Manuscrit trouvé à Saragosse (Version de 1804) de Jan Potocki

Manuscrit trouvé à Saragosse (Version de 1804) de Jan Potocki

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Stavroguine, le 9 janvier 2009 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 6 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (24 240ème position).
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Mystérieux écrits

Quel étrange bouquin que ce Manuscrit trouvé à Saragosse.

Il est présenté comme un grand classique de la littérature fantastique et l'impression semble emporter l'unanimité. De plus, c'est un livre qui a une histoire, c'est-à-dire, la sienne propre, un livre qui a été écrit, remanié, pendant plus de vingt ans, jusqu'à ce que son auteur se suicide avec une balle en argent qu'il aura fait fondre et polie lui-même et qu'il aura fait bénir au préalable. C'est un livre qui a été écrit en français par un savant polonais, qui a été perdu, retrouvé, jamais présenté sous une version complète et qui, finalement, suite aux efforts déployés par deux chercheurs du CNRS, nous arrive en non pas une, mais deux versions, correspondant aux travaux successifs de l'auteur.

De quoi, donc, mettre l'eau à la bouche. Et d'ailleurs, dans un premier temps, on s'en lèche copieusement les babines. On se retrouve dans un univers à la Don Quichotte, dans la Sierra Morena, avec ses bandits - les frères Zoto - et ses revenants qui hantent la lande. La lande, c'est avec le capitaine des Gardes Wallonnes Alphonse van Worden, qu'on la traverse et à peine commence-t-on à y avancer que son écuyer, mystérieusement, disparaît. Alphonse, un brave, part immédiatement à sa recherche et laisse son valet derrière lui. Vaine tentative : non seulement l'écuyer est introuvable, mais à son retour son domestique a lui aussi disparu.
Qu'à cela ne tienne, Alphonse reprend son chemin jusqu'à une auberge où il compte passer la nuit. Elle est vide. Sur un banc, un avertissement prie tout voyageur de ne pas s'arrêter dans cette auberge pour la nuit : elle est hantée. Mais Alphonse est un brave. Il dîne et dort et à minuit, douze coups retentissent...

Ce début fait honneur à la réputation de l'oeuvre : on nage en plein roman d'aventure et de fantastique. L'atmosphère colle à l'histoire avec ses bandits de grands chemins et bientôt des personnages suivront : les deux belles cousines musulmanes bien sûr, puis le bandit Zoto en personne, un ermite, un possédé, des cabalistes, un Juif errant, des bohémiens et même un géomètre. Les dix premières journées sont un régal et on se laisse complètement happer par l'univers. Puis, ... Oh, ne disons pas "plus rien", mais tout de même, force est de constater que tout cela retombe un peu comme un soufflet.
Après leur rencontre avec le chef des bohémiens, l'intrigue principale est complètement délaissée et les différents personnages ne feront plus, les uns après les autres, que raconter leurs vies. Certes, elles ne sont pas inintéressantes et on peut saluer le clin d'oeil de Potocki aux histoires de tradition orale, on se sent même plutôt bien, campant au coin du feu avec les bohémiens à se raconter des histoires. Mais le problème est que tout ça ne va nulle part. On n'a plus que des récits en cascade, parfois difficiles à suivre - les personnages s'y perdent eux-mêmes -, de personnages qui racontent leur vie et leur rencontre avec un autre qui leur raconte sa propre vie et ainsi de suite, comme des poupées russes...
Et nos mystérieuses cousines musulmanes et nos bandits de grands chemins et notre Sierra Morena et tout ce qui nous avait conquis au début, pendant ce temps-là ? On n'en sait rien. Evanouis, tous. Et on continuera à n'en rien savoir passée la dernière ligne, le dernier point, de cette version de 1804 qui n'est pas terminée. La fin, peut-être se trouve-t-elle dans la version de 1810. Sûrement. Et d'ailleurs, on la lira. Seulement, pas maintenant, parce que maintenant, quand même, on reste sur sa faim et, vraiment, on a envie de passer à autre chose. Dommage...

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Les éditions

  • Manuscrit trouvé à Saragosse [Texte imprimé], version de 1804 Jean Potocki établissement du texte, présentation, notes, chronologie et bibliographie par François Rosset et Dominique Triaire
    de Potocki, Jan Rosset, François (Editeur scientifique) Triaire, Dominique (Editeur scientifique)
    Flammarion / G.F.
    ISBN : 9782081211438 ; 12,50 € ; 02/06/2008 ; 769 p. ; Poche
  • Manuscrit trouvé à Saragosse [Texte imprimé] Jean Potocki texte établi, présenté et préf. par Roger Caillois
    de Potocki, Jan Caillois, Roger (Editeur scientifique)
    Gallimard / Collection L'Imaginaire
    ISBN : 9782070423330 ; 11,20 € ; 29/05/2002 ; 350 p. ; Poche
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Un chef d'oeuvre

