Tistou 29/09/2006 @ 18:11:35
La lueur sourde de l’aube qui filtre difficilement de l’étroite fenêtre verticale en partie obstruée de barreaux de ma cellule est au rendez-vous. Comme tous les matins. Ou plutôt comme tous les matins d’été. Il est 6H30, environ. Tous les matins il est 6H30 lorsque je m’éveille.
Allongé sur ma couchette étroite, la couverture rejetée (il fait une chaleur à crever en ce lundi 10 juillet), j’entrouvre un oeil, me recroqueville davantage – ou peut être est-ce plutôt une illusion de l’esprit ; mon corps n’a pas bougé, c’est plutôt une rétraction de mes sens, de ma volonté, oui plutôt – en face l’aube est sale, la vitre aussi et l’horizon n’existe pas.
Je vais me lever. Aller jusqu’à la fenêtre. Enfiler mon pantalon et une chemisette. Brancher la résistance pour chauffer l’eau du café … Je vais faire tout cela. Comme je le fais tous les matins depuis plus de 2 ans mais d’abord, rester encore un peu allongé et m’étonner une fois de plus du relatif calme qui règne dans cette « boîte parallélépipédique» où nous sommes près de trois cents, enfermés.
6H30 – 9H00, maxi 9H30 les bons jours, la seule tranche horaire où règne un peu de calme. Il y a bien quelques échos de bruits ; pas précipités, objets qui tombent, jurons et cette rumeur basse et enveloppante caractéristique du Centre de détention, mais pas les cris d’animaux, les interpellations, les portes martelées, les rires déments … A partir de 9H00, 9H30 les bons jours, ça démarre … Là c’est encore le répit.
Mais déja l’environnement m’a rattrapé. Mes yeux se portent depuis la fenêtre haute de 180 centimètres et large de 20, fermée par 3 barreaux, au mur à ma gauche.
Même la peinture qui a été refaite récemment n’est plus blanche. Comme si rien de ce qui se trouve en ce lieu ne pouvait rester pur, préservé. La peinture est grise, triste, elle se détache par plaques, faisant apparaître juste dessous les murs tels qu’ils furent toujours : des murs-prison tristes et gris. Et solides.
Le mur est à deux pas et demi de celui contre lequel est mon bas-flanc. De la fenêtre à la porte, cinq pas. Pas des grands. Des pas de prisonnier dans sa cellule. Pensez si je les connais ces chiffres ! Cinq pas sur deux et demi. L’espace de cette matinée. Putain oui ! C’est l’été, les vacances … !
L’air est lourd déja. Chaleur viciée. Je me lève, rejette la couverture qui s’est prise dans mes pieds. Là, devant ma fenêtre, à mes pieds, deux étages en dessous, des toits légèrement inclinés en bardeaux gris, un espace où jamais personne ne passe, l’arrière de ce qui doit être les cuisines et plus loin le premier mur d’enceinte, haut, gris, malveillant. Un chemin de ronde sur sa crête reliant les deux miradors.
Et au loin, oh si loin !, comme inaccessible flottant presque dans l’air qui déja vibre de chaleur, quelques sommets du Vercors. Des sommets où l’air doit être joyeux, libre et pur. Des sommets où peut être des chamois, le sabot alerte, s’élancent de rochers en rochers. Des sommets où la nuit … pas de cris, pas de barreaux. La nuit … des étoiles, des lumières qui clignotent, des avions, des satellites. Et le vent qui doit souffler. Même pas froid …
Je me retourne. La porte devant. Je peux la reconstituer les yeux fermés. Métallique. Grise. Triste. Lourde et bruyante. Une vraie porte de prison. Plus revêche que la pire porte de prison que vous croyez connaître. L’oeilleton à 1m50 du sol, les rivets qui l’encadrent par paires, deux fois deux au-dessus de l’oeilleton, répartis à vingt centimètres d’écart, pareil dessous. La petite lumière au-dessus, jaune et misérable.
Le café. Faire le café. Chasser les miasmes quasi permanents : mélange âcre d’évacuations de toilettes déficientes, de mauvaise cuisine et de sueur aigre. L’odeur du café un temps peut faire illusion.
Et l’abattement revient. Pas la peine de se dépêcher. C’est lundi, mais lundi d’été. Et l’été les non-enfermés bougent. Ils prennent des vacances. Justement, vacance. Vacance de poste nous a dit le chef vendredi quand on bouclait le travail d’atelier.
« Il y aura vacance de poste pendant six semaines à partir de lundi. Pas d’atelier, pas de sortie. »
