Shelton
avatar 12/08/2008 @ 17:07:52
[Texte que j'avais écrit après cette exposition]

Exposition : Allemagne, les années noires
Musée Maillol, Paris
Jusqu’au 4 février 2008

Ouvrage : Grosz de Ivo Kranzfelder, Taschen (ISBN : 2743452854)

Bandes dessinées : Ernie Pike de Hugo Pratt, Casterman (ISBN : 9782203344365)
Dix de der de Comes, Casterman (ISBN : 2203334959)
C’était la guerre des tranchées de Tardi, Casterman (ISBN : 2203359056)

Documentaire : Guerre et Poste de Albaret et Tardi, Casterman (ISBN : 9782203010208)


Oui, aujourd’hui, je fais le pari de vous proposer une réflexion transverse, comme on dit aujourd’hui, c’est à dire qu’en parlant d’une exposition que j’ai visité samedi dernier, je vous propose d’élargir le point de vue tout en vous invitant, pour tous ceux qui auront la possibilité d’aller à Paris avant le 4 février, d’aller voir « Allemagne, les années noires ».

Le musée Maillol, nous invite à faire une plongée dans les années noires de l’Allemagne. Il ne s’agit pas des années du nazisme (celles-ci seraient plutôt noires et rouges, dramatiques et inhumaines…) mais des années de la première guerre mondiale et de la République de Weimar.

Un certain nombre d’artistes, plus ou moins confirmés, tous allemands, se retrouvent mobilisés et vont être témoins de la réalité de la guerre. C’est leur initiation à la barbarie. Comme ils sont avant tout dessinateurs, peintres, ils ne peuvent s’empêcher d’utiliser leur art pour témoigner, puis lutter contre la guerre, cet espace qui rend inhumain…

L’artiste qui est confronté à cette barbarie est tout d’abord surpris, puis terrorisé. Comment transmettre la mort, le sang, la peur, le néant, la violence, le combat… La guerre est un amalgame terrifiant de bruit, mais comment dessiner le bruit ? Dessiner un cadavre abandonné dans une tranchée… est-ce un témoignage ? du voyeurisme ? de la curiosité mal placée ? un documentaire ?

Ces artistes regroupés dans cette exposition, Otto Dix, Max Beckmann, Walter Gramatté, Jakob Steinhardt, George Grosz ou Ludwig Meidner sentent qu’ils doivent travailler, sinon de concert, au moins dans la même direction : il faut empêcher les nationalistes de tous poils de s’approprier la guerre pour en offrir un mythe acceptable. La guerre est, par principe et par réalité, inacceptable !!! Elle est l’horreur incarnée, le mal absolu et tout, absolument tout, doit être entrepris pour l’éradiquer de la planète, utopie sous-jacente à cette exposition qui se termine par l’art sous la République de Weimar, c’est à dire le moment où l’Allemagne va continuer de digérer, dans la douleur, les conséquences humaines, démographiques, économiques, politiques de la guerre…

Cette exposition est d’une force incroyable et aurait mérité un écho beaucoup plus fort dans une société où les puissants voudraient nous faire croire que la guerre n’est qu’une banalité, le simple prolongement de la diplomatie par d’autres moyens… Balkans, Liban, Soudan, Afghanistan, Irak…

Cette exposition m’a immédiatement fait penser à une bande dessinée, d’un certain Jacques Tardi, « C’était la guerre des tranchées », une bédé atypique qui montre de façon cruelle, réaliste et allégorique, la guerre. Seule différence, me direz-vous, et elle est de taille, Jacques Tardi n’a pas fait la guerre de 1914-1918 ! Oui, mais c’est son grand-père qui avait été le héros de l’ombre de ce conflit horrible et c’est en pensant à cet homme qu’il aimait beaucoup que Jacques écrit son ouvrage avec dans la tête un principe de base : « Je ne m’intéresse qu’à l’homme et à ses souffrances, et mon indignation est grande… Toutes ces idées étaient déjà bien ancrées chez Cro-Magnon ; cette brutalité, c’est l’homme qui la porte en lui… Le 11 novembre, on médaille un vieillard, combien en reste-t-il ?… Il avait vingt ans en 1915 et on l’a dépossédé de sa jeunesse et de son avenir. Alors, te moque pas… »

