Génocides tropicaux : Catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900) de Mike Davis

Génocides tropicaux : Catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900) de Mike Davis
(Late Victorian holocausts : El Niño famines and the making of the third world)

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Histoire

Critiqué par Heyrike, le 24 septembre 2013 (Eure, Inscrit le 19 septembre 2002, 56 ans)
La note : 10 étoiles
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Aux origines du sous-développement

Dans cet essai, l’auteur livre une lecture critique de l’histoire officielle des catastrophes naturelles qui entraînèrent la mort de millions de personnes, victimes de la famine durant les années 1870/1890. Durant ces années terribles, le phénomène El Niño a engendré des perturbations climatiques effroyables qui se caractérisèrent par des vagues de sécheresses successives sur le Nordeste Brésilien, l’Inde et la Chine. Les populations de ces contrées furent soumises aux pires conditions, pour survivre certains furent contraint de manger la paille qui couvrait leur demeure ou pire dévorer les cadavres de leur propre famille.

Mais le phénomène El Niño ne suffit pas, selon l’auteur, à expliquer l'ampleur de cette tragédie. Le colonialisme Européen et plus particulièrement l'impérialisme Britannique a amplifié cette catastrophe d'ordre naturelle. En Inde, le pouvoir Britannique avait institué une relation commerciale à sens unique, l’Inde devait fournir les matières premières ainsi que les denrées alimentaires nécessaires aux ouvriers de la première usine du monde qu’était devenu le Royaume Uni, en même temps la colonie devait pouvoir absorber l’excèdent du productivisme capitaliste. Cela se traduisit par un abandon des cultures vivrières traditionnelles au profit de besoins spécifiques de l’empire et le chômage dans certaines catégories professionnelles supplantées par les importations Britanniques.

Lors des grandes sécheresses qui affligèrent l’Inde, les lignes de chemins de fer aménagées sur une grande partie du territoire de l'Inde continuaient d’acheminer les céréales vers les greniers du Royaume-Uni au détriment de ceux de la colonie. Des milliers de gens, dépossédés de tout, entreprirent une marche macabre à travers tout le pays pour tenter d’obtenir de quoi survivre. Après maintes tergiversations, le pouvoir colonial organisa une structure d’accueil pour ces pauvres hères, non sans exiger d’eux qu’ils payent leur tribut en exécutant des travaux pénibles malgré leur état rachitique. L’empire Britannique ne pouvait pas supporter l’idée de l’assistanat, aussi continua-t-il à taxer les petits exploitants les plus démunis, ceux-ci durent abandonner leurs terres aux mains des créanciers qui au passage s’enrichirent et offrirent la possibilité aux grands propriétaires d'agrandir leur exploitation.

A cette même époque, la Chine connaissait un bouleversement politique sans précédent. Le pouvoir Chinois était confronté à la famine qui menaçait certaines régions et en même temps, il devait composer avec l’implantation des puissances occidentales sur son territoire qui menaçaient sa souveraineté. Acculé, il choisit de concentrer toute son énergie sur la menace des puissances étrangères, abandonnant son rôle de protecteur des plus faibles, rôle qu’il assumait pleinement jusqu'à lors, en subvenant aux besoins alimentaires de la population durant les grandes périodes de sécheresse.

Le regard tourné vers l’assaillant étranger, la Chine était attaquée aussi depuis l’intérieur par des partisans de la révolution, tel les Boxers, qui tentèrent de renverser la dynastie des Qing, l’impératrice parviendra à détourner provisoirement la fureur de ceux-ci contre les Occidentaux. Ces mouvements de révoltes étaient liés aux conditions climatiques calamiteuses (beaucoup de paysans affamés vinrent grossir les rangs des Boxers) et à la poussée impérialiste des pays Occidentaux (le Royaume-Uni en tête) qui forcèrent, à coup de canon, la Chine à ouvrir son marché aux produits manufacturés en Europe, détruisant par voie de conséquence l’artisanat local. Après deux guerres éclairs, le Royaume-Uni réussit à imposer à la Chine qu’elle achète l'intégralité de sa production d’opium cultivé en Inde. Toutes ces catastrophes provoquèrent le délitement des institutions de la Chine, entraînant la chute du régime impérial en 1912.

