Suppôts et Suppliciations de Antonin Artaud

Suppôts et Suppliciations de Antonin Artaud

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Gregory mion, le 18 juillet 2011 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Ne me guérissez pas de mes tumeurs !

Ce sont ici des textes aux diverses formes qui intéressent ce recueil. Le poète-mandragore multiplie la variété de sa tessiture vocale pour le plaisir immodéré du lecteur averti : de ses lettres ironiquement déférentes à ses hurlements imprévisibles qui emplissent nos oreilles de ce « CACA » qui lui est cher, Artaud s’intronise le capitaine d’un navire en roue libre qui oscille aussi bien sur les eaux d’un lac que sur celles, usées, d’une station d’épuration du langage. Il ne reproche pas son adhésion à quelques « éminences verbales », mais il revendique le droit de péter du verbe, en l’occurrence la liberté d’éclabousser la page blanche d’une violence linguistique jubilatoire, comme certains chiens errants pètent si fort qu’ils arrosent d’abord le mur avant de laisser choir sur le bitume leurs selles composites qui fument dans la froideur hivernale, jaunissent sous la coloration automnale, rôtissent dans le four crématoire estival, ou fleurissent de mouches aberrantes sous la juridiction d’une humeur printanière. Chieur de la prosodie, chaud-pisseur des âmes dévergondées par une syphilis de spirite, gastro-entérologue des sucs venimeux qu’il crache à la bonne heure du rhapsode (après tout il confesse sa nature "d’insurgé du corps"), le proto-chamane-Artaud recompose le langage d’après l’infinité des insurrections organiques, ne rompant jamais le lien entre le corps malade du patient de la vie et l’âme affûtée du poète empreint d’une folie prolifique – entre clinique et empyrée, Artaud est tout à la fois l’honteuse finitude de la décrépitude assumée et l’envieuse infinité de la création affranchie. Par conséquent, en vertu de ces pouvoirs magiques, une pénible maladie de l’anus se cristallise en une époustouflante libération, une indigestion replace un vomissement sous la voûte céleste de la littérature, et peut-être qu’une fistule sournoise accouchera d’une royale admonestation contre les peuples des mythologies insulaires.

Mais s’il faut que je con-fesse (Artaud me fait l’obligé de ce mot-valise où le con se rallie à la fesse, ces deux trouées par où s’échappent des vies également odoriférantes dans la mesure où le nourrisson ne vaut pas mieux que la merde quand il « perce » au monde) une préférence, je reconnais que je me suis prosterné devant sa « Lettre sur Lautréamont ». À l’instar de Ducasse en son temps, Artaud m’a rendu suffisamment féroce pour que je veuille me constituer lecteur-chasseur à mon tour, faisant de tous les aspects du langage des proies disponibles pour l’apaisement de mes envies d’écrire. Le pire, c’est que cette Lettre commence presque ces Suppôts et Suppliciations, ce qui annonce en définitive que le pire du meilleur est encore à venir chez qui veut se constituer le compagnon de voyage consentant de ce Virgile doucement pervers, magnifiquement disert, superbement « vénèr »… oui, je le redis, « vénèr » en tant qu’énervé de l’envers et de l’endroit des ouvroirs potentiels de la langue non de bois mais aux abois. Le chien-Artaud, outrepassant la sagesse en aparté des cyniques, se permet un exercice de déviation antique en pleine humeur contemporaine : rhapsode invétéré et quintessentiel, il offre les clés d’une littérature providentielle quand être sage, de nos jours, se dit dans les termes d’un conventionnalisme ridicule. Cette sagesse d’Artaud, elle s’inscrit dans le temps long de la tumeur qui souhaite grossir afin de contraster avec les préoccupations temporelles des midinettes qui se souviennent d’un traumatisme pour dégonfler le malaise. Artaud se moque bien des effets de la maladie puisque celle-ci l’a secondé sa vie durant. Du corps et de la tête contaminé, il apporte sur la scène l’antidote de la guérison, et cette geste authentique se démarque sans forcer des minables souffreteux qui reconduisent le contrat d’une maladie discutable pour se faire plaindre et nous faire croire, du coup, que leurs souffrances sont des suppôts d’inspiration. À tous, à nous tous même, sauf à Artaud, il manque l’honnêteté du supplice de soi consubstantiel d’un esprit supplicié par la torture de créer.

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Les éditions

  • Suppôts et suppliciations [Texte imprimé] Antonin Artaud édition présentée et établie par Évelyne Grossman
    de Artaud, Antonin Grossman, Évelyne (Editeur scientifique)
    Gallimard / Collection Poésie (Paris. 1966)
    ISBN : 9782070307418 ; 13,00 € ; 09/02/2006 ; 325 p. ; Poche
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