Les Ménines de Claude Courtot

Les Ménines de Claude Courtot

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Julien.bielka, le 21 février 2011 (Inscrit le 21 février 2011, - ans)
La note : 10 étoiles
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“Fixer sur le papier sensible l’image fugitive des chimères et des fantômes qui me hantent”

Autant l’annoncer d’entrée de jeu : j’aime ce livre, je le relis régulièrement. Cette recension tardive sera donc d’un subjectivisme assumé, d’ailleurs, est-il possible de faire autrement ? J’en doute, et la prétention à l’objectivité m’ennuie. Claude Courtot, salué par Milan Kundera (1), que je connaissais pour son Introduction à la lecture de Benjamin Péret (le meilleur essai, et de loin, sur l’oeuvre du poète surréaliste), ainsi que pour ses essais sur Ségalen et Léautaud, écrit ici un texte hybride, sous-titré "récit", mais qualifié en quatrième de couverture d'autofiction : “Je suis l’unique thème de tout ce que j’écris”. Le titre, faisant évidemment référence à Vélasquez, éclaire la démarche de l’auteur : “fixer sur le papier sensible l’image fugitive des chimères et des fantômes qui [le] hantent”. Pari réussi, car Courtot a su trouver la forme adéquate à son projet : en l’occurrence, celle de la partition suivie, harmonie et contrepoint, souvent foutraque, foisonnante. Fragments de journal intime, récits de voyage, critique littéraire, portraits, poèmes, réflexions polémiques, reprises de conférences, rêveries lyriques... Voici la matière, hétérogène, de ce livre - cette luxuriance me plaît, elle change tellement de toutes les proses frileuses des one trick poneys constipés dont je rougirais d’écrire les noms. Le style, qualifié de “remarquable” (!) sur la quatrième de couverture, m’enchante également. Style remarquable ? Si par là on entend une perfection formelle corsetée, sentant le cabinet de travail et la sueur, non. C’est plutôt un charmant négligé qui prédomine ici, une rapidité, une urgence même, quelque chose comme improvisé, sauts et gambades, charriant autant de maladresses que de bonheurs d’expression. Un style léger, vivant, volontiers exclamatif, calqué sur le mouvement de l'esprit et donnant l’impression de deviser avec l’auteur. Courtot, comme Péret et Léautaud, est un naturel, quoi qu'il en ait (lire p.47).

Courtot, maintenant retraité, enseignait la littérature au lycée Janson de Sailly. À lire les éloges vibrants consacrés à Breton, Saint-Amant, Rimbaud, Dumas, Chateaubriand, j'imagine l’excellent professeur qu’il a dû être ; c’est-à-dire, comme l’écrivait Aragon à propos du critique littéraire idéal, un “pédagogue de l’enthousiasme”. On oublie parfois l'influence décisive qu'a eu sur le jeune André Breton, bien avant Jacques Vaché, un professeur de rhétorique qui, ayant sentie les dispositions exceptionnelles de son élève, lui avait conseillé de lire Baudelaire et Huysmans. “Je suis très heureux en songeant que la société - où on ne parle que d’argent, où on méprise tout ce qui n’est pas réussite économique - cette société m’entretient et me paye pour former une jeunesse docile, efficace, prête à gober toutes les valeurs pourries dont les aînés se délectent, et que je m’efforce au contraire de faire aimer à ces enfants rebelles Baudelaire, Rimbaud, Breton ou Péret, de transmettre à ces jeunes superbes et généreux le goût de l’inutile et de la beauté...” écrit Courtot, et je me dis que j’aurais eu bien de la chance, il y a une dizaine d'années, d’avoir un professeur pareil, plutôt que les sadiques incapables et les grandes têtes molles qui forment le lot commun des fantassins de l’Éducastration Nationale ! Je referme toujours Les Ménines avec une belle soif de (re)lectures. L’auteur, se voulant passeur, et l'étant assurément, sait communiquer son enthousiasme, il sait saluer la beauté, cette beauté indissociable de la gratuité, qu’il est si facile d’oublier et qui seule pourtant permet la réconciliation, durable ou pas, avec la vie. Par ailleurs, j’apprécie certaines confidences : “Si l’on savait à combien de fantasmes érotiques je me suis livré avec mes élèves, durant ma longue carrière ! J’ai fait l’amour dans toutes les positions avec des centaines de jeunes filles âgées de 15 à 17 ans qui peuplèrent mes classes de leur fraîcheur pendant les 38 ans d’enseignement requis pour obtenir une retraite de fonctionnaire respectable à partir de 60 ans !”. Les enseignants qui osent écrire ainsi sont, n'est-ce pas, assez peu nombreux ! Je trouve ces aveux sains, outre qu’ils baissent un peu le pantalon pas toujours impeccable de la respectabilité bourgeoise revendiquée par messieurs les professeurs. L'ouvrage, dans les pas de Leiris (autre modèle revendiqué) fourmille d'épanchements d'une sincérité courageuse, émouvante. L'écriture est aussi un acte comme voie royale vers la connaissance de soi ; la règle du je.

