Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey

Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey
(Sometimes a great notion)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone

Critiqué par Stavroguine, le 14 avril 2014 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (14 282ème position).
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Ainsi tombent les héros

Quand, autour de la 600ème des 797 pages qui forment ce fantastique roman, je me suis demandé comment Ken Kesey s’y était pris pour tant m’intéresser au destin de la famille Stamper, je suis parvenu à la conclusion que sa réussite tenait en grande partie aux deux premières pages du texte. On y décrit, en italiques, d’abord la rivière Wakonda, « aussi plate qu’une rue (…) toute entière faite de pluie », qui traverse l’Oregon ; puis, une vieille bicoque accotée à la berge, et sur laquelle ramperaient les flots, si on les laissait faire ; et puis, enfin, l’affolement d’une meute de chiens couinant et aboyant après un objet qui s’entortille, se détortille au bout d’une corde : un bras humain, déchiqueté à hauteur d’épaule, et pendu par le poignet, majeur en l’air.

A qui appartient ce bras, et surtout, comment il s’est arraché à son propriétaire pour en arriver là, je me le suis souvent demandé, au cours de ma lecture.

Mais quand après un peu plus de 600 pages, je finis par le savoir, j’avais déjà bien d’autres choses en tête ; des choses du genre de celles qui vous empêchent d’imaginer un seul instant vous laisser décourager par un tel pavé, mais qui, plutôt, vous poussent à moduler votre emploi du temps pour pouvoir avancer.

L’histoire tumultueuse du clan Stamper et de ses relations tendues avec la petite communauté de bûcherons de Wakonda commence avec Jonas, le grand-père, qui quitte son Kansas avec sa petite famille pour partir à l’assaut de l’Oregon, séduit par une brochure et sans doute aussi par ce mythe de la frontier, à la fois si américain et si universel en ce qu’il constitue l’expérience qui se rapproche le plus de celle qu’ont dû connaître les premiers hommes qui délaissèrent leur Rift Valley pour aller peupler une planète remplie d’hostilité.

Or, l’hostilité, les Stamper en connaissent un bout. Elle est triple, lorsqu’on fait leur connaissance, et de plus en plus menaçante à mesure qu’elle est intime.

D’abord, il y a l’Oregon, son froid que même les oies ne supportent pas, son crachin perpétuel qui s’insinue sous la peau, imbibe les consciences imbibées de l’alcool frelaté qu’on boit pour oublier le climat et l’ennui, sa rivière Wakonda dont la surface lisse dissimule un courant tumultueux, et puis, ses arbres, ses milliers d’arbres à abattre, de grumes immenses à élinguer, à débarder jusqu’à un point de flottage pour enfin leur faire descendre le fleuve jusqu’à une destination finale ; suicide, après suicide, après suicide. Et quelquefois j’ai comme une grande idée est le roman du Nord-Ouest américain ! Kesey sait restituer l’immensité des paysages du grand Ouest, évoque sa flore et sa faune omniprésentes, et parvient à nous faire ressentir la menace que représente constamment chaque élément.

Au-delà de la nature, Kesey sait aussi retranscrire avec brio l’atmosphère si particulière de ces petits patelins de l’Amérique du Nord, où tout le monde se connaît depuis l’école, où l’on se côtoie au bar et à l’église, où les mêmes gueules naissent et meurent ensemble… et dans lesquels les rapports humains ont conservé un peu de la sauvagerie du décor extérieur. Les habitants de Wakonda sont particulièrement tendus, d’ailleurs, depuis que la famille Stamper a refusé de suivre leur mouvement de grève, mettant toute une communauté sur la paille. Sous la houlette de Floyd Evenwrite, leader syndicaliste dont Hank Stamper est devenu la Nemesis depuis leur rivalité sur les terrains de football, toute la petite ville indignée se dresse contre les jaunes avec une violence exaltée par l’ennui, la bêtise et l’alcool.

