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Tistou 29/06/2004 @ 23:39:54
Ca y est. Je viens de tourner à gauche, de couper la Nationale, lentement, comme à regret, pour rentrer sur le parking. Il pourrait bien pleuvoir, neiger, il pourrait bien faire un temps de fin du monde. Même pas, le soleil s’éclipse entre deux nuages, une petite brise fait frissonner les feuilles des platanes en pleine poussée de sève, (poussée de sève, ici !) mais je ne vois rien, ne sens rien. Mon énergie est tendue, mobilisée par ce qui attend là, juste à 300 mètres.
Des petits groupes, beaucoup de femmes et d’enfants, traînent, nonchalamment, près des voitures garées en épi, sous les arbres. Une famille, arabe- tiens jamais vu ceux là- est installée sur l’herbe, sous une ombre chiche. On les devine fatalistes, résignés à attendre l’heure, leur heure. Le foulard qui enserre ses cheveux, à elle, qui lui fait une tête toute ronde, et puis le kaftan, les mouvements comme au ralenti me ramènent il y a longtemps en arrière, au Maroc. Au Maroc … Tous les trois composent un tableau familier. On s’attendrait presque à les voir déballer des salades et se mettre à griller des brochettes sur un feu de charbon de bois improvisé, et l’enfant saisir un ballon et se mettre à courir pour inciter son père à sortir de sa réserve. Mais non. Là bas, plus loin, deux adolescents s’interpellent, bruyamment, à grands renforts de tapes dans les mains. Le jogging est roulé jusque sous les genoux, les inévitables Nike aux pieds, le débardeur dégageant cliniquement les pectoraux, ça sent le mauvais téléfilm, version voyez-comme-ma banlieue-fait-vraie.
Allez, une place, garer la voiture. Une pesanteur m’envahit, c’est chaque fois pareil quand j’arrive ici. Le lieu porte en lui comme une malédiction. Au loin derrière les barbelés les murs sont gris, normal c’est du béton. Mais il doit y avoir un béton prison, un béton spécial qui ne sert qu’à construire les prisons. Et ces murs sont hauts, avec des tourelles /miradors aux quatre coins. Et entre les murs et les barbelés, juste devant, un large espace, dénudé, sans végétation, sans vie, sorte de no man’s land avec un sol fait de cailloux, de sable, … Et comme une décoration macabre, des sacs en plastiques, de toutes les couleurs, sont venus se plaquer sur les barbelés, à toutes les hauteurs. Eux aussi frissonnent avec le vent, mais point de sève ici. Ils ne s’épanouiront jamais sous les actions du soleil et de la pluie conjuguées. La malédiction du lieu les a frappés. Création humaine, c’est la prison pour eux aussi. Ils n’avaient qu’à pas s’approcher.
Prendre le sac de vêtements propres dans le coffre, verrouiller la voiture. Je me dirige vers le local d’accueil des familles où sont regroupés ceux du prochain tour. Ca marche par tour, qu’il faut prendre bien longtemps à l’avance, en général réservé à la famille. Et son tour c’est trente minutes. Trente minutes enfermé avec son fils à l’intérieur des murs en béton-prison, dans une cellule-parloir minuscule. Encore a-t-il fallu auparavant rentrer dans l’enceinte de la prison encore trente minutes avant pour les contrôles d’identité, la fouille, et l’attente, toujours l’attente.
On se reconnait d’habitude entre « habitués » du créneau horaire et du jour. On prend des nouvelles du fils de celle ci, qu’on a cotoyé dans un parloir à plusieurs places. On vérifie rapidement que telle autre n’est pas là avec ses enfants braillards qui ne permettent même pas une attente dans le calme. Calme tiens, voilà bien un concept qui ne rime pas avec prison. Ca ne doit pas exister ça, là bas.
Non, aujourd’hui pas d’habitués, de compagnons de galère. La visite c’était hier et si je suis revenu aujourd’hui, c’est que j’avais oublié le sac de vêtements propres. Des visages inconnus, et pourtant ? On n’est pour l’essentiel pas trop surpris de les trouver à cet endroit. L’environnement façonnerait-il les individus, « Homo carcerum », non plutôt « homo visitum ». Et moi, c’est pareil ? Gros coup de blues. « Non, merci, pas de café ». Oui, on vous offre un café au local d’accueil. Et on peut y consulter le journal.
Je n’en suis pas encore à tenir salon avec des que j’aurais fini par connaître. Combien de temps cela demandera-t-il ? Les propos échangés sont de toutes façons dans le ton de l’environnement ; minimaux, méfiants, j’écrirais presque … prison.
Je suis tiré de mon cafard par un mouvement de foule. Ca va être le troisième tour.
Sortir, aller jusqu’à la grille entre les barbelés. La porte s’ouvre et la gardienne s’avance, liste à la main. Elle est mignonne, l’air décidée. Mais qu’est-ce qu’elle fout là ? Tous les jours à travailler là, avec les sacs en plastique au dessus d’elle qui claquent comme des oriflammes ! Sa voix se perd dans le vent mais de toutes façons elle connait quasiment tout le monde. Au fur et à mesure qu’ils sont appelés, des individus, seuls ou par 2 ou 3 passent la grille, et se regroupent. Les brebis égarées attendant le pasteur pour les conduire à l’étape suivante dans le jeu de l’oie carcéral.
« Je suis venu apporter des vêtements ». « Votre nom ? » Elle l’inscrit sur la liste du tour. Et le troupeau s’ébranle, traverse le no man’s land. On distingue sur les hauts murs derrière l’enceinte, les ouvertures exigues des fenêtres, à barreaux. A mesure qu’on s’approche, on distingue derrière une autre enceinte un terrain de sport, bitumé, vide, toujours vide, visites obligent évidemment. Et c’est là certainement leur espace qui rappelle le plus la liberté. Leur pour eux, eux, les détenus, les prévenus, multiples catégories dont on n’a même pas idée dans le monde j’allais dire des vivants ! Et quand on s’approche, on commence à entendre le bruit. Est-ce parce qu’on nous voit approcher, ou plutôt parce qu’ils savent que le jeudi à heures fixes et demies d’heures, les visiteurs approchent ? Ca gueule, cris mi-humains mi-animaux. Pas animaux des forêts et des montagnes. Animaux enfermés, animaux qui tournent en rond, animaux désespérés. La plupart du temps on ne comprend pas, parfois c’est un prénom, mais toujours la confusion, et le bruit.
Ah mon fils, mais qu’est ce que tu fais là ? Dans quel état peut-on sortir de là ? Pourquoi as tu fait ça ?
Comment croire que cette dérive, son crime, était planifiée par le destin ? Comment ne pas penser qu’on a participé à cette chose, contribuer à rendre ce maudit lieu nécessaire pour mettre à l’abri la société d’un criminel ? Son fils, ça n’est pas l’individu lambda que j’ai l’habitude de croiser là bas. Jeune la plupart du temps, faciès d’étranger. Non c’est celui qu’on a amené par la main à l’école, qu’on a porté, c’est celui qu’on trouvait normal de retrouver le soir, c’est celui qu’on grondait pour des résultats pas toujours à la hauteur. Jeune aussi, faciès d’étranger certainement aux yeux de cette mère à côté de moi qui attend d’être appelée pour rentrer dans l’enceinte proprement dite. Elle va retrouver pour une demie heure son fils, ou peut être son mari. Sûrement elle aussi songe aux moments qu’ils ont pu passer ensemble, dans un autre monde, un monde de liberté avant qu’il fasse la connerie qui l’aura plongé dans ce lieu de malédiction. Elle aussi se demande comment il sortira.
Pendant que l’appel fait passer un par un les visiteurs dans le ventre du monstre, je songe aux feuilles, aux feuilles du platane. Il ne sait même pas qu’elles sont en train de sortir, d’être caressées par la brise. Tout juste voit-il les sacs en plastique accrochés aux barbelés…
Je repense à ce refrain obsédant de MURAT ;
« Quest ce que tu entends de moi que je n’entends pas ? Ami réponds moi »
« Qu’est ce que tu vois de moi que je ne vois pas ? Devrais je en pleurer ?
Oui, devrais je en pleurer ? Mais demain mon ami me répondra.