Je suis assis sur la couchette. Sur la table l’eau chauffe dans la grande tasse. On entend la montée progressive de la température par l’agitation que font les bulles au contact de la résistance. A cette heure, il aurait dû y avoir le changement d’équipe des gardiens. Echange de paroles à moitié étouffée par les murs. Plaisanteries de ceux qui partent, ton maussade de ceux qui prennent la relève …
Oh, hier soir, dans la nuit. Il devait être deux heures du matin. L’autre enfoiré, de l’autre côté du couloir. Il avait dû donner rendez-vous à des de son quartier, qui se postent à l’heure convenue sur la petite route extérieure qui borde le mur d’enceinte et qui hurlent pour se faire entendre. Ils se sont mis à gueuler : se saluer, échanger des propos insanes. J‘ai compris des bribes, entrecoupés de rires nerveux, de grands cris ; il était question d’une Souâd, de Golf, de garage et de casser la gueule. Ceux d’à côté, réveillés, ont commencé à frapper les portes en gueulant. C’était parti pour trente minutes de vacarme. Parloir sauvage, qu’ils appellent ça les chefs. Et avec l’été, ça va être la recrudescence. Surtout la nuit.
Je vais débrancher la résistance. Verse le café soluble dans la tasse. Remue. Mets le sucre. Remue. Des gestes de la vie courante. Bien les seuls ici.
Je me rassieds sur la couchette. La lumière devient plus vive. Bientôt penser à recoincer la serviette contre la fenêtre pour empêcher le soleil de trop donner.
C’est l’été. Vacance de poste a dit le chef. Je sais ce que ça veut dire. J’ai vu l’été dernier. Moins de gardiens, donc tous les mouvements réduits. Pas d’atelier de 7H30 à 13H00, promenades réduites, pas de psychologue, pas d’assistant social, pas d’infirmerie, pas d’extraction pour le tribunal, rien de tous ces petits manquements à l’uniformité qui permettent de casser la dictature du temps lisse et monolithique de la prison. Ah oui ! et plus de douches quotidiennes à l’atelier. Une tous les deux jours. Un côté du couloir un jour, l’autre le lendemain. Et juste au moment où la chaleur est à son comble.
Je trempe les lèvres dans le café en comptant mentalement ; 10 juillet … six semaines d’arrêt pour l’atelier … ça nous emmène jusque … vers le 20 août … oui, c’est ça. Vers le 20 août. C’était ça déja l’an passé. Il va falloir tenir six semaines en activité réduite. Rester enfermé isolé au moins jusqu’au repas, à 13H00. L’après-midi passera plus vite. Il y aura le jour de la douche, de la promenade – plus de sport, ah oui c’est vrai merde plus de sport, le prof de gym est lui aussi en vacances, c’est l’été : vacance – les visites au parloir – oui sauf que c’est l’été et ils vont aussi partir en vacances - …
Je réalise que définitivement, l’été, les vacances, vous ont un air de mise au tombeau par ici.
Le café est terminé. Je vais chercher un gâteau sur la planche-étagère en face de ma couchette. Plus par habitude que par besoin.
Je réalise que ce sera justement aujourd’hui la douche. S’il n’y a pas d’alerte, d’incidents, si la sirène signalant un problème et la mobilisation des gardiens ne se déclenche pas, bloquant alors tous les mouvements, transferts et activités prévues.
Le monde de la prison a horreur de la fantaisie. Ma douche ce sera aujourd’hui, pas demain en tout cas, sauf si un acte imprévu vient gripper la machine. Comme par exemple, une bonne bagarre lors de la promenade ou de la sortie des cellules vers la douche. Tiens jeudi dernier, il y en a un qui a refusé de donner une cigarette, il s’est pris un coup de tête. Sirène. Infirmerie pour lui. Mitard pour l’autre. Et pas de douche ce jour là.
Et l’été, avec la chaleur, l’inactivité, c’est inévitable, ça va gueuler deux fois plus, ça va se chercher, se fritter.
Ah, et puis … C’est l’été. Vacances. Il va y avoir comme l’année dernière recrudescence de détenus torse nu lors de la promenade qui vont pratiquer la « bronzette », et la « gonflette » : muscu, pompes, … C’est l’été ça. Grotesque de la chose. Mimétisme de l’extérieur. L’été, vacances, il faut être bronzé. Et en bonne santé !
Je me lève machinalement, vais rincer ma tasse au lavabo, la cuillère aussi. Je suis debout, prêt. Un oeil sur la montre : 7H30. Découragement. C’est vrai c’est l’été, vacances. Pas d’atelier. Je vais rester là. Attendre l’après-midi. Pour une heure de promenade et la douche. Et me retrouver bouclé à 18H avec le repas du soir.
Vacance, c’est l’été.

