Impérialisme humanitaire : Droits de l'Homme, droit d'ingérence, droit du plus fort ? de Jean Bricmont

Impérialisme humanitaire : Droits de l'Homme, droit d'ingérence, droit du plus fort ? de Jean Bricmont

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités , Sciences humaines et exactes => Essais

Critiqué par Elya, le 21 septembre 2013 (Savoie, Inscrite le 22 février 2009, 34 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 189ème position).
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Pour tous ceux qui prônent ou qui combattent les interventions (militaires ou non) au nom des Droits de l'Homme

Jean Bricmont est docteur en physique, et l’on se demande bien, moi la première, d’où sort alors ce livre qui traite plutôt de géopolitique et de droit international. Son précédent ouvrage, déjà critiqué sur ce site, nous met un peu sur la voie. Le titre, Impostures intellectuelles, rappelle ce que Bricmont veut aussi dénoncer dans Impérialisme humanitaire, à savoir : des discours répandus dans différents milieux nous enfermant dans des erreurs (voire des absences) de raisonnement. Dans l’ouvrage de 1999, la critique des deux auteurs, Alain Sokal et Jean Bricmont, portait sur ce qui se disait dans des revues considérées comme scientifique de sciences humaines et de philosophie.
L’ouvrage dont il est ici question est édité en 2009 (il existe une édition antérieure de 2005). Il s’intéresse plutôt à ce qui se dit chez les « intellectuels » (quelles que soient leurs opinions politiques) et dans les médias concernant les sujets de politique internationale.
L’auteur nous apprend déjà beaucoup de choses dans son avant-propos et son introduction, notamment pourquoi il a voulu écrire ce livre (ses « illusions de 68 » étant conservées), ou encore « l’effort éditorial » des éditions Aden « pour faire revivre une pensée véritablement progressiste ».
La préface est signée par Noam Chomsky, personnage dont il est difficile de ne pas connaître la réputation (il est souvent qualifié de « virulent », « premier dissident des Etats-Unis »…). J’aurai préféré la trouver en postface, mais qu’importe ; ce qui lui succède me donnerait presque envie de ne relever aucun défaut et de commenter ce livre de manière dithyrambique. En fait, son contenu est tellement riche, que j’ai beaucoup de mal à imaginer ce que je vais pouvoir relater ici. Et surtout, comment je vais pouvoir éviter de faire des raccourcis sur un sujet si complexe, bien que Bricmont nous donne pas mal de clés.


Si j’essaye de résumer en quelque phrases (et il s’agit bien d’un essai, et non d’une réussite), sans trop le restreindre, le sujet de ce livre, en paraphrasant parfois lourdement Bricmont, cela donne :
L’idéologie de notre temps n’est plus le christianisme ni la mission civilisatrice mais plutôt le respect des Droits de l’Homme. Des discours prononcés par des personnes de toute orientation politique (particulièrement à gauche) reflètent cette idéologie et sont dominants dans nos médias. Ils servent notamment à justifier les interventions militaires dans d’autres pays, en prenant comme prétexte la cause humanitaire et la défense des Droits de l’Homme. Les politiques et leurs porte-paroles s’appuient dessus pour légitimer le droit d’ingérence et de fait la violation du droit international.
Ces discours reposent souvent sur une absence d’analyse, des confusions, des convictions idéologiques, des erreurs de raisonnement, des mythes… que Jean Bricmont propose ici de faire ressortir. La minorité qui s’y oppose se base malheureusement également sur des présupposés erronés du discours dominant. Il s’agira donc d’examiner également ces positions afin de « s’armer intellectuellement pour répondre à la rhétorique et aux arguments de l’adversaire ».
Tour cela sera fait dans l’intention d’ouvrir un débat plutôt que de condamner de manière définitive ou d’accuser ces allégations de mensongères, car parfois (souvent ?), elles sont prononcées sans malhonnêteté intellectuelle. Il s’agira aussi de s’interroger sur nos responsabilités morales en tant que citoyen européen concernant ce qui se passe sur les territoires où le droit d’ingérence n’est pas respecté.