Mais cette haine est encore bien peu de chose dès lors qu’on la compare à celle qui ronge le petit Lee, le second fils Stamper, intellectuel, introverti, qui avait trouvé refuge dans ses livres, et puis sur la Côte Est, pour fuir la vie de bûcheron qui lui semblait promise. Du fond de son campus, Lee voue une rancune tenace à son frère Hank, et lorsque celui-ci le rappellera en désespoir de cause pour l’aider à honorer un contrat, il n’acceptera de retourner à Wakonda que pour mettre en place sa vengeance.

Ainsi, Et quelquefois j’ai comme une grande idée raconte la folie d’hommes qui ont pour seule passion de faire tomber des arbres. Le roman tout entier devient une métaphore. Il n’y a qu’à voir le plaisir que prend Lee à voir tomber les arbres : Hank aurait dû se méfier ! Chacun des personnages se confronte à des héros dressés fièrement, inébranlables, et qui les toisent de leur immense hauteur : Hank contre les séquoias, Wakonda contre les Stamper, Lee contre Hank ; c’est toujours l’histoire de David contre Goliath, d’Ulysse contre Polyphème, la quête désespérée d’un point faible chez l’ennemi invincible, le combat que l’on mène bien qu’on le sache perdu. Et quelquefois j’ai comme une grande idée, avec ses dimensions bibliques, prend des allures d’épopée et Kesey mêle habilement aux frictions sociales, le combat fratricide et la lutte d’hommes contre des dieux.

Il mêle aussi les voix dans une narration innovante et ingénieuse. Avec un savant jeu d’italiques et de parenthèses, il opère des transitions à la manière des effets de fondus d’un film et n’hésite pas à faire se côtoyer jusqu’à trois narrateurs différents dans un même paragraphe. Le lecteur est d’abord surpris, mais on s’habitue vite et le procédé se révèle être une trouvaille géniale. En glissant ainsi d’un personnage à l’autre, on peut connaître leurs perspectives et leurs motivations, voir une scène sous différents angles ; on évite à la fois les biais d’une narration à la première personne et la lourdeur de l’omniscience, d’autant que le niveau de langue évolue en fonction du narrateur, chaque personnage ayant sa propre façon de s’exprimer.

On a du mal à croire qu’un tel roman ait pu être écrit par un pape du LSD ! Tout se tient, tout est serré, tout est maîtrisé. La variété des thèmes abordés, la puissance de leur traitement, l’originalité de la narration… tout nous amène vers une conclusion évidente : Kesey signe avec Et quelquefois j’ai comme une grande idée un véritable chef-d’oeuvre, servi par une nature et des personnages inoubliables. La 797ème page tournée, on aimerait seulement que ça puisse continuer !

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Sous la maison coule une rivière...

8 étoiles

Critique de Polyfarm (, Inscrit le 12 avril 2012, 112 ans) - 3 mai 2016

L’Oregon, territoire froid et humide où la sauvagerie de la nature est le paysage dans lequel évolue une rude communauté de bûcherons, des hommes qui ont pour seule passion d’abattre des arbres. K.Kesey crée ses personnages tout en rudesse et paradoxalement en finesse ; de cette famille qu’il nous présente et avec laquelle nous allons vivre tout au long de ce lourd pavé de 800 pages (difficile à tenir dans son lit !) il laisse échapper halètements, souffles, murmures, silences, cris… Le mystère et l’angoisse sont là en filigrane tout au long d’un récit fascinant et complexe par le biais d’une technique d’écriture qui mêle à tout moment le présent, le passé, les différents points de vue et leurs changements. Comme les plans d’un film le texte est écrit parfois en italique soit avec des polices différentes selon les personnages, le présent, le passé.
Cette technique est déroutante au début, si le récit n’est pas linéaire il est parfaitement construit et nous emporte car je n’ai pas refermé ce livre sans avoir résolu l’énigme de ce majeur tendu au bout d'un bras suspendu par une perche au dessus de la rivière.

Quand la littérature se fait psychédélique

6 étoiles

Critique de SpaceCadet (Ici ou Là, Inscrit(e) le 16 novembre 2008, - ans) - 15 août 2015

Né en 1935 au Colorado, diplômé en communications, outre ses expériences diverses (largement documentées), Ken Kesey a publié au cours de sa carrière d'écrivain, une petite variété d'ouvrages parmi lesquels figurent 'Vol au-dessus d'un nid de coucou' et 'Et quelquefois, j'ai comme une grande idée ', ce dernier habituellement considéré (par l'auteur et par la critique) comme son roman le plus abouti. Lors de sa publication initiale en 1964 ce roman a cependant reçu un double accueil, positif pour les uns, négatif pour d'autres et si cette ambivalence s'est quelque peu atténuée avec les années, elle n'en constitue pas moins une réalité.