Felixlechat

avatar 30/09/2006 @ 01:16:18
Ce n'est pas marrant d'être en taule. Trés bien décrit quoi qu'il en soit. Je suis tellement pris par le récit que j'ai ressenti un certain malaise (cf Lauzier) et en ce moment, je vais abandonner l'ordi et faire une promenade sous la lune avec des chats sauvages.

Bonne nuit, les amis.
FLC.

Mae West 30/09/2006 @ 10:59:07
Jour trop chargé, je ne peux commenter que les textes courts, pas le temps de lire les autres, à ce soir !

Mae West 30/09/2006 @ 19:36:38
Un témoignage comme celui-ci, à la fois véridique, criant et pudique, devrait paraître dans un journal d'info. En tous cas nous avons beaucoup de chance de pouvoir le lire ici. Et je ne serai pas la seule à te dire merci, du mpins, je l'espère .
Du grand, du bon, du très bon Tistou

Malic 01/10/2006 @ 08:23:05
Si ce n’est pas du vécu, en tous cas tu as imaginé dans tous les détails ce que peut vivre et ressentir un prisonnier. Et puis un trait d’humour noir, ou du moins d'ironie sombre, avec ces vacances ( de poste) qui signifient davantage d’enfermement. En lisant ce texte, on apprécie d’autant mieux notre liberté, même s’il y a d’autres prisons. Je me souviens d’un dessin de Déclozeaux qui montrait un prisonnier les mains crispées sur les barreaux de sa cellule et qui regardait la cohorte des vacanciers, enfermés dans leurs bagnoles, en plein embouteillage, les mains crispées sur le volant….

Guigomas
avatar 02/10/2006 @ 12:17:31
Je viens de lire La Bollène-Vésubie (et pas commenté, flemmard) et je me disais que ce qu'il y a de formidable chez Tistou c'est cette faculté à donner envie au lecteur d'être à l'endroit qu'il décrit.
Et là je me dis, heureusement que je n'ai pas écrit ce commentaire sinon j'aurais dû écrire l'inverse ici et j'aurais eu l'air fin !
Tu as cette qualité de trouver le détail qui plante un décor de manière extrêmement réaliste, ici pour susciter une répulsion quasi physique (cf le commentaire de Felix et moi-aussi je me suis dit à la lecture : j'espère que jamais je ne connaîtrai ça)
Les vacances dehors, c'est la vacance en prison, une période encore plus pénible que le reste de l'année. Comme ce n'est pas la première fois que tu abordes le thème, on pense forcément à du vécu proche alors bon courage au prisonnier, espérant que cette vacance soit parmi les dernières.

Mieke Maaike
avatar 02/10/2006 @ 23:10:37
Un texte très dur. Et très bien décrit: les mesures précises a force d'avoir été comptées et recomptées dans la pièce déduite (Il manque peut-être juste les grafittis sur les murs - seul espace qui aurait pu laisser un maigre espace de liberté) et les gestes mécaniques qui ponctuent l'heure qui avance si lentement. Des vacances de quelqu'un qui ne part pas, et pour cause. Bien vu les vacances de poste.

Peut-être manque-t-il une petite dimension de rêve, de regret de ne pas pouvoir lui-aussi partir en vacances, sortir de sa cellule, rejoindre les autres sur leur lieu de villégiature. Il me semble qu'il insiste trop sur le côté pratique, les privations d'atelier et de douche, comme si c'était plus grave pour lui ne pas bénéficier de ces activités plutôt que sortir de la prison.

Tistou 03/10/2006 @ 10:36:34
"Peut-être manque-t-il une petite dimension de rêve, de regret de ne pas pouvoir lui-aussi partir en vacances, sortir de sa cellule, rejoindre les autres sur leur lieu de villégiature. Il me semble qu'il insiste trop sur le côté pratique, les privations d'atelier et de douche, comme si c'était plus grave pour lui ne pas bénéficier de ces activités plutôt que sortir de la prison."