En introduction, Jean Bricmont exprime ce qui précède de manière claire et concise et met l’eau à la bouche. Surtout, il exprime le cadre épistémologique dans lequel se positionnent ses réflexions. Il nous prévient qu’il n’a pas les moyens de démontrer scientifiquement l’existence de cette idéologie (celle de « l’ingérence militaire au nom des Droits de l’Homme ») ; ceci nécessiterait une longue étude sociologique. Il ne prétend donc pas le prouver et précise que ses propos sont plus souvent des conjectures que des certitudes. Une humilité et une honnêteté dont beaucoup d’essayistes (surtout sur ce sujet) devraient s’inspirer.
Il détaille aussi ce qu’il entend par « Occident » et comment le terme sera employé : « (…) le mot « Occident » désignera une aire historique et géographique (les Etats-Unis et l’Europe) mais sera principalement utilisé pour souligner qu’il existe effectivement une cassure sur le plan idéologique entre cette aire et le reste du monde ». Il sait que l’emploi de ce mot engendre souvent la polémique et, comme nous l’avons vu précédemment, prend donc ses précautions en précisant que cette cassure n’est pas scientifiquement mise en évidence.

Une fois que toutes ces importantes mises au point sont exposées, nous pouvons enfin entrer au cœur du sujet. Jean Bricmont commence par dresser et expliciter les conséquences néfastes des interventions occidentales récentes, d’un point de vue universaliste : les victimes directes, l’anéantissement de l’espoir, l’effet barricade, la dépendance matérielle et humaine vis-à-vis du tiers-monde. Selon lui, « Ce sont la violence contre-révolutionnaire, l’oppression durable des classes dominantes traditionnelles et les invasions étrangères qui précèdent et engendrent la violence révolutionnaire, pas l’inverse. » Même si ce chapitre donne le ton, et a le mérite de marquer le positionnement de Jean Bricmont en terme de politique internationale, ce n’est pas celui qui fait l’originalité et la séduction de l’ouvrage ; c’est plutôt la partie suivante.

Elle se propose de disséquer ce que sous-entend le prétexte occidental humanitaire qui justifie l’interventionnisme. Ce dernier peut être modéré (manifestations, pétitions…) ou virulent (invasion militaire…). Dans les deux cas, il suppose : que les Droits de l’Homme sont mieux respectés en Occident qu’ailleurs ; que les Droits de l’Homme sont un pré-requis indispensable pour tout le reste.
D’autre part, Bricmont rappelle quelques pages de l’histoire de France et des autres pays Européen. L’application des Droits de l’Homme ne s’est pas faite en un jour, elle est issue d’un long développement culturel, social, économique, qu’il est bon de rappeler ; sans oublier de mentionner les façons parfois peu radieuses qu’ont employé les différents Etats pour y parvenir. Elles seules devraient nous empêcher de donner des leçons.

Dans la section 5, Bricmont présente et décortique les arguments énoncés contre les guerres. Il les distingue en 2 catégories : les faibles et les forts.
Les faibles sont ceux qu’on a tous prononcé un jour ou l’autre ; « cette guerre, ça ne marchera pas », « le coût de la guerre est trop élevé, ça ne vaut pas le coup ». En fait, en les énonçant, on admet implicitement ce que Bricmont dénonce dans la partie précédente : on se focalise sur les moyens ou sur les conséquences au lieu de se concentrer sur la nature et la légitimité de l’action, ce qui conduit à des débats stériles.
Les forts sont résumés dans ce passage :
« En fin de compte, l’opposition aux guerres récentes peut se fonder non seulement sur l’idée que le droit international est le seul moyen d’éviter un état de guerre généralisé ou la dictature d’un seul pays, mais aussi parce que les Etats-Unis sont systématiquement hostiles à tout progrès social sérieux dans le tiers monde et que, par conséquent, de tels progrès présupposent un affaiblissement de leur puissance. »

Les 2 parties suivantes rassemblent les « non-arguments » des « anti » interventionnisme militaire. Leur position pacifiste ou progressiste est alors facilement réfutée et critiquée par des individus plus bellicistes et majoritaires, ce qui peut conduire les premiers à une démobilisation, se voyant toujours opposer les même remarques. On peut citer en vrac, « l’illusion Européenne », qui consiste à croire qu’en rassemblant un peu plus les pays Européens on pourrait former une puissance pouvant faire contrepoids avec les Etats-Unis. Le livre de Tzvetan Todorov dont j’ai posté récemment un commentaire sur ce site illustre d’ailleurs cette position. Il faut aussi laisser tomber la rhétorique du « soutien » qui n’a pas vraiment de sens. La position des « ni-ni » est également à évincer ; on pense par exemple à ceux qui s’appuient sur des slogans tels que « Ni Bush, ni Saddam » pour dénoncer la guerre en Irak.

