Laissez dormir les bêtes de Ferenc Rákóczi

Laissez dormir les bêtes de Ferenc Rákóczi

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Intouchable, le 18 décembre 2010 (Inscrite le 18 décembre 2010, 53 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 717ème position).
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Une plongée au coeur de l'âme contemporaine

De mère suisse et de père hongrois, Ferenc Rákóczy est un poète né à Bâle en 1967. Il a grandi dans le Jura. Il vit et travaille en tant que psychiatre à Lausanne. L’Age d’Homme a publié l’ensemble de ses livres, dont un ouvrage poétique sur l’état de la planète et l’engagement de la conscience dans la lutte contre la perte du sens (Éoliennes), ainsi qu’un recueil d’aphorismes (Dans la noix du monde).
Laissez dormir les bêtes, son premier livre à strictement parler non poétique, contient six longs récits enchanteurs, dans la lignée de Nicolas Leskov (auquel l'auteur a d'ailleurs consacré des lignes éclairantes). C'est un ouvrage assez époustouflant sur la façon de sentir les choses, telle qu’elle peut se déployer pour l’être humain d’aujourd’hui, dans différents milieux sociaux.
À travers des portraits toujours originaux et authentiques, Ferenc Rákóczy nous mène au bord de la folie et du questionnement sur l’essence même des choses. C’est en effet la prise de conscience de notre humaine condition qui est le sujet principal de ces textes toujours intenses et ancrés dans un style à la fois ample, très élaboré, et cependant toujours agréable à lire. Cela semble passer à travers ce qu’on pourrait nommer un "éveil", par lequel chacun des personnages, surpris dans un moment-clef de son histoire personnelle, est appelé à passer, pour transcender le réel dans lequel il se trouve comme englué. Les passages d'un cycle de vie à un autre semblent ainsi privilégié: fin de l'adolescence, mort d'un parent, suicide d'un proche, coup de foudre, création d'une association d'auto-promotion artistique ou encore un accident de la circulation.
À chaque fois, on part d'un évènement primordial qui se répercutera dans la vie psychique des protagonistes pour les obliger à se questionner et à questionner le sens de la nature humaine, ce paradigme perdu. Mais les apparences sont trompeuses. On voit ainsi un jeune orphelin, qu’on croyait dans le coma, survivre miraculeusement à la noyade et nous annoncer qu’il était, au bout du compte, resté dans l’étang avec les carpes, où il a fait l’expérience quasi surnaturelle de la mort. Ou encore, une jeune femme traverse ce qui est peut-être bien le plus long récit en rêve de la littérature française, pour se retrouver dans un programme de sauvetage pour grands singes, à Bornéo. On relèvera au passage les images absolument magiques liées aux descriptions de la forêt vierge, qui apparaît ici comme une métaphore de l’intériorité sexualisée de l’héroïne, dont les identités multiples paraissent constituer un sujet de souffrance terrible. Il y a dans ce texte une poésie profonde, une inspiration constante et des descriptions de la nature d’une force envoûtante et parfois sidérante.
La partie la plus forte du livre est le texte halluciné et hallucinant dans lequel on nous montre un malade mental ligoté par des sangles de cuir sur son lit de souffrance, auquel un jeune interne en psychiatrie fait sa visite afin de "ratifier le protocole de contention". Nudité du verbe, contamination par les mots, folie partagée, pour le meilleur et pour le pire : on ne sort pas indemne des récits du jeune psychiatre suisse. A noter aussi dans ce texte toutes les réflexions sur ce qu’on pourrait nommer une psychiatrie humaine et humaniste, respectueuse de la dignité des patients, même dans ces instants de dépossession de leurs facultés intellectuelles ou spirituelles qui les mettent en relation de dépendance totale auprès de leur entourage. Comment, dans de telles conditions, retrouver, en dépit du caractère fragmentaire de toute existence, un peu de fraternité, un idéal qui permette de se soutenir, mais aussi et surtout les voies de la vie secrète – rêves, fantasmes ou obsessions?
Le récit qui donne son titre au livre montre quant à lui quatre artistes peintres aux prises avec leur inanité, leur incapacité à gérer les liens sociaux, leur désir grandiose de "percer" dans un milieu qui les ignore (mais comment ne pas y voir une allusion à la poésie, un genre mal reconnu que Ferenc Rákóczy a longtemps fréquenté?). C’est finalement un chien qui les sauve du désastre. Si l’on considère en plus que les protagonistes se comportent comme des animaux, on peut imaginer que le propos de l’auteur est de nous montrer ici combien il est peu pertinent de séparer nature et culture, même quand tout nous y invite.
Incidemment, on en revient toujours à la question de la construction de l’identité, de la compétition sociale entre les individus, du besoin de trouver sa place dans un monde auquel on appartient tout en lui demeurant étranger. Pas si facile donc de briser la solitude, de trouver sa place dans cette vaste nature dont nous sommes pourtant entièrement partie prenante. Il faut accepter de vivre la vie à pleines dents, sans concession, accepter de souffrir par et pour l'autre, cet autre à jamais inconnaissable.
Par des chemins toujours originaux, les fictions flamboyantes de Ferenc Rákóczy, souvent drôles, toujours inspirées et aussi imprévisibles que l’être humain lui-même, nous infligent une profonde secousse morale tout en nous restituant notre part d’humanité. La morale qui se dégagerait de ces "romans miniatures" (c.f. quatrième de couverture), construits de main de maître, serait alors qu’on ne se trouve qu’au travers des relations qui prédéterminent toute vérité. Car celui qui n’atteint pas autrui ne s’atteint pas lui-même, et la quête de soi n’est que la figure inverse de la quête du monde. C’est cette recherche qui sans cesse rehausse son enchantement poétique pour nous faire entrevoir ce qui se trouve de l’autre côté, là où sommeillent ces bêtes que nous portons tous en nous, et qu’il nous appartient de bercer, de faire s’endormir afin de révéler au grand jour nos possibles, oui, indéfiniment de l’autre côté...