Yali 29/06/2004 @ 23:48:22
:-)

Yali 29/06/2004 @ 23:57:47
Je ne savais comment le dire autrement, t'es comme qui dirait « Dedans »
Juste la fin où…

Monique 30/06/2004 @ 09:03:55
Tistou, ON est dedans, vraiment, ce descriptif d'ambiance, de lieu, est bien amené et on est enclin à penser que ça touche le réel, bien que je n'aie jamais vécu ce genre d'épisode. Du vécu ou pas, tu le diras ou pas, peu importe, c'est limpide et prenant.
Le seul défaut que je signalerai, tout petit, à la fin aussi : "Il ne sait même pas qu’elles sont en train de sortir", qui "il" ? On comprend que c'est le fils, mais il faut une seconde de trop. Quant à Murat... Bravo Tistou

Yali 30/06/2004 @ 09:06:53
Le thème me tente ! D'autant que ce n'est pas un sujet que j'aborderais normalement. Hum…

Yali 30/06/2004 @ 19:19:21
Pas facile comme sujet !!!
Comment t’as fait Tistou pour ne pas te faire submerger par la pluie diluvienne des sentiments contradictoires à l'écriture ?

Sido

avatar 30/06/2004 @ 23:41:35
j'ai toujours pensé que l'écriture n'attendait que toi.

Tistou 01/07/2004 @ 00:23:32
Pas facile comme sujet !!!
Comment t’as fait Tistou pour ne pas te faire submerger par la pluie diluvienne des sentiments contradictoires à l'écriture ?


Je ne sais pas et d'ailleurs je ne suis pas sûr de comprendre ta question!
Et Vénus alors?
Et Parfum d'acacia? Il est tombé dans le jardin?

Yali 01/07/2004 @ 09:42:19
L'injustice dans la justice, ce genre de chose…
J'ai presque fini, mais là j'en ai chié, vraiment.

Vénus se fait consommer et en redemande !
Parfum d'acacia suivra :)

Monique 01/07/2004 @ 09:58:21
L'injustice dans la justice, ce genre de chose… J'ai presque fini, mais là j'en ai chié, vraiment.

Yali, tu nous fais languir...

Yali 01/07/2004 @ 10:34:08
Je peaufine. Dans les heures qui suivent, promis.

Benoit
avatar 01/07/2004 @ 21:38:01
Je ne peux que me joindre au choeur des louanges. C'est sur, on y est, on est le personnage (surtout avec l'arrivee de la voiture, car c'est exactement les pensées qui me traversent lorsque je vais à un endroit où je pourrais connaitre du monde).

Monique 01/07/2004 @ 23:06:57
moi ce que je préfère dans la mécanique, c'est les levées d'écrou

Gerie 02/07/2004 @ 14:45:53
Ton texte Tistou est très bien, il coule tout seul, comme une évidence.
Il ne sonne pas seulement vrai, il est bien écrit.
Tu as fait une jalouse (moi).

Tistou 02/07/2004 @ 15:54:42
Merci à tous pour vos réactions. C'est vraiment super. C'était la première fois que je me trouvais dans un tel état pour écrire quelque chose.

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