Mais, la guerre, si horrible soit-elle, marque profondément les hommes. Tout respire la guerre, sent la guerre, suinte la guerre… Ossements, restes d’armes, ruines, forts en décomposition, obus plantés dans la terre comme pour attendre les enfants curieux qui le bougeront avant de faire le grand saut dans l’infini… La poste est, elle aussi, témoin de cette guerre : enveloppe des combattants parlant de l’enfer à leurs familles, fiancées se languissant de leurs amoureux et couvrant de leurs écritures frêles de petites cartes qui ne trouveraient jamais le poilu déjà mort dans la Marne, la Somme ou devant Verdun… C’est un album de très grande qualité que Laurent Albaret nous offre aux éditions Casterman pour revivre la guerre à travers la poste : « la poste rapproche les humains où que ce soit, quelles que soient les difficultés, les contraintes ou les distances. »

C’est cet élément qui permet de remettre l’humain au cœur de la guerre qui m’a fait penser à cette série de Hugo Pratt sur un scénario d’Oesterheld, aux éditions Casterman, les aventures d’Ernie Pike. A travers de nombreuses petites nouvelles en bandes dessinées, cinq volumes à l’heure actuelle en langue française, les auteurs nous racontent des aventures de guerre mettant en œuvre, en action, des soldats de toutes les nationalités, parfois un peu lâches, souvent courageux et fidèles en amitié, montrant, ainsi, de cette façon que la guerre pouvait tout détruire mais qu’elle était impuissante quand elle attaquait le noyau dur de l’homme !

Enfin, toujours en bandes dessinées et en restant incrustés chez cet éditeur Casterman qui aura osé de nombreuses choses comment ne pas évoquer cette bande dessinée de Comes, « Dix de der », qui est, de toute évidence, une magnifique, tragique et extraordinaire histoire allégorique et fantasmagorique de la guerre… L’hiver… le neige… la guerre… la peur… et la mort ! Le tout avec un peu d’humour, de fatalité et de religiosité…

Pour clore cette petite ballade chez dame guerre, je voulais faire une halte chez un artiste de mon exposition de départ, celle qui avait provoqué cette rencontre, Allemagne, les années noires. C’est George Grosz que j’ai choisi avec ce petit ouvrage de Ivo Kranzfelder publié aux éditions Tashen. On ne raconte pas un artiste, on le regarde, on s’immerge dans son travail, on le sent, le respire, le touche… Il s’est porté volontaire en 1914, a été libéré de ses obligations en 1915, rappelé en 1917… La guerre il sait ce que c’est ! En 1918, on le retrouve dans le groupe de novembre avec de nombreux artistes, puis au parti communiste avec ceux qui voudraient que cette guerre serve au moins à faire changer le monde… Il ne connaîtra pas les horreurs du nazisme de l’intérieur car en 1932 il partira vers les Etats-Unis… Il reviendra s’installer à Berlin, mais sur le tard, l’année de sa mort, en 1959…

La présentation d’Ivo Kranzfelder est excellente, les reproductions de très bonne qualité et pour tous ceux qui n’auront pas l’occasion d’aller à l’exposition vous aurez, au moins, une première immersion dans ces années noires en compagnie du traumatisme subi par ces artistes… Certains dessins sont cruels et saisissants… comme ils l’étaient dans l’exposition. Allez, une petite anecdote en passant… En sortant du musée Maillol, ma fille de dix-huit ans, jeune artiste, elle-même, s’est sentie mal, douleurs au ventre, comme paralysée par ce qu’elle venait de voir… « Que cela devait-être difficile, inhumain de devoir dessiner ses copains mourir, morts, ou entrain de se décomposer dans la boue des tranchées… je ne veux jamais avoir à vivre cela ! »

Et moi, de repenser à mes pas, hésitants et hagards, au milieu de la colonne de Bassora, en 1991, me frayant un chemin à travers les cadavres… Peu de mots, peu de dessins, des photos que l’on ne peut montrer à personne… L’indicible de la guerre !

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