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Pieronnelle

avatar 17/12/2011 @ 02:40:00
Elle avance lentement dans la cuisine et se dirige vers la table une main sur la hanche gauche. Le pas est las, hésitant, traînant. Son corps, aussi léger qu’une plume, semble ne plus avoir de consistance et dans quelques minutes il se posera maladroitement sur la chaise qui l’attend. Le poids des jours passés et à venir l’écrase déjà dans ce petit matin devant le bol de café fumant et la petite coupelle remplie de gélules et comprimés multicolores. Ses yeux pales regardent sans voir et sa bouche a gardé un pli amer vestige de sa nuit artificielle qui n’a laissé aucune place aux rêves.
La recherche de pensées et d’idées crispe son visage. Rien, rien ne parvient encore à remonter ; il n’y a qu’interrogation, incompréhension. Pourquoi ce brouillard ? Pourquoi suis-je encore là ? Combien d’années déjà ?
Tout à l’heure, après les gorgées de café avalées lentement, les bouchées de petits pains mâchées péniblement avec la chimie colorée qui lui prolonge la vie, des traces de souvenirs viendront s’afficher sur l’écran gris de sa mémoire. Et la crainte et l’angoisse reviendront teintées de lassitude.
Pourtant, derrière les yeux qui ont vu tant de choses, la vie vécue est tapie avec la cohorte des souvenirs qui n’ont plus droit d’entrée ; à part peut-être les plus anciens qui parfois s’échappent en bouffées éparses. Pourtant ce sont ceux-là qu’elle aimerait oublier ; ce père à l’originalité dérangeante ; cette mère paralysée qu’elle n’aura connue que tremblante dans un fauteuil. Enfant sans enfance, à tenir la maison comme une petite femme.
Mais le compagnon de ses jours, de plus de cinquante ans de vie, c’est de lui qu’elle se souvient le mieux même si elle lui en veut d’être parti avant elle ; et du mariage d’amour, malgré l’opposition du père qui perdait sa servante ; malgré la pauvreté des dix premières années avec les deux petites filles arrivées trop tôt ;
Elle ne cherche pas vraiment à retrouver cette vie en pointillée ; et quand quelqu’un l’évoque devant elle, le pli amer de la bouche s’accentue et elle hoche la tête comme pour interdire aux souvenirs de s’installer.
Elle ne comprend pas pourquoi elle est toujours là ; comment elle a pu arriver jusque là et ce qu’elle ne supporte pas c’est cette existence sans envie, sans intérêt, sans goût. Après le deuil elle a même refusé de se nourrir, écoeurée de se retrouver seule face à ce vide immense qui allait être le nouveau compagnon de ses jours.
Les mains noueuses s’agitent et parlent souvent, seuls reflets des lambeaux de pensées auxquels elle s’accroche. Et quand l’esprit parvient parfois à s’éclairer, que la vie présente l’éclabousse brusquement, elle lève ses yeux étonnés de découvrir un monde qui échappe à sa compréhension et dans lequel elle ne sait plus vivre. Alors les paroles arrivent en point d’interrogation, en plaintes et regrets. Elle concentre son esprit sur les choses quotidiennes qu’elle se désole de ne plus pouvoir faire, se trouvant bonne à rien. Plus le droit d’ouvrir le gaz, d’utiliser les poêles et casseroles ; toujours ce froid intérieur malgré un chauffage dont elle ne comprend plus le fonctionnement ; télé allumée qu’elle ne regarde pas, les yeux ailleurs, recroquevillée dans son fauteuil seul lieu où son corps douloureux retrouve un certain apaisement.
Aimer n’existe plus, seul reste ce sentiment de crainte, redouté et attendu, d’une fin inéluctable tous les jours repoussée sans trop savoir pourquoi. Les enfants évoluent autour d’elle comme des ombres protectrices qu’elle ne cherche plus vraiment à discerner les unes des autres.
Les journées s’écoulent, rythmées par les repas obligatoires consommés sans faim et les visites habituelles qui font partie de ce grand brouillard qui l’entoure. Pas de reconnaissance ni de remerciements envers ceux qui s’agitent et s’évertuent à prolonger une vie qu’elle ne désire plus. A quoi bon tous ces gestes, ces attentions qui ne servent plus à rien car le plaisir lui aussi n’existe plus ; peut-être les chocolats pralinés parviennent encore à provoquer en elle cette sensation qui lui était pourtant si chère aux fêtes de Noël. Ces fêtes sont une épreuve, elle n’a plus le courage de les vivre, telle une plante qu’on arrose et alimente, elle qui passait des heures à préparer et cuire la dinde aux marrons et à décorer les plats.
Derrière les yeux ne reste qu’une vie déjà morte alors que celle qui se déroule devant ressemble à un écran où les images délavées s’effacent peu à peu.
Jusqu’à la lumière blanche, éblouissante, qui enfin la délivrera…

JEyre

avatar 17/12/2011 @ 08:53:45
Quelle beauté, quelle cruauté, quelle justesse, quelle empathie, quelle sensibilité...!
Je suis très émue de ce que tu nous livres ici. Cela doit être une expérience très douloureuse pour elle et pour ses proches. La vie est injuste.
Je trouve ton texte très touchant Piero... Je ne sais quoi ajouter, je suis un peu boulversée...

