Terra Nostra de Carlos Fuentes

Terra Nostra de Carlos Fuentes
(Terra nostra)

Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Radetsky, le 9 décembre 2014 (Inscrit le 13 août 2009, 80 ans)
La note : 10 étoiles
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L'éternité par le rêve...

Il est malaisé d’entreprendre le tour de ce monument littéraire, tant en raison de ce qu’il montre que par ce qu’il dissimule de prime abord.

Afin d’en esquisser la tonalité, on peut tenter la comparaison avec d’autres œuvres significatives.
Terra Nostra, mis au monde par un Mexicain, soit un auteur américain de cultures latine, amérindienne, européenne, fait songer sans qu’il soit pour autant nécessaire d’adopter une contrainte chronologique, à Homère, au Saint-Jean de l’Apocalypse, à Dante avec sa Divine Comédie, au Don Juan de Tirso de Molina (bien édulcoré par ses successeurs), aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, bien sûr au Don Quichotte de Cervantès comme aux livres de Rabelais, puis au réquisitoire de Bartolomé de Las Casas, enfin à la Légende des Siècles de notre Victor Hugo.
Souhaiterait-on un aperçu coloré, une manière de toile de fond, histoire de rendre presque palpable le monde imaginaire conçu par Carlos Fuentes ? On convoquera alors, sur un mode kaléidoscopique et dynamique, des œuvres telles que « Le chevalier, la mort et le diable » (Dürer), les multiples exemples du « Massacre des Innocents » (Brueghel, Poussin, Rubens, etc.), Paolo Uccello avec sa « Bataille de San Romano », Velasquez et ses portraits sans complaisance des Habsbourg d’Espagne, l’intemporel Goya et l’ensemble de son œuvre, enfin, bien qu’antérieur à ces derniers, le visionnaire absolu que fut Jérôme Bosch (qui est partie prenante dans le livre de Fuentes).

Une fois administré ce traitement préventif on est mieux armé afin d’affronter les mille deux cent pages de cette improbable saga.
Le personnage central (si toutefois « centre » il y a, ce dont on s’apercevra sans tarder qu’il faut en douter…) qui va nous accompagner est un pauvre hère, Pollo, manchot logeant dans une chambre sous les combles dans le quartier latin de Paris. Il gagne petitement sa vie en tant qu’homme-sandwich, trimbalant une pub pour un vague restaurant du quartier. Mais voici qu’un jour, en descendant de chez lui, il se retrouve embarqué dans un invraisemblable maelström, où l’espace et le temps ont perdu toute cohérence. Passant devant la loge de sa concierge nonagénaire et souhaitant prendre possession d’une lettre, il s’aperçoit que celle-ci est enceinte (!) et sur le point d’accoucher, tâche à laquelle il prête main-forte, ce qui lui permet de constater que le nouveau-né possède six orteils à chaque pied et une croix de chair rouge gravée entre les deux omoplates. Porteur d’une lettre étrange signée Ludovico et Célestine, il entreprend ensuite un périple dans une ville qui semble avoir subi Dieu sait quelle malédiction…
Paris, juillet 1999, aux confins de deux siècles et de deux millénaires… Les eaux de la Seine sont portées à ébullition, rendant dérisoire toute idée de navigation ou de bain ; des processions de flagellants menées par des moines prêcheurs parcourent les rues de la capitale, où le Louvre a été transmué de la pierre calcaire au cristal, les femmes, sans distinction d’âge, toutes enceintes, se mettent à accoucher à l’instar de la vieille concierge, partout dans les rues, les quais, les places, tandis qu’un brouillard épais et nauséabond a envahi tout le secteur de l’église St Sulpice, par le portail ouvert de laquelle semble s’échapper cette brume charriant des odeurs d’ongles brûlés, de cheveux, de corps brûlés, odeur qui est celle des crématoires dont le XXe siècle finissant fut l’archétype.
Paris ouvre et achèvera le long cycle qui commence et qui emporte le lecteur.

On conçoit que le procédé consistant à élaborer une critique chapitre par chapitre, lieu par lieu, thème par thème, suivant une progression logique, devient vite problématique.
Quant à sortir du lot un héros, le suivre à la trace, en dresser l’arbre généalogique ; problématique, même s’agissant de Philippe II roi d’Espagne et de ses possessions américaines, intervenant ici le plus souvent en tant que figure symbolique : « le Seigneur » , métaphore du pouvoir, de tous les pouvoirs, puisqu’il commande aussi à la Foi, tout en étant son esclave proclamé. Constructeur de l’Escurial, une sorte de rutilante prison, château, tombeau, chapelle, monastère, lieu d’amour, de meurtres, de savoirs et de rêves ; lieu rendu stérile par l’immense chantier qui s’y déroule, transformant les paysans esclaves en ouvriers esclaves, tout comme seront réduits en esclavage les véritables « Américains », par la grâce des expéditions décidées par « le Seigneur », afin de convertir à la « vraie foi » ces sauvages eux-mêmes sacrificateurs de peuples « inférieurs » à leurs propres yeux. Philippe a été placé par Fuentes comme une sorte de pivot, de point de franchissement dans la balance de l’espace-temps, là où tout peut basculer.
Dans la galerie des personnages s’alignent le roi, l’empereur, le pape, l’évêque, le manant, le marchand, l’artisan, tous les êtres humains. Depuis le Christ, Tibère, Ponce Pilate, les Prophètes et les Sages, les savants et les artistes, les porte-glaive spécialisés dans la fourberie et la trahison(tel Guzmàn), Don Quichotte, Don Juan, les Adamites et autres sectes millénaristes remuant l’immense Moyen-Âge de leurs espérances pour un Royaume de justice, de paix, d’égalité… et les bandes armées, les régiments de reîtres et autres spadassins, les espions, les inquisiteurs, tous acharnés à tuer dans l’œuf toute velléité d’émancipation, jusqu’aux modernes bombardiers des « gringos » s’acharnant à traquer les maquisards dans quelque forêt amazonienne.

