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Tistou 27/07/2008 @ 19:14:18
Histoire d’A.O. – ou - comment le stilbène et les Jeux Olympiques peuvent menacer l’industrie du beau papier bien blanc.

A.O. ; azurant optique. En anglais O.B.A. ; optical bleaching agent. Ques aco, me direz-vous ?
Le papier destiné à l’impression (pour l’édition, pour le scolaire, pour les imprimantes, … ) se doit d’être blanc. La cellulose des arbres, dont les fibres ne sont pas naturellement blanches mais écrues, doit donc être blanchie ; à l’eau oxygénée, à l’eau de javel, … Celà est efficace, mais les exigences des consommateurs (et les habitudes qu’on nous a inculquées) sont telles qu’il faut, non pas être blanc, mais toujours plus blanc, « plus blanc que blanc » comme le revendiquait une publicité pas trop fûtée il y a … quelques années.
En fait « plus blanc que blanc », c’est possible. Et c’est là qu’interviennent nos A.O., nos azurants optiques.

Qu’est-ce qui nous permet d’avoir la sensation de couleur ? Tout part de la lumière solaire qui nous éclaire. Cette lumière est composé de toutes les couleurs de l’arc en ciel qui, « additionnées », donnent la sensation de blanc. Quand cette lumière éclaire un objet, selon que l’objet absorbe ou non partie ou totalité des radiations de cette lumière, il paraîtra d’une couleur particulière, ou noir.
Par exemple, le revêtement qui est noir est celui qui absorbe toutes les radiations de la lumière. Ne réémettant rien vers l’oeil, il nous apparait noir.
Une cerise par contre, va absorber toutes les radiations de la lumière solaire et ne renverra que le rouge. Elle nous apparait donc rouge. Pour qu’un objet nous paraisse blanc, il lui faut ne rien absorber et tout réémettre vers notre oeil.
L’azurant optique, lui, va permettre d’absorber dans l’ultra-violet (domaine de radiations non visibles à l’oeil humain) et de de réémettre dans la partie bleue à bleue violette du spectre visible. « Les azurants optiques ont donc la faculté de transformer en lumière visible l'énergie absorbée dans l'UV, et contribuent ainsi à l'augmentation de la luminosité. “ (in Wikipedia)
Donc, l’azurant optique permet d’être “plus blanc que blanc” et est largement employé dans la fabrication du papier impression.

Il y a une douzaine de jours, intervenant dans la cuisine de couchage d’une grosse usine produisant du papier impression, quelle ne fût pas ma surprise en voyant les opérateurs ajouter « au seau » un additif tiré d’un container ? (Mais d’abord il faut que je vous explique ce qu’est une cuisine de couchage ? Désolé !)
Le couchage, en papier, consiste à « enduire » en surface du papier une « couche » qui confèrera au papier des qualités recherchées ; aspect, couleur, imprimabilité, toucher, … La « couche » est une sauce, liquide et plutôt visqueuse, avec de nombreux composants ; des pigments, des liants, des … Et cette « couche » est confectionnée dans une « cuisine de couchage », un endroit où sont rassemblés les divers ingrédients et les cuves dans lesquelles on réalise les mélanges. Il faut imaginer ceci maintenant comme un lieu « high-tech » où tout est automatisé. L’opérateur tape le numéro de la recette à réaliser et des microprocesseurs introduisent dans l’ordre et aux quantités voulues les différents ingrédients. D’intervention humaine, il n’y en a plus guère. Vous comprenez donc que voir le gars tirer un liquide d’un container au seau pour le balancer dans la cuve était … pour le moins anachronique !
Questionné, il me répond qu’il y a des problèmes d’approvisionnement sur les azurants optiques et qu’on vide les « fonds de tiroir », par exemple ce vieux container. Ca ne me bouleverse pas plus que cela et je ne creuse pas davantage.

La semaine suivante, présent cette fois chez un grand nom du papier scolaire, je m’aperçois rapidement qu’il y a une « effervescence » particulière autour du poste azurants optiques. Et l’on me raconte l’histoire suivante :

" Les principaux azurants optiques utilisés dans l'industrie du papier sont les acides 4,4'-diaminostilbène-2,2'disulfoniques acylés par des dérivés de l'acide cyanurique ainsi que les dérivés du stilbène substitués par des groupements aromatiques que nous noterons respectivement diaminostilbène et distyrylbiphényle."(in Anliker and Müller)