JEyre

avatar 17/12/2011 @ 08:56:44
Lui liras-tu ce texte ?

Gladir
avatar 17/12/2011 @ 12:09:28
Très beau texte, très réaliste. La sensation oppressante qui entoure cette dame en fin de texte pourrait nous arriver à tous.

Henri Cachia

avatar 17/12/2011 @ 13:31:28
Très très beau texte, écrit en pleine nuit; c'est peut-être cela qui lui donne une telle force, une telle justesse. Très parlant, en tout cas pour moi...Il me semble que tu t'es particulièrement appliquée sur ce texte. Depuis que je te lis, c'est à mon avis ton meilleur!
Une vie qui est encore là, on se demande pour qui...elle n'en veut plus, et la supporte tant bien que mal...
Merci infiniment, chère Pieronnelle.

Peguy

avatar 17/12/2011 @ 15:00:17
Pieronnelle, noir, noir c'est noir...
C'est si finement décrit. Situation décrite avec une finesse des mots, une justesse irréprochable.
Pauvre dame dégoûtée de la vie, se laisse aller, en a marre.
Suis bouleversée, toute chamboulée là...

Peguy

avatar 17/12/2011 @ 15:11:43
je viens rajouter mon grain de sel.
http://youtube.com/watch/…

JEyre

avatar 17/12/2011 @ 16:15:41
C'est d'un goût douteux ce clip ici.

Pieronnelle

avatar 17/12/2011 @ 16:33:47
Merci beaucoup Jane et Henri, vos posts me touchent infiniment.

Gladir, je ne te connais pas encore et te remercie aussi pour cette attention. Je n'ai pas encore eu le temps de lire tes textes mais cela ne saurait tarder...

Péguy, tu pars un peu dans tous les sens et je pense que ce que tu as ressenti ne va pas du tout dans le sens de ta vidéo...Il n'y a rien de macabre, rien qu'un constat de vie pour une personne que l'on aime...Mais merci de m'avoir lu, tu comprendras sans doute mieux plus tard...

Nathafi
avatar 17/12/2011 @ 20:09:05
Ah, Piero, j'ai les yeux qui piquent...

Valadon
avatar 17/12/2011 @ 20:53:15
Je viens de voir ton texte...comme toujours, Piero, ton ecrit sent la vie, la vraie, tu nous livres un petit bout de toi...et comme toujours, tu fais cela avec une grace infinnie, une douceur, une delicatesse...et une belle ecriture...
Et quand je te lis, il ne m'est pas difficile de la voir cette dame, pas difficile d'imaginer, de projeter l'image de personnes qui me sont proches dans ce portrait a la fois intime et universel.C'est douloureux, mais c'est tellement la vie...

Pieronnelle

avatar 18/12/2011 @ 12:39:01
Merci Nath et Val! :-)))


C'est douloureux, mais c'est tellement la vie...


Eh oui...

Peguy

avatar 19/12/2011 @ 12:08:23
C'est d'un goût douteux ce clip ici.

Oui, tout à fait, à l'avenir, j'éviterais de mettre n'importe quoi n'importe où.
Mais, le point commun, c'est que la musique de Saint-Saëns n'a rien de macabre (enfin, je trouve) et que le texte de Pieronnelle non plus.
Chez Pieronnelle, c'est juste une dame lasse, lasse de se défendre, s'acharner à rester plus longtemps.
Mais peut-être n'ai je rien compris...
Péguy, tu pars un peu dans tous les sens et je pense que ce que tu as ressenti ne va pas du tout dans le sens de ta vidéo...Il n'y a rien de macabre, rien qu'un constat de vie pour une personne que l'on aime...Mais merci de m'avoir lu, tu comprendras sans doute mieux plus tard...

Une personne de ton entourage est dans le même état d'esprit, oh désolée, j'espère ne t'avoir pas blessée avec mes futileries.
Je viens de voir ton texte...comme toujours, Piero, ton ecrit sent la vie, la vraie, tu nous livres un petit bout de toi...et comme toujours, tu fais cela avec une grace infinnie, une douceur, une delicatesse...et une belle ecriture...
Et quand je te lis, il ne m'est pas difficile de la voir cette dame, pas difficile d'imaginer, de projeter l'image de personnes qui me sont proches dans ce portrait a la fois intime et universel.C'est douloureux, mais c'est tellement la vie...

Je rejoins Valadon.

Tistou 30/12/2011 @ 23:51:41
A l'instar d'Henri CACHIA je pense aussi que c'est ton meilleur, ou dans tes meilleurs, et je dirais que tes progrès sont évidents au fil du temps comme si tu ne retenais plus autant "les chevaux". Je dirais ça ...
Texte très juste qui concerne un quelqu'un qu'on connait tous autour de nous, et qui contribue à nous faire peur de l'avenir, à nous donner peur de vieillir.
Que dire d'autre que ce que tu as dit ? Tout est juste. Et que faire ?
Et dire que ce sera de plus en plus actuel dans les décennies à venir ... à moins d'évènements qui pourraient tout chambouler comme en ont été jalonnés tous les siècles ...
Pas simple.