Je crois que le premier rêve en prison, pour peu (beaucoup !) qu'on y soit depuis longtemps, et qu'on y reste encore longtemps, plus que de rêver sortir, c'est déja de rêver de ne pas être uniquement confronté à soi-même dans un univers dégradant et dégradé. Déja.
Rêver à la sortie ça doit faire trop mal quand on sait que ce n'est pas pour bientôt.
Et je crois donc qu'effectivement, ne pas disposer des petits dérivatifs quotidiens qui ..., est le premier cauchemar.
Dans ce monde policé et excessivement prévisible et monocorde, tout changement ... en moins est un cauchemar ... en plus.

Tistou 03/10/2006 @ 10:37:41
Et évidemment merci aux lecteurs, et aux posteurs !

Tistou 12/01/2007 @ 13:42:21
"Rêver à la sortie ça doit faire trop mal quand on sait que ce n'est pas pour bientôt.
Et je crois donc qu'effectivement, ne pas disposer des petits dérivatifs quotidiens qui ..., est le premier cauchemar.
Dans ce monde policé et excessivement prévisible et monocorde, tout changement ... en moins est un cauchemar ... en plus."

Voilà ce que j'avais écrit en octobre en commentaire.
Je ne croyais pas (enfin pas tout à fait) si bien dire.
Imaginons que celui dont il est question dans le texte ci-dessus ait été amené brutalement à changer de Centre de Détention ? Imaginons ...
Vous savez ce qu'il pourrait dire ? Eh bien que finalement la prison précédente c'était du 5* ... Et là on parle bien de la prison dont il est question dans "vacance, l'été".
Et pourtant cette nouvelle prison pourrait être plus adaptée, plus ...
Et pourtant l'autre sera considérée comme un 5*, parce que ; évaluée, connue, cadrée, référencée. Et la nouvelle comme l'horreur parce que ; inévaluée, inconnue, pas encore cadrée ni référencée.
Un gardien m'a confirmé qu'il était dur (et donc long) de trouver ses repères en prison. On a peut-être tendance aussi à oublier que la prison, c'est l'enfermement, l'isolement (relatif), mais aussi et surtout un rapport aux autres très particulier. Avec des autres qui, soit ont un pouvoir sur vous (les gardiens), soit sont eux-mêmes très particuliers et enfermés avec leurs propres problèmes
Au point donc qu'un changement de prison bouscule et renverse le fragile édifice que vous avez construit pour protéger votre intégrité morale (et physique parfois).
Alors imaginons que l'individu dont il est question dans "vacance, l'été" ait été sujet à transfert, il lui arriverait ça.
Et c'est dur.

Anna Koluth 14/01/2007 @ 18:29:41
Trop littéraire pour un monologue intérieur. Pas assez pour être de la littérature. 8/20

Mallollo

avatar 26/01/2007 @ 13:41:11
Moi qui venait sur ce fuseau me réchauffer de cet hiver qui vient à peine de montrer le bout de son nez... quelle surprise!
Et quelle bonne surprise, Tistou...

Je trouve le ton très juste, pas de "syntaxe à la taulard", pas d'envolée lyrique sur le chant des oiseaux, libres de s'envoler de leur branche... ce qu'il faut pour mettre mal à l'aise, mais sainement.

J'ai décidément beaucoup de mal à exprimer le fond de mes pensées aujourd'hui. J'arrête les frais pour le moment, mais je voulais te remercier Tistou pour ce très beau texte!

Tistou 29/01/2007 @ 00:04:56
C'est moi qui te remercie Mallolo pour t'être exprimée, ainsi que l'énigmatique Anna Koluth. Une critique, du moment que motivée, sera toujours préférable à l'indifférence.
Et, désolé Mallolo, l'ambiguité du titre faisait partie du challenge puisqu'il s'agissait d'un exercice sur le thème des vacances. Contrepied quand tu nous tiens.
Tiens, je devrais plutôt dire "cadrage-débordement", on ne dit pas contrepied au rugby !

Tistou 11/07/2008 @ 12:30:08
Et puisque c'est d'actualité dans la saison ...
Et puisque ce n'est plus d'actualité dans le fond (ouf !) ...
Pour combler mon absence remplaçable ... histoire de remonter le moral !

Saint Jean-Baptiste 11/07/2008 @ 21:59:29
Un beau récit qui m'avait échappé.
Dur, implacable, bien écrit. Un texte très soigné où le style et la forme sont fait l'un pour l'autre.

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