Je ne veux embêter personne avec de la chimie pure et dure mais simplifions en disant que ça fait appel à la chimie du benzène et de dérivés compliqués. Compliqués à fabriquer, peut-être pas mal un peu dangereux aussi, et générant, on s’en doute, pas mal d’effluents délicats à traiter dans des stations d’épuration adaptées et coûteuses. Allez vous étonner après ça que cette technologie, née en Europe et longtemps l’apanage plutôt de firmes chimiques suisses et allemandes, se soit retrouvée en Chine ? En ces temps de mondialisation bien comprise, effectivement, autant aller fabriquer sur ces terres lointaines et pas si regardantes sur l’épuration (en chinois le mot épuration ne doit pas exister, tout au moins pas en chimie !), des composés qui, en plus, peuvent s’avérer dangereux. Et donc la Chine. C’est en Chine qu’une énorme part mondiale de la molécule de base des azurants optiques (stilbène) est dorénavant fabriquée. En Chine, et apparemment près de Pékin.
Pékin est une ville abondamment polluée comme chacun commence à le savoir et Pékin accueille les Jeux Olympiques dans peu de temps. Pékin s’étant engagé à mener des Jeux « propres », les autorités n’ont rien trouvé de mieux à faire que décider d’interrompre les productions industrielles les plus polluantes quelques semaines avant les J.O. - oui, pour après on continuera d’empoisonner les Chinois, ça ce sont des affaires internes et ça n’est pas grave ! – et donc entre autres la production de stilbènes.
Et depuis quelques semaines, les producteurs européens, américains, indiens d’azurants optiques sont dans la panique la plus totale faute de matière première et font passer hausses sur hausses (le prix a doublé en quelques semaines) et messages d’alerte sur messages d’alerte. Et les papetiers employant les azurants optiques de gérer la situation dans l’urgence, de constater à nouveau des hausses de leurs coûts sans répercussions possibles sur leurs prix de vente déja au ras des pâquerettes, bref de subir une situation dûe à l’incurie du monde financier qui contrôle maintenant largement des pans entiers de l’industrie et qui visant des profits toujours plus élevés au moindre effort ont fermé les ateliers de production en Europe pour les installer en Chine, sans station d’épuration, sans règles de sécurité contraignantes, …

Ce genre de nouvelles ne fait spécialement la une des journaux. Moi-même, je n’ai eu accès à cette information que parce que faisant partie du milieu papetier, mais je me demande combien d’autres cas doivent aussi exister dans d’autres secteurs, d’autres domaines ?
Et encore parlons-nous des J.O., épiphénomène de courte durée. Mais qu’en serait-il s’il s’agissait d’une catastrophe … genre séisme ou incident nucléaire ou barrage rompu ou … mettant à bas ou hors d’usage le même secteur ?

Maintenant, au-delà de l’aspect vénal et cupide de tous ceux qui mènent ces opérations de délocalisation simplement pour maximiser les profits, avec l’aval de nos administrations européennes qui semblent avoir fait une croix sur l’avenir de l’industrie en Europe, je me demande aussi quelle est la part d’intox. qui permet à des spéculateurs de monter abusivement les prix, par exemple des azurants optiques ?
Vous me direz que tout ce qu’on risque dans ce cas, c’est de produire du papier moins « blanc que blanc ». Oui. Mais je serai curieux de connaître les autres cas en instance (pharmacie, métaux spéciaux, ..)

Saint Jean-Baptiste 27/07/2008 @ 22:36:46
Une enquête très intéressante dans un domaine que tu connais.
Donc une enquête qui a sa place sur CL.
Le sujet est bien traité, surtout dans son début. Il me semble que dans la suite tu te disperses un peu : Pékin, les JO, le rôle des financiers, la délocalisation, les questions que tu te poses (qui sont bonnes mais qui devraient peut-être être laissées à la réflexion du lecteur).

Mais je m'en voudrais de critiquer : dans l'ensemble, le récit est clair et les explications sont compréhensibles ; ce qui n'est pas facile à réaliser. Il faut avoir soi-même les idées très claires pour bien les expliquer.
Raconter et expliquer c'est un art difficile.
Donc, selon moi, le début est très bien, la fin un peu moins, mais l'ensemble est bon.
Et de toutes façons, je salue le bel effort.

Sonamouto 27/07/2008 @ 22:41:41
Moi je ne prends pas ce texte pour un exercice littéraire mais comme un simple reportage informatif.
Et en tant que tel, je le trouve très bien fait, clair, même si un peu trop fouillé parfois pour les non-initiés.
Et surtout, il fait peur.
Parce que, oui, on peut imaginer que d'autres domaines subissent les mêmes avatars et que le grand public n'est pas forcément au courant.
Tistou, c'est passionnant, merci pour tout cela.