Ce roman raconte donc l'histoire de la famille Stamper, sorte de Hillbillies implantés en Oregon où, bûcherons de père en fils, ils participent à la vie d'une de ces petites communautés comme on en rencontre un peu partout aux Etats-Unis. Lorsque le progrès permettant la mécanisation des coupes de bois s'avère avoir un impact défavorable sur les conditions de travail des bûcherons, ceux-ci encouragés par leur syndicat, lancent un mouvement de grève. Refusant de s'allier aux travailleurs les Stamper s'attirent les foudres de leurs confrères tout en continuant de fournir en bois la scierie locale. Puis, ayant besoin pour ce faire, de bras supplémentaires pour assurer la production, l'aîné de la famille entre en contact avec son demi-frère, Leland Stanford (Lee), installé depuis une douzaine d'année à New York où il poursuit des études universitaires. Lee, traînant ses blessures d'enfance jusque chez son psy est au bord du suicide lorsqu'il reçoit la lettre de son demi-frère et sans réfléchir, il quitte tout et part renouer avec ses racines tout en nourrissant l'espoir plus ou moins conscient d'y exorciser le mal qui le ronge.

On l'aura d'ores et déjà compris, ce roman par son contenu s'inscrit dans la tradition des romans de la terre, des romans où les hommes et la nature coexistent dans un éternel combat pour la survie. Le récit met donc en opposition des éléments contraires voire des univers antagonistes: l'intellectuel/citadin versus l'homme de la terre/campagnard, la tradition versus la modernité, l'homme versus la nature, l'est versus l'ouest, etc.; et par ce biais, il explore le thème de la famille, celui du bien et du mal, de même qu'il aborde certains aspects de la société étatsunienne.

C'est également un roman fleurant la testostérone et la sueur où les personnages féminins, n'occupent bien souvent qu'un rôle fonctionnel (putains, faiseuses d'enfants, servantes ou objets de convoitise) et cherchent leur salut dans la fuite (en rêve ou en réalité).

Etude de mœurs donc, et dans une certaine mesure roman de société, l'intrigue simplissime, truffée d'une psychologie grossièrement fouillée, est cependant contrebalancée par une approche expérimentale, notamment au niveau de la narration, une approche conférant au roman toute son originalité.

Narré par plusieurs voix en alternance et/ou approchant la simultanéité, -des voix qui, soit dit en passant, sont fortement accentuées-, le récit exhibe de ce fait un caractère approchant l'expérience de la réalité. Epousant une structure spiralée et adoptant un rythme ponctué de longues pauses, il transpose dans la forme, l'expérience du 'trip' tel qu'expérimenté sous l'effet de certaines drogues.

La prose est plutôt soignée, parsemée d'images étonnantes, mais souffrant d'une extraordinaire logorrhée qui, ralentit tant et si bien le rythme du récit que l'intérêt se perd, l'attention glisse et la tentation d'abandonner cette ribambelle de personnages n'est jamais loin.

Fascinant pour certains, profondément ennuyant pour d'autres, ce roman témoigne très certainement de l'époque et des circonstances dans lesquelles il a été écrit, mais reste par son contenu (déjà bien exploité ailleurs), d'un intérêt moyen.

Note: lu en version originale de langue anglaise (E-U).

Enfin traduit

9 étoiles

Critique de Bookivore (MENUCOURT, Inscrit le 25 juin 2006, 41 ans) - 14 avril 2014

J'ai un souvenir tenace du film avec Paul Newman et Henry Fonda, "Le Clan Des Irréductibles", c'était une sorte de "Les Grandes Gueules" à l'américaine, vraiment génial, et l'adaptation de ce roman. Un grand roman, faut-il le préciser, bien qu'un peu long, mais c'est sublime.

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