La charrue de feu de Eli Chekhtman

La charrue de feu de Eli Chekhtman
(Baym Shkiye-Aker)

Catégorie(s) : Littérature => Moyen Orient , Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Saule, le 9 mai 2015 (Bruxelles, Inscrit le 13 avril 2001, 58 ans)
La note : 10 étoiles
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Lumière des nations

Ce livre a été traduit du Yiddish (une langue germanique parlée par les juifs d'Europe de l'est, puis quasiment disparue après le génocide). Malgré la traduction, et probablement grâce au traducteur, j'ai trouvé la langue du roman d'une force et d'une poésie rare, une langue par moment lyrique dans les descriptions de la nature et parfois incantatoire et prophétique.

C'est l'histoire d'une famille juive d'Europe de l'est (de Polésie, entre la Russie et l'Ukraine). A travers quatre générations on suit la destinée terrible de ce peuple persécuté sauvagement. L'Histoire débute sous le règne du tsar : le grand-père, paysan, est chassé de la campagne à cause des lois anti-juives. Ils vont en ville et deviennent artisans. Mais les pogroms et les persécutions se suivent dans une Russie très anti-sémite. Ils fuient les massacres et repartent sur les routes, avec leur carrioles et leur maigres avoirs mais avec un esprit de famille remarquable. Ils fuient la guerre civile en Russie et les cosaques sanguinaires de Petlioura (ce chef de guerre va tuer trois cent mille juifs en une journée). Mais les communistes ne seront pas plus tendres avec eux. Et Staline les forcera à partir en exode vers les steppes d'Asie centrale. Leur destin culminera dans l'horreur avec les hordes d'allemands en uniforme noir (les SS), aidés des paysans Ukrainiens, qui organisent des massacres d'une brutalité difficilement imaginable.

La famille Makover, qu'on suit donc sur quatre générations, donne le fil conducteur du roman et du destin qu'on sait inéluctable au bout de la route (Il y a un petit arbre généalogique en fin de livre, il ne faut pas le rater et il faudra y revenir régulièrement pour s'y retrouver). On est pris par l'histoire de cette famille qui continue à vivre selon leurs rites (les scènes de fêtes lors de mariages sont magnifiques), en faisant preuve d'une solidarité magnifique. Le récit abonde de descriptions somptueuses et poétiques de la nature, la lune rouge ou le soleil qui s'embrase fait écho aux visions prémonitoires et effrayantes de feu qui hantent régulièrement certains membres de la famille. Cela donne un aspect fantastique au roman, ainsi que les lamentations des vieux rabbins vers le "Maître de toute chose", un Dieu qui regarde son peuple se faire massacrer sans intervenir. Chez le personnage principal du roman, une jeune femme mère de quatre enfants, on trouve un amour indéracinable de la vie et la croyance qu'une étincelle de bonté ou de beauté peut tout justifier, alors même qu'elle pressent avec certitude qu'il n'y a pas d'espoir au bout de la route pour elle et sa famille. Son oncle, le vieux rabbin pieux et érudit, voit son monde s’effondrer et lutte pour ne pas perdre complètement la foi. Le dialogue suivant, entre la jeune femme et son oncle, illustre ce courage terrible et désespéré qu'il faut pour accepter un tel destin :

"Oui mon oncle, dans le noir peut se trouver la plus grande des lumières.[...]Devant le Maître du monde se tiennent les enfants dont la vie a été fauchée hier soir. Et pas seulement leur vie à eux, mais la vie des générations futures qu'ils auraient mises au monde... Les enfants fauchés se tiennent devant Dieu en silence, vous m'entendez, oncle, en silence, et le regardent de leur yeux tristes injectés de sang, ils regardent le Créateur du monde [...] Menakhem ne répondit pas. Il se demandait combien d'enfants devaient périr et se tenir en silence devant le trône divin, devant le Roi des rois, et le regarder de leurs yeux tristes injectés de sang, pour faire naître la pitié en Son coeur et surtout la justice."

Ce roman passionnant de bout en bout est un hommage à un peuple. J'y ai trouvé une réflexion puissante sur la destinée d'un peuple, la manière d'accepter son destin, ou plutôt de continuer à vivre malgré le destin. Se pose aussi la question d'une responsabilité collective pour tant de barbarie. La communauté juive d'Europe de l'Est d'avant la guerre est vraiment bien décrite, et à travers ces personnages inoubliables elle revit un instant pour nous. C'est un des grands chef-d'oeuvre que j'ai pu lire ces derniers temps, même si ce livre m'a fait par moment pleurer je l'ai trouvé d'une très grande beauté.

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