Micharlemagne

avatar 28/07/2008 @ 09:03:26
J'ai appris plein de trucs. Mais je suis étonné de la réaction de SJB. Ce qui est intéressant dans ce texte, c'est précisément la description de l'incurie du monde financier qui délocalise à tout va pour réduire les coûts, sans imaginer un seul instant qu'il y a toujours des accidents économiques ou industriels possibles. Et cela induit des erreurs de gestion catastrophiques.
J'ai le souvenir d'un "accident" de ce genre chez Canon. Il y a environ six ou sept ans, il était devenu impossible de trouver certaines cartouches de rechange pour les imprimantes Canon. Après enquête, il s'est avéré que les Japonais avaient construit une nouvelle usine en Corée pour limiter les coûts de production. La main d'œuvre coréenne coûtait en effet beaucoup moins cher que la main d'œuvre japonaise. Donc, MM. les ingénieurs en tous genres avaient planifié la fermeture de l'usine japonaise pour le jour où l'usine coréenne entrerait en fonction. Mais voilà, au jour dit, l'usine coréenne n'était pas tout à fait prête et ne pouvait commencer la production. Résultat : plus une cartouche Canon à trouver sur la surface de la planète. Résultat subséquent : tout le monde s'est précipité sur les marques de remplacement. Et tout le monde s'est rendu compte que ces cartouches de remplacement était d'aussi bonne qualité que les cartouches d'origine mais, surtout, qu'elles étaient beaucoup moins chères. Morale de cette morale : on a continué à acheter des cartouches de remplacement au lieu des cartouches d'origine. Morale de la morale de cette morale : Canon a subi des pertes catastrophiques qui lui ont coûté sa position dominante sur ce marché.
Voilà, c'était pour l'anecdote...
Tistou, puisque tu es de la partie, ne pourrais-tu me conseiller un petit ouvrage pas trop compliqué - à ma portée, quoi... - qui me donnerait quelques lumières sur les différents papiers (jésus, raisin, vergé, etc.) ? Cela m'intéresserait beaucoup.
Mais ne fais pas comme SJB... En son temps, je lui avais demandé s'il ne connaissait pas un ouvrage simple et à ma portée sur la typographie et la fonte... Et que croyez-vous qu'il arriva ? Il a oublié...

Tistou 28/07/2008 @ 11:24:39
Merci de vos critiques, c'est pour elles qu'on met des textes dans cette partie ...
Je comprends la réaction de SJB. Par rapport à ce que j'ai pu proposer jusqu'ici, on est davantage dans le "reportage", dans l'enquête. Quand on connait ce que je proposais avant, c'est forcément en décalage. Et je comprends aussi qu'il trouve la fin "différente". Elle fut écrite très vite alors que le corps initial a été mûri plus longtemps. Donc ...
Micharlemagne, ma formation initiale n'est absolument pas dans le papier mais le textile ! Cela dit, c'est vrai que ça fait 14 ans que je suis immergé jusqu'au cou dans cette industrie du papier ... mais dans la partie en amont, celle de la fabrication de la pâte, puis du papier - carton. Après, les subtilités, les finesses de tout ce qui est en amont, transformation, exploitation m'est beaucoup moins familier. Néanmoins je vais me renseigner.
Voici déja le lien de la Copacel où tu peux trouver beaucoup de renseignements liés à la profession :
http://www.copacel.fr/francais.htm

Micharlemagne

avatar 28/07/2008 @ 11:27:02
Tof ! Merci beaucoup : c'est tout à fait ce que je cherchais.

Saint Jean-Baptiste 28/07/2008 @ 11:33:27
Charlemagne
Ton exemple de Canon nous montre que quand le "système" fait une erreur il la paye cache.
Mais ça ne remet pas le système en cause.
Je crois que tu n'es pas encore assez mûr pour nous faire un monde meilleur... ;-))

Quant aux livres sur la typo et la fonte des caractères je dois encore en avoir l'un ou l'autre mais ils ne veulent plus se séparer de moi...
Mais c'est noté pour quand j'irai aux "Vieux Papiers" à Namur (c'est en fin d'année).

Et c'est vrai que je l'avais oublié comme la mort. Tu m'excuseras, mon Colon, j'ai une mémoire qui oublie...

Tistou 28/07/2008 @ 11:55:37
Charlemagne
Ton exemple de Canon nous montre que quand le "système" fait une erreur il la paye cache.
Mais ça ne remet pas le système en cause.
Je crois que tu n'es pas encore assez mûr pour nous faire un monde meilleur... ;-))

Quant aux livres sur la typo et la fonte des caractères je dois encore en avoir l'un ou l'autre mais ils ne veulent plus se séparer de moi...
Mais c'est noté pour quand j'irai aux "Vieux Papiers" à Namur (c'est en fin d'année).