10 étoiles

Critique de Yossarian (, Inscrit le 6 février 2013, 63 ans) - 6 février 2013

Je ne peux qu'abonder dans le sens de Débézed. Ce livre nous réserve tant de belles surprises : comme un palais des glaces, il nous emmène dans un dédale d'histoires plus rocambolesques les unes que les autres et chaque fois que l'on pense avoir trouvé une sortie, on se retrouve en un autre lieu ou une autre époque. Roman initiatique par excellence, il s'inscrit tout à fait dans le courant romantique et en tant que conte milésien devient intemporel. J'émettrais donc un léger bémol dans l'analyse de Débézed quant à l'aspect 'proto-gothique' de l'oeuvre. Ce roman n'est en rien précurseur du courant gothique qui, à cette époque, est déjà bien installé. Le Château d'Otrante est édité depuis longtemps, les Mystères d'Udolphe et le Moine de Lewis sont contemporains, bientôt Melmoth sera édité et Jane Austen va, avec Northanger Abbey, gentiment parodier ce genre très en vogue. Potocki utilise des traits certes gothiques mais plus par effet de mode. Il y a de l'Ancien Testament, de l'Âne d'or, du Don Quichotte, des Mille et une nuits... Ce livre est un don, il est universel.

Histoires tombées en abîme.

8 étoiles

Critique de Débézed (Besançon, Inscrit le 10 février 2008, 76 ans) - 9 juin 2009

« Officier dans l’armée française, je me trouvai au siège de Saragosse … j’aperçus une petite maisonnette… Je frappai et j’entrai… j’aperçus par terre, dans un coin, plusieurs cahiers de papier écrits… C’était un manuscrit espagnol. » Et, c’est ainsi qu’un officier des troupes napoléonienne découvrit l’histoire d’Alphonse van Worden, capitaine aux Gardes wallonnes, qui voulait rejoindre Madrid où il était affecté, en passant par la Sierra Morena, à travers la chaîne des Alpujarras, malgré les conseils qu’on lui prodiguait pour éviter cette région maléfique.

L’aventure commence par la désertion de ces deux serviteurs, ce qui n’empêche pas notre héros d’atteindre l’auberge de la Venta Quemada, dans la vallée de Los Hermanos, où il va vivre une bien étrange aventure qui débute par une nuit d’amour enchantée avec deux jolies filles qui prétendent être ses cousines. Mais, au petit matin, il se réveille, sous des potences, entre les cadavres de deux pendus. Il trouvera un peu de réconfort auprès d’un vieil ermite et son affreux serviteur qui lui rapporteront des histoires bien étranges avant qu’il rejoigne la cohorte d’un chef bohémien et de ses deux filles où viennent se réfugier, le cabaliste et sa sœur Rebecca, Velasquez le géomètre et épisodiquement le Juif errant. Cette cohorte croise aussi la route de la caravane de Torres Rovellas qui sera lui aussi un grand pourvoyeur d’histoires.

Le comte Jean Potocki va alors nous entraîner dans un labyrinthe d’histoires mises en abîme les unes dans les autres jusqu’à cinq niveaux. Chaque participant à l’intrigue raconte son histoire et les histoires qu’on lui a racontée mais aussi les histoires qu’on a racontées aux personnes qui les lui ont rapportées et ainsi de suite. « La première histoire en engendre une seconde, d’où sort une troisième et ainsi de suite. ». Potocki va comme ça, à travers une multitude d’histoires qui parfois se recoupent, nous raconter les soixante six premiers jours d’Alphonse van Worden dans la Sierra Morena. Le livre est donc découpé en soixante six journées comportant chacune un ou plusieurs récits. Et, chaque personnage qui rapporte une aventure entraîne ses auditeurs dans un univers particulier qui peut parfois chevaucher l’univers d’un récit déjà conté et ainsi constituer dans le livre différents niveaux de narration qui ne sont pas sans rappeler les mondes qui existent dans certains jeux vidéos actuels. Une façon pour l’auteur de balayer très largement le champ de la connaissance historique, religieuse, ésotérique et même scientifique à travers une multitude de regards différents.

