L'usine de Vincent de Raeve

L'usine de Vincent de Raeve

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Gilpro, le 24 mars 2007 (Inscrit le 4 février 2007, 78 ans)
La note : 8 étoiles
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Ce que ne devrait pas être le travail

« Voilà onze ans j’ai commencé à travailler dans une usine. j’emballe depuis des piles de papier. Le produit sort de la machine, je vérifie sa conformité. Je pose dessus un plastique. Puis un « top » en bois compressé. Je scotche les quatre coins. Colle une étiquette avec un code-barre. La mets sur la zone d’emballage avec un transpalette. Puis j’attends la suivante. »
En une bonne quarantaine de brefs chapitres thématiques, d’une écriture à la fois tendue et sobre, rageuse et pourtant intériorisée, un homme nous parle de ce son travail. Ou de ce qui devrait être son travail mais n’est plus son calvaire. Un acte répétitif, machinal, déshumanisé, dont celui qui le fait ne voit ni le sens ni le but.
On n’en est certes plus à « Daens » ou « Misère au Pays noir ». Mais l’usine tue toujours. Des travailleurs, par accident, parce que trop d’investissements de sécurité grèveraient les bénéfices. (« C’était en octobre 2002. Une conduite a explosé dans une usine sidérurgique. Il y a eu trois morts (…) Ce site a connu neuf morts d’ouvriers (…) en l’espace de dix-huit mois (…) Pour les six premiers mois de l’année, le groupe dont cette aciérie fait partie annonce un résultat net d’un milliard et neuf cent millions d’euros. ») Mais aussi, et surtout pour l’auteur, les rêves, la sensibilité de ceux que ses entrailles engloutissent chaque jour. La part de vie qu’elle leur ravit excède de plus en plus le temps qu’ils y passent. Ils rapportent chez eux la fatigue, l’abrutissement par le bruit (« Ça vous envahit la tête. Ça porte sur nes nerfs. C’est infini et pernicieux »), l’énervement des cadences abusives, la révolte, l’auto-dévalorisation. Ils perdent la force de profiter de ce pour quoi, en fin de compte, ils aliènent une part de leur vie, le bonheur en famille, les amis, la nature, la maison, le jardin.
Alors, pour tenir le coup, Vincent De Raeve analyse.
Les technocrates que l’on paie grassement pour masquer de leur novlangue une « rationalisation du travail », terme jocrisse pour dire l’accélération des cadences (« Les filles (N.B. de Ferrero) pleurent sur la chaîne, parce que ça va trop vite, qu’elles ne suivent plus, qu’elles ne savent plus pourquoi. Parce qu’elles ont leurs règles qui se répandent et doivent attendre les dix minutes réglementaires pour changer de serviette… »). Les petits chefs qui jouent les cabots afin de garder leur poste. Les manipulations pour entretenir la peur et la division du personnel, comme le recours aux intérimaires sous-payés qu’on mène par la carotte d’un improbable contrat définitif.
Certes, il y a la « rage au ventre », mais il faut honorer les traites, la maison, la voiture. Alors, on bricole ses petits trucs pour tenir, la somatisation, parfois un certificat d’interruption de travail pour ne pas craquer, mais surtout pas trop (« L’entreprise pour laquelle je travaille a distribué trente-huit millions d’euros à ses actionnaires l’année dernière. Et je fais de l’absentéisme. Qui vole qui ? »). Cacher un livre et vite lire quelques lignes entre deux palettes. Jusqu’au refus d’aller chercher la boîte de chocolats jetée en pâture à Noël, question de dignité. Et, bien sûr, l’activité syndicale, aussi critique soit-on envers ses capitulations.
Vincent De Raeve n’est pas dupe. La plupart sont complices de leur aliénation. « Je ne trouve pas grand monde qui pense comme moi ». « Quelle est cette force étrange qui nous pousse à accepter l’inacceptable… ? » Et les modes de vie que la plupart adoptent, poussés par leurs instincts grégaires, assurent la pérennité du système : « Je vois des gens qui vont chercher des enfants à l’école (…) Leurs gosses sont habillés comme à la télé (…) déjà vaincus, façonnés par la pub. Les papas ont des jantes alu, des lecteurs dvd dans leurs voitures ». « Suis-je fou ou différent ? Peut-être que de ne pas trouver de plaisir à (…) baver sur des habits ou des télévisions plasma est devenu indécent. Je n’aime pas les parcs d’attraction, les complexes cinématographiques, les pièges à touristes, les fast-foods, les châssis en pvc (…) Mais j’aime lire des histoires à mes enfants, tous les soirs. J’aime être dans mon jardin et écouter les oiseaux qui se disputent dans la haie. J’aime refaire le monde en picolant. J’aime caresser mon idiot de chien qui perd ses poils toute l’année… »
Et Vincent De Raeve d’aspirer à « un travail qui remplisse mon vide, un travail avec et pour des êtres humains, un travail d’ouvreur de portes, qui m’en ouvre également. » Un travail pour lequel on pressent l’auteur finira par s’arracher à l’usine.
Des paroles à méditer chaque fois que nous posons dans notre caddy un article sorti de ces chaînes briseuses de rêves.

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  Correction 7 Gilpro 25 mars 2007 @ 14:48

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