d'histoire de l'art à Téhéran, et sa jeune épouse, Eve), fait partie de ce réseau secret. Augérias veille à ne pas révéler ses activités à son hôte, qui est lui-même un être singulier. En effet, Paul Placet, instituteur épris de lectures antiques (il est fasciné par l’Odyssée d’Homère), n'est pas dénué de violence ; il pousse parfois dans la nuit des cris de dément et impose à Augérias sa puissance physique. A deux ou trois reprises, tous deux s’affrontent en pleine nature, à la limite de la mort, comme si la nature était le juge suprême de leur relation, complexe et sauvage.

Le désir de me tuer passa dans son regard repris par la folie ; (…) J’acceptai de partir avec lui : la rivière, son épouse mystérieuse, dont il m’avait parlé, déciderait de mon sort. Incapable de savoir au nom de quoi me condamner, et me sachant coupable, il me remettait entre les mains du destin, risquant avec moi de se noyer, ce qui l’innocentait dans cet assassinat ; jugement de Dieu, ordalie, qui correspondaient bien à sa mentalité. Dans un moment nous allions chavirer : il m’accepterait sans réserve, si je ne mourais pas ! Je refusai de me soumettre à la fatalité ; comme il n’était pas question de revenir en arrière je ne pouvais que choisir le moment du naufrage ; libre arbitre aussi étroit que notre barque, que d’un coup de rame je lançais contre un arbre. Sous le ciel sombre, je luttai parmi les vagues ; je crus mourir dans l’eau ; une poigne solide me tira par les cheveux. Notre barque avait disparu dans la nuit. Nous n’étions pas sauvés, mais cramponnés à une roche, que trente mètres au moins séparaient de la rive ; entre elle et nous, un courant tumultueux.

C’est aux Eyzies qu’Augérias devient peintre, tout d’abord pour trouver une occupation justifiant aux autres habitants du village les raisons de sa présence mais, au-delà du prétexte, il semble rapidement s'épanouir dans cette activité (la couverture est d'ailleurs illustrée d'un tableau d'Augérias, peint en 1961). Il choisit un style abstrait où se reflète la puissance et la beauté magnétique de la nature qui l’environne. Paul Placet, qui comprend bien que la vraie personnalité d’Augérias lui échappe, l’y encourage. Augérias, solitaire et païen, se sent peu à peu une certaine proximité d’âme avec son hôte, en qui il devine un autre « barbare d’occident », comme l’était aussi Nietzsche, admiré d’Augérias. Aux Eyzies, il s'avoue heureux comme il ne l’a jamais été et se sent un peu coupable de sa duplicité envers Placet.

Je goûtais pleinement ma double vie, et mon travail : cette exemplaire réalité. Les circonstances m’avaient situé en un lieu vraiment très beau : en Périgord j’étais sensible au charme de la France. Ce matin pur de mars la Vézère coulait sous un ciel bleu, divin, qu’avivaient le froid, les herbes sèches, le vent qui résonnait dans le silence de la campagne ; toutes réflexions qui renforçaient ma volonté ; j’aimais Nietzsche, il est comme inconnu ; peu de gens, il est si peu de solitaires, d’âmes un peu fortes ; l’aspect fragmentaire de son œuvre, sa force virile, aucune autre nourriture ne pouvait m’assurer mieux dans mes desseins. J’avais le temps, et le goût, de méditer en paix. (…) Oui, un instant de bonheur, probablement pourquoi j’écris ce livre. Vers le soir, à la chasse du côté de Commarque : je ne peux m’empêcher de l’aimer, pensai-je, tant j’avais honte de me servir de lui. Il est noble et pur, proche de moi, très seul, il m’accepte sans savoir vraiment ce que je fais chez lui. J’aurais voulu tout avouer, lui dire que maintenant que je l’aimais. Je me rassurais, me disant qu’il en savait peut-être plus qu’il n’avait laissé paraître, qu’il se taisait par goût du silence et du secret. Une amitié violente nous unissait à la tombée du jour ; un invincible orgueil venu du fond des âges nous rapprochait l’un de l’autre : nous étions debout sur un éperon rocheux, devant le ciel doré, nos armes à la main, arrêtés là par un détour de la Beune. (…) D’un côté ma volonté, de l’autre l’antique Europe. Retour aux clans, aux castes : nouveaux BARBARES D’OCCIDENT, dans une France appauvrie, future province de l’Asie, notre apparition coïncidait avec la fin de l’Empire. De pures étoiles brillaient sur la Vézère.

Augérias se revendique barbare. Comme Rimbaud, il cherchera à fuir l’Europe, notamment à retourner vers le Sahara qu'il avait connu à la Libération, lors d'une première expérience tragique qui l’a marqué à vie. Alors qu’il avait une vingtaine d’années, il partit après la guerre dans le sud de l'Algérie, pour rejoindre un de ses oncles militaires, qui avait mené plusieurs grandes expéditions à travers le Sahara. Cet ancien colonel vivait, dans le dénuement matériel, une sorte d’expérience mystique mais il usa de son neveu comme d'un esclave sexuel. Augérias le considéra à la fois comme son bourreau et son initiateur à une sexualité violente. François Augérias n’en sortit pas indemne : mû par sa volonté de retourner à la vie païenne, de s’immerger dans la nature primordiale et de s’affranchir de toutes les règles et conventions, Augérias resta toute sa vie un marginal, au comportement socialement inacceptable et il fut notamment plusieurs fois inquiété pour détournement de mineur. Il y a d’ailleurs une dimension implicitement sexuelle dans le récit de son amitié avec Paul Placet ou dans ses observations sur le couple de H. et Eve, jeune femme bien plus jeune que son époux.

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