“Fixer sur le papier sensible l’image fugitive des chimères et des fantômes qui me hantent” est, je le rappelle, le projet de l'auteur. Les Ménines comporte donc de beaux portraits : Leiris, Joyce Mansour, les surréalistes tardifs Jean Schuster, Jean-Louis Bédouin et Philippe Audouin, mais aussi des portraits d’anciens élèves, d’inconnus (cette femme suicidée, ce "Tristan de la zone"). M'a touché particulièrement le souvenir d'une très belle histoire d'amour, intense et charnelle, entre un professeur, ex-collègue de Courtot, et une lycéenne. Portraits émus, témoignages d’amitié, nostalgie d’être aimés disparus... Le coeur sensible du livre, qui sait être grave quand il le faut, sans misérabilisme, toujours avec pudeur. Et en ligne de fuite, cette part d'éternité léguée par cet "arrêt sur fantômes", ce désir de fixer le temps perdu, et de le faire vivre éternellement... Pudeur, d'où : je ne les cite pas, je ne les résume pas, procurez-vous le livre dans une pharmacie de garde près de chez vous et allez-y voir vous-même. Valeur testimoniale de l'oeuvre, allant souvent de pair avec la célébration ; l'art seul résiste au temps, à la mort. En contrepoint, et en guise d'enfers, les nombreux passages polémiques sur "le monde de Tartuffe-Ubu", où beaucoup de ses représentants se prennent quelques bonnes droites dans le râtelier (Vargas Llosa, Todorov, les romanciers américains, les universitaires, la soldatesque, les culs-bénis, les demeurés de la phynance mondialisée, les despotes de tout poil)... En cette période qui valorise le consensus promotionnel et la barbe à papa, je ne m’en plaindrais pas (2) !

Alors oui, certes, quelques fausses notes aussi. Quelques platitudes. Des poèmes, en réalité de la prose découpée, et que je trouve plutôt faibles. Un “incorrigible romantisme” (l’auteur est le premier à le reconnaître) qui gâte certains passages. En ce sens, le chapitre “Le cortège d’Orphée”, morceau de bravoure dédié aux “damnés de la terre”, me semble le moins réussi du livre ; pas pour son thème ni son combat, mais pour ce style messianique bourré d’emphase et de pathos - le kitsch de la grande marche dont parle Kundera. Il tranche d’ailleurs avec le reste du livre. Bien sûr, on a raison de se révolter, mais je préférerais largement qu’on le fasse dans un style ironique, léger, fugitif, divinement désinvolte, ce style qu’appelait Nietzsche dans Le Gai Savoir. Mais peu importe. Contre toute attente, je trouve ces maladresses précieuses, comme les fautes de goût de Dumas (3). Elles ne m'agacent pas. Le livre en gagne en naturel, en vérité. Je n’aime pas les oeuvres parfaites, vernies, sans abandon. Je partage l'avis de Léautaud : "Dans les livres que j’aime, il n’y a pas de rhétorique, il y a même bien des imperfections, mais celui qui les a écrits valait tous les Flaubert du monde. Ah ! la beauté, l’intérêt pénétrant, souvent, de certaines de ses phrases mal faites, mais laissées dans leur vérité, mais pas truquées par l’art !" (Le petit ami)

