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Minoritaire

avatar 30/05/2012 @ 09:46:50
C’est une ville. Elle est déserte. Les rues sont rectilignes.
Déserte, ça ne veut pas seulement dire qu’il n’y a personne : il n’y a rien. Pas de voiture, pas de jardin, pas de papiers balayés par le vent ; d’ailleurs, il n’y a pas de vent. Rien que des trottoirs étroits bordant des immeubles aux arêtes saillantes, aux fenêtres carrées béant sur d’insondables ténèbres. Une lumière crue tombe verticalement d’un ciel uni, offrant un spectre de couleurs qui va de l’ocre au gris.
Dans ce mélange de paysage terrestre et d’ambiance lunaire, j’arpente les rues. Deux cent septante-cinq pas entre chaque carrefour. Le silence est étrange, total ; pas une mouche pour le troubler. C’est à peine si j’entends mes propres pas et ma respiration. Je m’arrête... Non, je ne les entends pas. Je marche dans ce silence solide comme l’air. Combien de temps ? Rien n’indique qu’il soit plus tôt ou plus tard. Le temps est aussi immobile que l’espace. Et derrière chaque coin, le même décor immuable.
Un carrefour comme tant d’autres ; je le traverse sans regarder. Je ne regarde plus. Pourtant...
Quelque chose d’insolite vient frapper la rétine de mon œil gauche. Je pivote : c’est un arbre, un feuillu, énorme, colossal. Ses racines vont d’un trottoir à l’autre ; le tronc est à peine moins large et ses plus basses branches frôlent les toits. Semblable à une statue, son feuillage n’a pas le moindre frémissement. Il est aussi immobile et silencieux que la ville où il plonge ses racines. Mais le parfum d’humus qui sourd de son ombrage ne ment pas : il reste un coin de vie dans cet univers stérile. Je m’approche. J’aperçois, suspendu à une branche, un point coloré. Une fleur, un fruit, un ballon d’enfant? Je m’approche encore pour mieux distinguer. Je suis presque en dessous quand l’objet tombe à mes pieds, doucement, comme une offrande. C’est un fruit. Je le ramasse ; sa peau est douce, une odeur sucrée monte à mes narines. Je vais pour y mordre, mais je me reprends et j’adresse d’abord à mon végétal ami un salut de reconnaissance. En quelques bouchées, tout est consommé. Il n’y avait ni pépins, ni noyau. Tout en mangeant, j’ai repris mon mouvement. Je suis maintenant à quelques pas du tronc. Sous mes pieds, un tapis de mousse me tend les bras, je m’y love, repu et doucement saoul. La ville et son périple infini me semblent loin, je m’offre quelques instants de repos.
***
L’homme s’endort bientôt d’un sommeil profond. Une bruine acide tombe alors du feuillage et dissout le corps étendu. Déjà, l’arbre y puise sa substance tandis qu’au loin, sous le ciel uni, s’agrandit encore son piège de rues.

Darius
avatar 30/05/2012 @ 09:49:36
quel joli conte fantastique..tout en poésie..

JEyre

avatar 30/05/2012 @ 12:49:57
Ca m'a glacé le sang ! Etrange... Que faut-il y voir ? Faut-il d'ailleurs y voir quelque chose d'autre ? J'ai aimé, comme souvent tes textes.

Pieronnelle

avatar 30/05/2012 @ 13:22:41
L'arbre qui se nourrit de l'homme pour survivre, qui l'a pour un instant attiré dans son piège par un fruit trompeur, parce que c'est son seul espoir de ne pas se faire broyer par la ville tentaculaire. J'ai cru retrouver "les villes tentaculaires" de Verhaeren !
Je comprends bien cette sensation de solitude de l'homme et la vengeance de l'arbre sur le béton. Moi qui ne suit entourée que d'arbres sans lesquels je ne pourrais pas vivre...
Très beau conte, presqu'une parabole!!

Nathafi
avatar 30/05/2012 @ 19:41:01
J'aime beaucoup l'ambiance qui se dégage de ton texte...
Une vision un peu apocalyptique, cet arbre qui s'étend partout en dépit des obstacles... et qui règne...

Tistou 01/06/2012 @ 14:43:33
He bien une belle mort, non ? Dans la situation cataclysmique que tu nous décrit, dans une ambiance genre "la route", en moins désespérée et aussi désespérante, finalement mieux vaut ça qu'être bouffé par ses congénères ? Me semble.
Joli contraste entre le désert urbain-humain et la vitalité végétale ...

Camarata 01/06/2012 @ 16:57:10
Très beau texte, prenant, rythmé, imagé, une vraie nouvelle de pur fantastique.

J’y vois une certaine punition de la naïveté, de l’abandon.

Dans un univers minéral, vide et désolé, le recours à l’organique est trompeur et mortel.

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