Onze rêves de suie de Manuela Draeger

Onze rêves de suie de Manuela Draeger

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Channe01, le 7 septembre 2010 (Inscrite le 21 juin 2005, 70 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 645ème position).
Visites : 2 849 

Texte incandescent pour survivre au delà de tout !

Issue de l'imaginaire d'Antoine Volodine, Manuela Draeger affirme son existence au delà des rêves par ce livre. Jeu d'artifice littéraire direz vous ? Non, c'est la preuve que l'oeuvre d'Antoine Volodine et de ses compagnons du post-exotisme s'inscrit dans les marges des rêves, au delà des balises traditionnelles.
J'attendais donc ce livre et je me suis installée pour le lire aussitôt reçu.
D'habitude, je lis mes livres avec mes yeux. Là, tout de suite, j'entends quelqu'un. C'est moi, ma voix qui murmure l'incantation du texte. Ces mots m'incitent à murmurer le texte. Je le lirai à mon compagnon à haute-voix pour partager l'émotion.
Onze rêves de suie au delà du grand incendie qui brûle quelques dissidents des habitudes.
Un groupe de jeunes, à l'occasion d'une manifestation interdite, mais programmée néanmoins dans les rituels de la société, s'écarte justement du rituel. Insoumis, subversifs, ils en veulent plus que d'habitude. C'est vrai qu'ils ont été bercés par les contes de Mémé Holgode. Vieille femme, prolétarienne, révolutionnaire jusqu'au bout, au delà des horreurs après l'utopie rayonnante. Mémé Holgode a donné du rêve aux enfants. En grandissant, ils veulent aller plus loin, retrouver les incandescences de l'utopie.
C'est alors que tout s'embrase. Au coeur des flammes qui les emprisonnent, ils partagent leur mémoire avant de mourir. Nous découvrons ce qui les a amené là. Nous découvrons la survie après l'horreur concentrationnaire, la survie après les rêves consumés, la survie après tout, malgré tout.

Ce livre, lu d'une traite, je vais m'empresser de le relire. Parfois, c'est étonnant, c'est comme ci je retrouvais un texte que je connaissais déjà. Comme s'il était là, dans ma propre mémoire. Ce texte délivre nombre de mes ombres.
Née dans les années cinquante, impossible de vivre sans porter le poids des usines de mort, de l'industrialisation de la mort et ensuite de la vie en consommation futile. L'industrialisation jusqu'au bout.
L'anéantissement probable de l'humanité une fois que la bombe, la BOMBE a fusionné un matin d'août au japon, je n'ai jamais pu la mettre de côté, l'oublier.
Et puis il y a toutes les horreurs quotidiennes ici et là dans le monde, qui s'acharnent à briser les rêves, les désirs des humains à être ensemble.
Alors, lire Volodine et ses compagnons du post exotisme, c'est parvenir à rester debout avec ses rêves dans les mains, arriver à les partager un peu avec les autres, à vivre malgré tout, en désespérant de tout mais avec beaucoup d'optimisme et d'éclats de rire. Malgré la lucidité morbide, parvenir à créer quelques fragments de rêves pour que, on ne sait jamais, quelque chose de bon puisse surgir dans les enfances.
Alors, si vous ressentez un peu ce mal-être, Volodine et ses compagnons vous aideront en poésie des mots, à rester debout malgré tout, en résistance à la soumission par le vide des pensées.
A lire pour toujours.

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Onze « nouvelles-contes » en une « suite-fuyante »

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 20 avril 2014

Cassons de suite le morceau, c’est bien d’Antoine Volodine dont je vais parler puisque Manuela Draeger n’est qu’un de ses noms d’écriture. C’est tout de même plus facile quand on est dans une suite de lectures d’œuvres d’Antoine Volodine de tout ramener, pour le commentaire, à l’auteur. D’autant que ces « Onze rêves de suie » font quelque part écho à « Bardo or not Bardo », signé cette fois Antoine Volodine.
Le concept de « Bardo » semble être une donnée importante pour notre auteur. « Onze rêves de suie » n’est pas centré sur le « Bardo » mais il y est fait explicitement référence, explicitement et implicitement. Le titre déjà « suie », et le cheminement d’humains, d’animaux, passé le seuil de la mort, le processus de la vie une fois achevé, dans le long tunnel obscur du « Bardo », pendant quarante-neuf jours, avant, soit de fusionner avec l’entité divine et échapper au cycle infernal des réincarnations, soit de renaître dans une nouvelle peau, d’humain ou d’animal, pour une nouvelle étape du calvaire de la vie telle que nous la connaissons – selon la théorie lamaïste s’entend, théorie plus largement abordée et explicitée dans « Bardo or not Bardo ».
Nous avons ici affaire à des bolchevistes, d’ex-bolchevistes ( ?) dans un monde en décomposition (on est chez Volodine … euh, Draeger, quand même !) ex-marxiste, où les gauchistes sont pourchassés, persécutés, éliminés.
Bon, tout n’est pas aussi linéaire que cela (on est chez … quand même ! bis repetita). C’est évidemment alambiqué, retors, mais ces ressorts font partie intégrante de l’écriture – ou de la conception de l’écriture – de Volodine.
Un groupe d’orphelins, disons d’enfants élevés sans parents, considérés comme bolcheviques – participant d’ailleurs à la « bolcho-pride » ! – est en train de mourir, enfermés dans un immeuble dans lequel ils étaient venus voler des armes, immeuble en train de brûler. Une espèce de fil rouge, qui fait aussi référence à des passages de l’histoire principale, est constitué par des contes que se remémorent les enfants sur le point d’entrer dans le « Bardo », ou déjà entrés en fait puisqu’on n’est jamais sûr d’être mort (cf le lamaïsme), racontés par Mémé Holgode, une aïeule « bolcho-oriented », qui mettait à profit la vie de Marta Ashkarot – une éléphante (on est chez … quand même ! ter repetita) – elle-même errant dans un monde en fin de vie. Ou dans le Bardo, on ne sait pas …
Il y a donc six contes de Mémé Holgode concernant Marta Ashkarot et cinq passages de l’histoire principale. Mais évidemment tout s’interpénètre in fine.
Dit ainsi ça peut paraître soigneusement « barge » (et d’ailleurs ça l’est). Mais cette « bargitude » fait partie intégrante du style Volodine et mieux vaut le savoir avant de commencer. Manuela Draeger/Antoine Volodine est … comment dire ? … aux antipodes de Oui-Oui, et lire un de ses ouvrages signifie inévitablement assister à la mort d’un être et plus sûrement la mort d’un monde ; le nôtre, et s’interroger sur ce qu’il y a juste après. Et sur ce point notre auteur semble fort intéressé par les théories bouddhistes, ou plutôt lamaïstes. « Bardo or not Bardo » ?