Garance62
avatar 31/12/2011 @ 12:22:14
Parce que ce n'est pas vraiment possible de quitter cette année 2011 sans faire un coucou quelque part dans "Vos écrits", je choisis ce beau texte de toi Piero.
Ta plume (déliée, oui, Tistou) atteint ici une belle assise, une maturité qui fait très plaisir à lire, malgré le thème choisi (connu ?).

C'est très beau en même temps que d'être trop triste (et ce n'est pas du langage de djeun...).

"La beauté est accablante autant que la douleur et cet accablement provoque l'écriture" C. Bobin... je suis fidèle :))

Nous avons de la chance de pouvoir aligner nos mots pour alléger les trop grandes lourdeurs et les trop grands bonheurs.

Mais Piero, tu me connais, si ton texte est terriblement réaliste, je ne peux m'empêcher de prendre en pensée cette petite vieille dame, de lui prendre la main, les yeux, le cœur et de lui faire entendre les chants d'oiseaux, de lui faire regarder la brume qui se lève, l'éclat de rire dans la cour de récréation (bon, d'accord un 31 décembre les cours sont vides mais l'imagination...). Ma grand-mère a gardé le sourire sur la vie jusqu'à son dernier jour, à l'hôpital. Les infirmières étaient émue de voir ce corps fatigué par les travaux, par les onze grossesses, ce crâne à peine parsemé de maigres poignées de cheveux blancs, ces mains tachetées, elles étaient émues de voir cette dame si fatiguée continuer à leur sourire, à sourire à la vie.

Comment avec cet exemple-là peut-on avoir si peur de vieillir ? Tistou je te comprends tout de même. Et je te rassure : il m'arrive d'angoisser quelque peu à l'idée de perdre la vue, de perdre l'usage de mes pieds, de mes mains, de mes mots. Mais si cela doit arriver un jour il sera bien temps d'y faire face. Avant, c'est du temps de vie perdu en vaine conjecture.

Merci Piero car avec ce texte-là j'ai pu remettre une petite couche de peinture garancienne : tant qu'il y a de l'amour, rien n'est perdu !

Beau dernier jour de l'année à ceux qui passent ici. Et bises toutes particulières à "notre" Piero.

Pieronnelle

avatar 31/12/2011 @ 12:55:45
Merci Garance d'apporter un autre aspect de la vieillesse; un aspect que j'aurais tant aimé pour celle qui est ma maman...Mais impossible de lui faire apprécier quelque chose, elle n'a plus de goût à rien et ça me désespère...
Je tiens à dire, comme tu le fais par l'exemple de ta grand-mère, que ce n'est pas tant la vieillesse qui apporte de l'angoisse (après tout tant de gens auraient aimé vieillir) c'est la perte du goût de vivre car l'esprit ne fonctionne plus avec ses envies et ses révoltes.
Tant que cet esprit fonctionne et que le physique n'est pas trop affaibli il peut vraiment rester une joie de vivre, de partager, d'apporter aux autres l'exemple d'une vie bien remplie et conforme le plus possible avec ses idées.
Je n'ai pas voulu généraliser sur la vieillesse, j'ai simplement voulu faire le portrait de celle qui m'est chère et que je vois de jour en jour se "perdre" dans un brouillard qui la perturbe.
Elle ne veut pas partir mais le souhaite car les vies, celles d'avant et d'après, se dérobent...
Merci de ton passage qui pour moi est particulièrement précieux!:-)))

Laventuriere 02/01/2012 @ 13:21:35
Le douloureux regard d'une enfant dont l'amour est inaltéré, inaltérable et d'une infinie profondeur...pour celle qui fut, qui est et restera toujours...
Merci, Piero.

Aria
avatar 05/01/2012 @ 16:48:24
Quel texte magnifique, Piero, qui, comme tu t'en doutes, me touche profondément.

Aucune vieillesse ne ressemble à une autre, j'aurais presque appelé ce texte "effacement", car cette maman, qui a été si importante aux yeux de sa fille et l'est toujours, semble s'effacer peu à peu, avec en fond, tout ce qu' a été sa vie.

Elle devait aimer cuisiner, la cuisine était-elle un royaume interdit aux autres ? Et là, elle n'a plus le droit de toucher ses casseroles.
Tu as trouvé, ainsi, plein de détails concrets qui éclairent ce qu'a été sa vie.

Je souffre avec toi (et combien je te comprends) de ce que tu ressens face à cette maman qui n'a plus goût à rien. Te le dit-elle ?
Essaie de la faire parler de ses moments heureux et tu verras, peut-être sourira-t-elle et cela sera une telle lumière pour toi !

Piero, vraiment tu as écrit l'un des plus beaux textes de Vos Ecrits.
Je t'embrasse.

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