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Les éditions

  • Laissez dormir les bêtes [Texte imprimé], récits Ferenc Rákóczi
    de Rákóczi, Ferenc
    l'Âge d'homme / Contemporains (Lausanne)
    ISBN : 9782825139783 ; 25,90 € ; 22/05/2010 ; 1 vol. (227 p.) p. ; Broché
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Un vrai plaisir de lecture

9 étoiles

Critique de Mario-Le-Sot (, Inscrite le 19 janvier 2013, 52 ans) - 20 janvier 2013

J'ai lu avec plaisir les récits de cet auteur que je ne connaissais pas. Il s'agit de six histoires de 40 pages environ, qui fonctionnent selon le principe du retour de certains personnages qui réapparaissent dans d'autres situations, à d'autres époques de leur vie. C'est bien écrit, plein de surprises, presque à chaque page des trouvailles géniales, une invention continuelle, avec des images incroyables, ce qui s'explique sans doute par le fait que Ferenc Rakoczy est un poète. On sent frémir la vie partout.
Le récit qui est peut-être le plus poignant s'intitule "Chassés-croisés". Il y est surtout question de gens du voyage, un thème extrêmement intéressant à l'heure des migrations de populations. Le narrateur, à travers une relation très étrange avec un jeune Yéniche (des gens du voyage qu'on trouve en Belgique et en Suisse). Dans des circonstances très particulières, il devient l'ami de ce dernier, et tente de retrouver des réminiscences liées à son cousin, auquel l'homme ressemble physiquement. Ce cousin aimé et admiré s'était suicidé quelques années plus tôt, l'appelant par téléphone alors qu'il s'enfonçait déjà dans l'étang où il allait trouver la mort. L'écriture de ce récit m'a rappelé certaines pages de Sylvie, de Nerval, par la limpidité du style.
Au final, on regrette seulement que ce ne soit pas un roman plus ample, il y aurait eu là bien suffisamment de substance pour un texte plus long que ça.

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