Tout défile devant nos yeux de la tragédie humaine contenue dans ces vingt siècles : guerre, peste, bûchers, potences, quêtes et conquêtes d’un impossible graal se dérobant sans cesse à sa propre vérité, foi dégénérée en or, en lucre, en meurtres…
Mais aussi les caresses, ivresses de l’amour partagé sans convention ni obstacle entre sexes, croyances, classes, espérance si souvent à portée de main et enfin assumée.
Parmi les protagonistes essentiels, on l’a senti, l’espace et le temps apparaissent tout à la fois circulaires, cycliques, linéaires, désordonnés plus qu’on ne s’y attendrait, comme en proie à la volonté de quelque démiurge (et ce récit n’en manque pas !). Tout est réversible, se dilate ou se contracte, se fige ou se fond, ainsi que seuls la légende, la littérature et le rêve (plus quelques physiciens visionnaires) savent le faire.
Rien n’est noir ou blanc, rien n’est simple, le beau, le bon, le hideux ou le méchant peuvent à chaque instant basculer ; la prédestination et le libre arbitre, motifs d’assassinats réciproques chez des hommes surtout habités par la bêtise, sont chez Fuentes tout comme le hasard et la nécessité : l’un est la condition du déploiement de l’autre, et inversement. L’accessoire est partout, le nécessaire nulle part, et inversement.

Sans doute peut-on discerner quelques mesures, quelques rythmes ou thèmes apparaissant comme pour ajouter aux sensations de perte ou de densité qu’éprouve tour à tour le lecteur. Le temps, si élastique, si extensible ou contractile se décline en symboles tantôt unitaires (l’UN des monothéismes et des pouvoirs absolus), tantôt binaires (le couple fait et défait, l’avant et l’après, mâle femelle, monarchie peuple, matière intelligence, pouvoir anarchie, etc. etc.), tantôt ternaires (les trois monothéismes, les trois Mondes, les trois crucifiés, les trois Usurpateurs, les trois ressorts de l’intelligence humaine : Art, Littérature, Science).
L’espace quant à lui n’est pas en reste et la barque que le vieux marin Simon construit de ses mains afin d’atteindre le Nouveau Monde, quittant la plage espagnole de sable gris est la métaphore tout à la fois d’une réalité et d’un mythe : l’espace ne se conquiert qu’illusoirement et la vitesse n’est que vaine agitation. L’espace intérieur doit être le premier objectif d’un être humain, sa première sinon seule conquête véritable.
Mais à peine s’est-on raccroché à un fil conducteur, une vague trace, tels les hexadigitistes avec leur croix entre les deux omoplates, que Fuentes brise les certitudes récemment acquises, dilue les repères, désactive nos boussoles ordinaires ; usant au fil du texte d’un sermon, d’un conte, de visions fantasmagoriques, d’un tableau vivant, il fait intervenir tantôt un peintre (l’Art), tantôt un chroniqueur (la Littérature), tantôt un astronome (la Science), ou bien une reine folle, un moine illuminé, des nonnes en vierges folles qui ne vont pas le rester longtemps, un fou, une louve, un chien, un faucon…

Rien de ce qui fut créé ou imaginable n’est oublié dans ce conte philosophique qui nous parle des Trois Mondes : l’Ancien avec les Flandres, puis l’Espagne et l’Europe unies à toutes les terres entourant la Méditerranée, de l’Afrique à la Palestine ; le Nouveau, c'est-à-dire l’Amérique, lieu non pas « exotique » au sens trivial du terme comme on pourrait l’imaginer, mais lieu où apparaîtront soudain événements et symboles étrangement familiers à ceux que l’Ancien Monde abrite. Une autre saga s’enroule autour de ce monde-là, parente et différente de celle ayant pour scène l’Espagne, mais tout aussi indispensable aux retrouvailles de Ludovico et Célestine, afin qu’advienne… : L’Autre Monde ! fin et commencement, antithèse et synthèse de tout ce qui fut, est, aurait pu être mais en a été empêché, résolution et abolition de tous les antagonismes, l’Un devenant aussi l’Autre et vice-versa.

Bien sibylline cette critique, je l’avoue, et j’en demande pardon ; mais abordez cette œuvre et vous sentirez la difficulté d’en extraire le meilleur sans rien oublier.


N.B. L' oeuvre se divise en deux tomes, raison pour laquelle le tome 2 figure comme une autre édition.

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