Toujours durant cette même période, au Brésil et plus particulièrement dans la région du Nordeste, des milliers de paysans et d’éleveurs sont victimes de la sécheresse. Tout comme les Indiens et les Chinois, les paysans Brésiliens errèrent sur les chemins arides en espérant trouver un emploi dans les grandes villes. Mais le pouvoir central refusa que ces misérables, considérés comme des êtres inférieurs en raison de leur appartenance ethnique, puissent venir s’agglutiner aux portes des villes où, contrairement au reste du pays, une relative et fragile prospérité existait. Le gouvernement en place n’avait jamais su ou voulu engager des travaux de grande ampleur pour contenir les effets dévastateurs des longues périodes de sécheresse. A cela il y avait plusieurs raisons, les deux principales étant, comme je l’ai déjà dit plus haut, le racisme viscéral de l’élite blanche Brésilienne envers les populations de métis et afro-américaine que composait la grande majorité des paysans (bien que les rejetant, ils constituaient, lorsque les conditions économiques étaient bonnes, une réserve de main d’œuvre très bon marché, proche de l’esclavage); la deuxième raison était la mise sous tutelle de tous les secteurs économiques du pays par le Royaume-Uni (encore lui, mais il est nécessaire de se souvenir qu’à l’époque le Royaume-Uni était la première puissance militaire et économique qui régnait en maître sur toute la planète). Cela remontait en effet au XVIII siècle, époque où le Portugal était assujetti aux intérêts du Royaume-Uni, il contraindra d’ailleurs la famille royale Portugaise à s’exiler au Brésil en 1808, alors colonie Portugaise, tout en imposant un accord préférentiel à l’importation des produits Britanniques vers ce pays. Prisonnier de cet accord inéquitable, le Brésil devenu "indépendant " était de fait soumis aux diktats des bailleurs de fonds Britanniques qui n’hésitaient pas à rappeler régulièrement au pouvoir Brésilien qu’il avait intérêt à se soumettre servilement sous peine de représailles économiques et militaires. Dans cette situation le gouvernement Brésilien ne pouvait qu'entreprendre des investissements dans les secteurs qui servaient presque exclusivement l'économie Britannique, abandonnant ainsi toutes formes de développement des infrastructures nécessaires à une bonne gestion du pays, ajouté à cela son mépris pour les paysans, les conséquences furent une accentuation atroce et meurtrière des phénomènes climatiques.

Pour résumer, si tant est que cela soit possible avec un ouvrage aussi dense et très bien documenté, le propos de l'auteur à travers cet essai est de démontrer que l'incurie du pouvoir colonial, l'avidité et la cupidité du système capitaliste naissant, ont exercé une force de démultiplication impitoyable aux phénomènes d'El Niño qui ravagea des territoires immenses durant plusieurs décennies. Les hommes mourraient par millions, pendant que les puissances coloniales s'employaient, à la sueur du front des masses exploitées, à engranger le maximum de profit. L'auteur explique parfaitement le phénomène naturel qu'est El Niño et ses répercussions terribles sur une grande partie de la planète particulièrement dans les zones rurales très sensibles au changement de climat qui impacte durement les cultures vivrières et l'élevage d'animaux. Si ce phénomène récurrent, très mal connu à l'époque, ne pouvait être ni prévisible et encore moins endigué par l'homme, il n'en reste pas moins que l'inaction préméditée des autorités coloniales illustre toute l'ignominie dont elles surent faire preuve en utilisant ces phénomènes naturels catastrophiques afin d'asservir encore un peu plus les populations autochtones.

La politique coloniale Européenne contribua à la déstructuration de nombreux pays, qui furent relégués dans la constellation des laissés pour compte, des pays sous développés sur le plan économique et social au regard des critères des pays occidentaux qu'Alfred Sauvy qualifiera de tiers monde en 1952.

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Les éditions

  • Génocides tropicaux [Texte imprimé], catastrophes naturelles et famines coloniales, 1870-1900 Mike Davis traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry
    de Davis, Mike Saint-Upéry, Marc (Traducteur)
    la Découverte / La Découverte-poche (Paris)
    ISBN : 9782707148858 ; 14,50 € ; 24/05/2006 ; 480 p. ; Broché
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