Le chapitre 8 fait office de conclusion en proposant des attitudes plus saines à adopter, dans nos discours et nos échanges oraux et écrits. Il prône, entre autres, le respect du droit international et de la souveraineté nationale, la résolution des conflits via l’ONU, l’octroi de ressources financières aux pays (plutôt que de les dépenser pour la militarisation) … Il incite à lire les médias d’un œil « sceptique raisonnable ». Il nous faut surtout changer radicalement notre « mentalité occidentale », nos façons de raisonner et de se positionner, souvent trop hâtivement, quelque soit notre position, sur un sujet complexe. Les faits en découleront.

Les dernières pages reprennent des textes s’appuyant plus concrètement sur l’actualité internationale des dernières années. Ils ont été diffusés dans un premier temps sur internet et Bricmont a jugé bon de les placer ici, car ils reprennent de manière plus concise ce qui a été dit précédemment. Ce qui nous permet de mieux nous familiariser avec sa pensée.
Cela ne ressort peut-être pas de mes paragraphes précédents, mais tout au long du livre, Bricmont s’appuie également sur les conflits passés et en cours, de tous les continents, pour illustrer et appuyer ses conjectures.


J’ai beau avoir lu une première fois de manière attentive cet essai, et relu une seconde fois à partir de quelques notes, je suis consciente que je ne suis pas arrivée à saisir réellement tout ce que Bricmont nous présente. Cela dénote avec le peu que j’ai lu sur le sujet à présent, et, je pense, avec tout ce dont on est assaillis chaque jour par la télévision, les journaux quotidiens, la radio… Ce livre fait partie des quelques-uns que je relirai avec toujours la même fougue, la même curiosité, et la même impression de toujours apprendre de nouvelles choses ; particulièrement la manière dont on doit aborder un sujet, sans se lancer bêtement dans des idées et des discours préconçus, s’appuyant sur des arguments fallacieux.
Bien sûr, l’Impérialisme humanitaire est aussi une ode à la non-ingérence. Pour autant, je pense qu’il pourrait satisfaire même ceux qui adoptent une position adverse. Car dans tous les cas, la majorité d’entre-nous s’appuie sur des jugements erronés. Et plutôt que de « casser » ceux qui prônent l’interventionnisme militaire, Bricmont préfère « casser » les arguments sur lesquels ils s’appuient (comme il le fera pour les moins belliqueux), sans condamner à aucun moment ces individus.

Voilà un livre essentiel, de ceux qu’on tend d’une main bienveillante et dont on espère secrètement qu’il fera beaucoup de bien autour de nous.

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Les éditions

  • Impérialisme humanitaire [Texte imprimé], droits de l'homme, droit d'ingérence, droit du plus fort ? Jean Bricmont préface de Noam Chomsky
    de Bricmont, Jean Chomsky, Noam (Préfacier)
    Éd. Aden
    ISBN : 9782930402802 ; 60,00 € ; 28/11/2009 ; 303 p. ; Broché
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Aide (précieuse) au positionnement citoyen

10 étoiles

Critique de Akénan (, Inscrit le 1 décembre 2012, 38 ans) - 22 septembre 2013

Notre gouvernement actuel comme d'autres avant lui et potentiellement lui avant d'autres s'est positionné clairement pour une intervention militaire au Mali. Qu'en penser? Devons-nous seulement nous en préoccuper? Je pense que oui. Un ouvrage comme "La France en guerre au Mali - Enjeux et zones d'ombre" de l'association Survie France permet par exemple une exploration lumineuse de ce conflit en particulier. Seulement, comment se placer concernant les interventions militaires françaises (mais pas que) en général à l'étranger? Comment opter pour un positionnement éclairé nous permettant peut-être par la suite d'exercer notre pouvoir citoyen de manière moins hésitante? Comment éviter les lieux communs des réactions de principe du type: "la guerre c'est pas bien parce que... c'est mal" ou "volons au secours de la veuve et l'orphelin parce que... c'est bien". Impérialisme humanitaire agit comme un véritable assainissant de ces caricatures de réaction, qui, vous pourrez le constater à sa lecture, peuvent être beaucoup plus insidieuses... Pro-interventionniste, anti-interventionniste ou encore "hésito-interventionniste", faîtes passer vos représentations sur le sujet au contrôle technique de Jean Bricmont et voyez ce qu'il en reste.

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