Et c'est vrai que je l'avais oublié comme la mort. Tu m'excuseras, mon Colon, j'ai une mémoire qui oublie...

Est-ce le système, SJB, qui le paie cash ?
Dans mon propos, qui est gagnant, qui est perdant ?
Gagnants ? Les papetiers utilisateurs finaux ? Les consommateurs ? Les esclaves chinois qui sont pressurisés et dont la santé est maltraitée ? Non, à coup sûr.
Perdants ? les négociants de ces matières premières, les spéculateurs, ceux qui ont délocalisé ? Je ne crois pas.
Pour un financier, mieux vaut casser de l'emploi, des préoccupations environnementales en Europe pour produire n'importe comment en Chine puisque le gain, in fine, sera plus fort. C'est là que "le système" sera toujours gagnant.
Parce que sa raison d'exister n'est pas d'améliorer la vie de l'espèce humaine ou d'améliorer les situations sur les plans environnementaux ou sociaux. Sa raison d'exister c'est de générer du profit, toujours plus et à la limite à n'importe quelle condition.
A l'extrême limite, un pays rétablirait officiellement l'esclavage (ça existe à mon avis, mais officieusement) qu'est-ce qui empêcherait à terme des multinationales d'aller y produire pour diminuer les coûts ? La pression de l'opinion ? Quand on voit comment on la manipule et comment, spécifiquement en France (désolé j'en reviens au gnome furieux) elle est en train d'être reprise en mains et contrôlée ...
On fait toujours l'erreur fondamentale de croire que le but des multinationales se confond avec celui de nos civilisations. Erreur, seul le profit les intéresse ... Et ça n'est pas forcément compatible, notamment sur le plan de l'emploi.

Micharlemagne

avatar 28/07/2008 @ 17:09:45
Je crois que tu n'es pas encore assez mûr pour nous faire un monde meilleur... ;-))

Décidément, voilà qui est rassurant ! Encore plein de choses à découvrir... a parte : tu ne voudrais pas me répéter cela quand Miss Teigne est là, l'air de rien. Je crois qu'elle me prend pour un vieux croûton
'spas, logis ?
Ceci dit, je pense que, de la manière où cela va, le système est occupé à se mordre la queue. Tôt ou tard, il va le payer. Pas que j'entrevoie une grande révolution prolétarienne. Il n'y a pas de grande révolution prolétarienne à l'heure du crédit facile, du prêt à tempérament et des vacances à crédit. Mais, inévitablement, le système doit s'effondrer sur lui-même si on continue à confondre investissement industriel et investissement financier. Le big bang à l'envers. Malheureusement, il est devenu impossible d'arrêter la machine. Tout ce qu'on peut faire c'est se mettre à l'abri.
D'où, n'est-ce pas, la géniale réaction de SJB : creuser une tranchée...

Saint Jean-Baptiste 28/07/2008 @ 19:44:36
Tistou, moi je suis de ton avis : je pense que le capitalisme se tire une balle dans le pied.
Ça a déjà fait l'objet d'une quantité de discussions ici même, sur CL.
Le financier a remplacé l'entrepreneur et le but d'une entreprise est dévoyé. C'est devenu : plus de fric et tout de suite.
Je n'approuve nullement la situation décrite dans ton analyse.

Tistou 13/12/2015 @ 15:23:35
On parlait d'alerte rouge environnementale à Pékin ...
Ceci m'est remonté en mémoire. Il y a 7 ans. Et toujours d'actualité. Je veux dire ; toujours plus actuel !

Cédelor 28/12/2015 @ 00:17:06
Même 7 ans après, c'est toujours d'actualité et c'est toujours nouveau à apprendre ! Je ne connais rien au monde financier et industriel, mais ce que j'en découvre ici ou là, comme ici, le "reportage" de Tistou sur les azurants optiques ou plus loin, l'exemple donné dans les commentaires sur les cartouches Canon, même s'ils datent, reste édifiant et mesure l'importance de mon ignorance sur le fonctionnement économique de la société dans laquelle je vis, et me rend bien triste sur le peu de valeur qu'il est accordé à l'humain, totalement subordonné au profit. On ne s'informe pas assez dessus, absorbé dans nos vies particulières et plutôt tranquilles, mais une piqûre de rappel de temps en temps est nécessaire pour se rappeler la réalité du monde dans laquelle on vit... Merci Tistou, pour cela, en tout cas !

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