Il me semble également que, accompagnant le parti pris premier, une autre ambition, moins évidente, mais toute aussi généreuse que l'autre, existe chez Courtot. "Je crois que j'ai voulu donner à mes lecteurs l'envie d'écrire", écrit l'auteur. Écrire ? Oui mais quoi, et comment ? Claude Courtot est un solitaire, un individualiste. Le nous académique n’est pas de mise, l'absence d'implication dans l'énonciation non plus. Les Ménines est un livre de parti pris, un livre qui ose dire je. Ce n’est pas seulement une question d’égotisme : on sent à le lire une défiance par rapport au groupe, à l’idée de groupe (avec pour exception le Bund que fut le surréalisme), à tout ce qui entrave la subjectivité. “Mon amour pour Paris, outre ma sensibilité à la beauté unique de cette cité, traduit mon goût plus général pour les grandes villes, pour l’anonymat dans lequel on peut y mener sa vie. Je déteste le village où tous se connaissent et se saluent (et se calomnient par derrière), où on se croit obligé de lier conversation avec les commerçants stupides qui gémissent sur leurs impôts, où il faut soigner l’apparence qui seule importe. J’aime vivre comme un inconnu, un étranger partout où je passe.” Heureux de lire ces lignes, qui me font penser à celles que Debord écrivait dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle : “Les villages, contrairement aux villes, ont toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots toujours répétés sur quelques mêmes familles”. Ah, triste et laid conformisme ! Ta victoire dans les têtes et dans les formes de vie n’est pas une fatalité, tant qu’il existera des individus, et pas des esclaves pacifiés, pour s’exprimer à la première personne. Gourmont, dans Le Livre de masques, écrivait ces quelques lignes magnifiques : "Le monde est une forêt de différences ; connaître le monde, c'est savoir qu'il n'y a pas d'identités formelles, principe évident et qui se réalise parfaitement dans l'homme puisque la conscience d'être n'est que la conscience d'être différent. Il n'y a donc pas de science de l'homme, mais il y a un art de l'homme. M. Schwob a dit là-dessus des choses que je veux déclarer définitives, ceci par exemple : "L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individuel, ne désire que l'unique. Il ne classe pas, il déclasse" (je souligne). C’est à mon avis en ce sens que l’autofiction, quand elle n’est pas l’équivalent littéraire de la télé-réalité, peut être un genre subversif. Quand dire je a pour but de montrer qu’il est possible de penser et de vivre autrement que comme des porcs aliénés. C'est un processus d'individuation, dirais-je si j'étais jargonneur. D'évidence, Les Ménines de Courtot réussit son autre pari : “redonner le goût de vivre en offrant une certaine idée de la beauté, provoquer le désir d’écrire”. Ce n’est pas si fréquent, avouons-le !

(1) “Claude Courtot, auteur de l'admirable Bonjour, monsieur Courtot ! (Ellébore, 1984), est un de ces écrivains secrets pour lesquels j'ai la plus haute estime.” (Milan Kundera, La Plaisanterie)
(2) Même si parfois l’injustice guette ! L’auteur n’aime ni l’Amérique ni les Américains, qu’il décrit en ces termes : “cette association de dévots hypocrites et d’épiciers abrutis qui n’a jamais formé une culture”. Je lui opposerais, par exemple, Thoreau : La seule vraie Amérique est le pays où vous êtes libre d’adopter le genre de vie qui peut vous permettre de vous en tirer sans tout cela [les biens de consommation inutiles], et où l’Etat ne cherche pas à vous contraindre au maintien de l’esclavage, de la guerre et autres dépenses superflues qui directement ou indirectement résultent de l’usage de ces choses.» Extrait cité par Jean-Claude Pinson dans son article "Du prolétariat au poétariat", http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/…
(3) “- Pour cinq cents écus tu as trouvé un homme qui a consenti à se faire tuer ?
- Que veux-tu ! Il faut bien vivre.” (La Reine Margot, cité p. 204)

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