Ce puzzle dessine progressivement un long voyage initiatique, à l’image de celui des Chevaliers de la table ronde à la quête du Graal, au bout duquel le capitaine aux Gardes wallonnes va découvrir ses racines et l’avenir qui lui est réservé. Ce grand récit qui n’est peut-être pas encore un roman, a été écrit à partir de 1797 par ce comte polonais de culture française et n’a jamais été publié en France avant 1958. Le préfacier situe cet ouvrage dans la parentèle des « Contes de mille et une nuits » et de Don Quichotte, mais pour ma part, j’y vois une réelle familiarité avec « Melmoth, l’homme errant » écrit par le moine irlandais Charles Robert Maturin en 1820, cinq ans seulement après le suicide mystérieux de Potocki. Si le livre de Maturin est franchement satanique celui de Potocki l’est aussi un peu, même si le monde des diables est souvent inférieur à celui du dieu des trois grandes religions monothéistes.

Mais le livre de Potocki est avant tout un grand précurseur de tous les romans gothiques qui existent encore aujourd’hui. Les thèmes, le vocabulaire et la mise en scène évoquent très fréquemment le monde qui est qualifié comme tel actuellement , celui des diables, vampires, cadavres, monstres répugnants, belles aguicheuses, sous terrains, grottes, cavernes, potences, chaînes, ceintures de chasteté, philtres, élixirs, etc… et de tous les accessoires nécessaires à la construction d’un monde satanique obscur et effrayant. Toutefois, même si Potocki emprunte des chemins qui seront plus familiers au moine irlandais, il laisse toujours triompher la foi en un dieu unique pour les chrétiens, juifs et mahométans. Les forces occultes sont toujours présentes, les diables existent bien mais le dieu des croyants demeure au panthéon des cieux alors que les diables agissent dans l’ombre où sous la terre. La foi est l’une des vertus cardinales de ce livre dont la principale reste cependant l’honneur telle qu’un noble espagnole doit la respecter : taire le secret promis même sous la torture, respecter la parole donnée et tirer l’épée quelque soit la force de l’adversaire. Si la vertu est toujours honorée, elle peut cependant prendre parfois la forme du vice car l’auteur manie l’oxymore avec adresse pour égarer le lecteur, « le plus honnête et vertueux des bandits ». Le stupre et la luxure ne sont pas condamnés mêmes s’ils sont sévèrement punis, la nuit d’amour la plus douce se termine souvent sous la potence avec le cadavre des pendus. Ainsi la vertu a toujours son revers et vice et vertu cohabitent et peuvent même prendre l’apparence l’un de l’autre car dans notre monde « tout n’est qu’apparence, sans aucune réalité. »

La pensée de Potocki semble encore plus complexe et plus sinueuse que son ouvrage. Pour essayer de pénétrer son message, il convient de replacer ce livre dans son contexte historique, Diderot et d’Alembert ne sont pas encore bien loin dans l’histoire quand Potocki entreprend à sa façon une œuvre encyclopédique en rassemblant l’ensemble des connaissances sur les religions, l’ésotérisme, les sciences, l’histoire et la société de son temps. Et, son projet paraît encore plus vaste car il semble bien qu’il essaie de réconcilier le savoir issu de la religion, l’intuition et l’illumination de l’ésotérisme et enfin les démonstrations proposées par la science. Chacun des personnages de la cohorte est détenteur de l’un ou plusieurs de ces savoirs, le cabaliste et sa sœur portent l’ésotérisme, le Juif errant est le représentant du monde occulte, le géomètre incarne la science mais aussi la foi en Dieu et le bohémien apparait comme celui qui met en scène ses personnages pour construire un grand tout composé de deux parties, un monde apparent soumis au dieu des croyants des trois grandes religions et un monde occulte dédié aux forces sous terraines comme l’avers et le revers d’une même médaille. Cette tentative encyclopédique est bien illustrée par la journée 49 au cours de laquelle un des protagonistes raconte l’histoire de l’encyclopédie d’Hervas. Et, tout ceci pour dire que tout a son contraire, le dieu le diable, la religion la magie, la vertu le vice, le bien le mal, et ainsi de suite.

Toutefois un autre aspect de ce livre a retenu mon attention, les scènes d’amour sont toujours interprétées par trois personnes, un homme et deux femmes. Il est vrai qu’en Espagne à ces époques la duègne était souvent de mèche avec la blanche colombe mais j’ai pu penser à une allusion à la Sainte Trinité ou pourquoi pas à la Triade létoïque, Léto, Artémis et Apollon, et peut-être même aux trois piliers maçonniques. Et cette dernière idée ne serait pas déplacée dans un livre qui parle essentiellement d’initiation. Pour en avoir une idée plus précise j’ai jeté un coup d’œil sur le web et je suis loin d’émettre une hypothèse originale, beaucoup posent cette question et certains n’hésitent pas à dire que le comte Potocki appartenait bien à la Franc-maçonnerie. Et cela éclairerait beaucoup de choses que je ne puis expliquer faute de connaissances maçonniques suffisantes !

NB : je n'ai pas lu la même édition que Stavroguine, je disposais de l'édition de José Corti (1989) établie par René Radrizzani

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