Murtoriu : Ballade des innocents de Marc Biancarelli

Murtoriu : Ballade des innocents de Marc Biancarelli
(Murtoriu)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Myrco, le 18 avril 2016 (village de l'Orne, Inscrite le 11 juin 2011, 74 ans)
La note : 7 étoiles
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Amer constat

"Murtoriu" - comme indiqué en préambule - signifie, en corse, à la fois "glas" et "avis de décès". Et c'est bien de décès d'un monde dont il s'agit ici, celui d'une Corse ancienne, avec ses richesses authentiques et ses valeurs passées, à jamais dénaturée et avilie par une certaine médiocrité contemporaine, théâtre d'une dégradation qui pourrait d'ailleurs s'appliquer à l'ensemble de nos sociétés et qui, en ce sens, nous interpelle plus encore.

Biancarelli fait de son personnage principal, le narrateur, le porte-parole de cet attachement aux racines corses et de ce refus exacerbé de cette "évolution". Quarantenaire désabusé, en échec sentimental, libraire à ses heures et "poète raté" selon ses dires, totalement allergique à cette transformation qui s'est opérée autour de lui au cours des ans, cette corruption par l'argent qui met à profit l'invasion touristique au service d'un appétit matérialiste amenant ses compatriotes vers toujours plus de compromissions et de lâchetés, Marc Antoine Canfarani a choisi de "fermer boutique en plein été quand tout le monde cherche à gagner trois sous" et préfère alors se réfugier dans sa montagne loin de cette "pourriture consumériste" qui l'insupporte au plus haut point.
Avec quelques rares et vrais amis triés sur le volet, en tête desquels deux frères, Trajan et Mansuetu qui partagent avec lui les mêmes valeurs et plaisirs simples, ils forment "le dernier cercle de résistance face à la vilenie locale".
Le personnage de Mansuetu le berger, un peu simple et handicapé, "avec ses chèvres et son innocence", dernier représentant d'un passé révolu, constitue ici une figure emblématique, victime sacrifiée à la montée de la violence et de l'immoralité. Dans le sous-titre original "o baddata di Mansuetu", baddata renvoie à "un chant funèbre entonné ou improvisé - notamment lors des morts violentes" dédié ici à cette incarnation d'une certaine pureté perdue.

Parallèlement à ce fil conducteur, l'auteur suit deux autres fils auquel il consacre des chapitres qui interfèrent avec le récit principal.
L'un illustre un aspect de ce délitement des valeurs et de cette violence qui gangrènent la société, mettant en scène deux petites frappes immondes pétries de haine et de bêtise, qui trouvent dans la violence perverse et la destruction morbide un exutoire à leur médiocrité. Ils incarnent de manière caricaturale (mais pouvait-il en être autrement pour servir le propos ?) un univers de veulerie et d'abjection, sans possibilité de rédemption et ne peuvent que susciter dégoût et rejet sans appel.
L'autre, en contrepoint, nous propulse dans le passé du grand-père homonyme de Marc Antoine, appelé à combattre en 14 dans le 173ème régiment, le régiment corse. Ces chapitres nous rappellent l'insouciance de ces jeunes, puceaux quelquefois, envoyés à la guerre avant de se retrouver immergés dans l'horreur, ce gâchis de jeunes vies elles aussi innocentes (belle scène de la mort de Paganelli). Biancarelli nous présente cette guerre qui aura décimé une génération, sacrifié des victimes innocentes et transformé d'autres malgré eux en assassins, comme un point de rupture, la fin d'un monde, en écho au basculement actuel, comme un schéma finalement inéluctable de l'histoire de l'humanité.

La fin, apaisée, ne laisse d'ailleurs qu'une voie possible. Quand la résistance s'avère sans espoir, ne reste si l'on veut continuer à vivre que l'acceptation: amer constat.
"Toujours un monde s'annonce et vient enterrer un autre (...)Ce n'est ni bien ni mal, ce n'est que choix individuels et la logique glaciale et traîtresse du temps qui s'écoule."

Hormis ce chapitre final, c'est un homme en colère qui s'exprime et déverse sa rage impuissante et sa désespérance dans un discours de détestation et de mépris, non avare d'épithètes insultants à l'encontre de la masse de ses contemporains, un homme qui ne s'embarrasse pas du politiquement correct et s'assume totalement. Le personnage peut au départ agacer, se la jouant un peu au poète incompris et marginal, comme s'il était seul à penser ce qu'il pense. J'avoue que le ton adopté m'a d'abord mise un peu mal à l'aise avant de m'entraîner très vite dans une lecture souvent jubilatoire.
Finalement Biancarelli nous livre là un roman attachant jouant sur plusieurs registres et dont je retiendrai quelques très beaux passages. Certains pourront faire penser à Giono dans l'évocation de purs moments de bonheur et d'harmonie avec la nature dans le respect de la beauté du vivant (magnifique scène de la confrontation avec le mouflon). L'auteur n'aura pas manqué de glisser quelques références à ses auteurs préférés, entre autres Mac Carthy, Norman Maclean (l'auteur de la nouvelle "La rivière du sixième jour" dont a été tiré le film "Et coule une rivière") auquel rend probablement hommage la scène de pêche au printemps. A l'inverse, on pourra se délecter (ou non) du discours irrévérencieux qu'il prête à Marc Antoine au sujet de Proust et consorts.

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