La fin des temps

8 étoiles

Critique de Stavroguine (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans) - 23 novembre 2010

On est arrivé trop tard. Manuela Draeger, une voix discordante qui porte le message du monde parallèle dans lequel nous fait évoluer Antoine Volodine, évoque le souvenir de ceux dont les corps brûlent au premier étage du bâtiment Kam Yip. De sa voix éraillée de chamane, elle convoque dans une longue incantation le souvenir de la dernière Fierté Bolchevique, la Bolcho Pride, la marche illégale de ceux qui ont tout perdu, de ceux qui n’ont plus rien à gagner et que la défaite a rendu inoffensifs. Cette incandescence annuelle et timorée, les autorités la toléraient ; mais cette année, la fête a tourné court, et l’échec de laisser place au drame. On est arrivé trop tard et Manuela Draeger nous conte ceux qui se meurent.

Pour ces damnés, la vie a commencé dans les camps où la mort les avait précédés. Ils sont nés ybürs, et c’est une raison suffisante pour les persécuter. La vie, pour eux, tient tout juste aux quelques mots gravés sur une plaque qu’ils portent en permanence autour de leur cou et qui incitent chacun à rétablir l’ordre en les exterminant. Les enfants ybürs portent la prophétie de leur destin autour du cou, comme d’autres, avant eux, l’ont portée sur leur coeur ; autour d’eux, les bombes au goudron tombent et brûlent avant que leur fumée ne remplisse et ne tue tout, poussant seulement les plus fous à fuir dans des mondes noirs et parallèles, et infinis comme des rêves, et infinis comme la mort.

Dans leurs mondes parallèles, Volodine et ses acolytes convoquent les maux du siècle précédent et prolongent ses conflits, ses paranoïas et le mal-être dans lequel il a plongé notre monde moderne. Sous les bombes qui éradiquent les populations dans leur entièreté, brûlent les cadavres d’enfants échappés de camps de concentration à la discipline militaire où des kapos d’un nouveau genre règnent en maître sur la nouvelle race à abattre. Sur des amoncellements de décharge à l’odeur infâme, des chamanes de second rang prédisent des destins pathétiques. L’amour, même, quand il apparaît, naît au milieu des coups et du sang des persécuteurs tombés, pour une fois, sous les coups rageurs de leurs victimes, condamnées déjà, et qui n’ont plus rien à perdre.

C’est une fin de monde. C’est le dernier râle d’une assemblée d’individus éparses, en crise et déshumanisés, que nous décrit Manuela Draeger, et on ne s’y reconnaît que trop. Pourtant, au milieu de cette fange, il est des êtres extraordinaires tels la Mémé Holgolde, résistante immortelle qui entretient un fragile filin d’espoir, en évoquant aux jeunes le parcours de l’éléphante Marta Ashkarot. Elle traverse les existences comme les pièces d’une immense construction. Comme Marta, les enfants ybürs fuient les génocides et les guerres en quête d’un passage vers un monde meilleur, un monde où l’on s’émerveillerait devant la beauté des choses et dans lequel l’humanité ne serait plus qu’une exception. C’est un rêve dont on rechigne à sortir mais si, même pour Marta, la fin est inéluctable, elle seule représente le bonheur universel dans un contexte mondial défavorable. C’est vers elle qu’on tend, quitte à se perdre, vers l’apaisement de tout, jusqu’à ce qu’enfin, du point de vue de la réalité, ce soit fini.

Le monde que nous conte Manuela Draeger, on n’a plus la force de l’oublier, on n’a plus la force de le dire, mais : nos souvenirs sont les siens.

Et devant, le précipice.

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