Luc Kint 31/05/2005 @ 22:43:17
Avertissement

Sensibles aux remarques des âmes sensibles, nous tenons à donner le choix au lecteur entre notre premier texte et cette partition adoucie. Le lecteur pressé pourra se rendre immédiatement à la case dénouement, sans passer par la case départ. Nous dédions ce récit à nos amours de jeunesse, avec nostalgie…


Comme un parfum de chair grillée.


Il ne s’est rien passé le 21 mai 2005 à 17 h 30. Juste deux véhicules qui se croisent sur une route de campagne. Deux amas de métal qui s’approchent, sont un bref instant parallèles, s’éloignent déjà. Les conducteurs ont échangé un regard, se sont reconnus. L’un, en tout cas, a reconnu l’autre sans savoir si c’était partagé. Il ne s’est rien passé.
Il la voit s’approcher de loin. Trois cents mètres ? Deux cents ? C’est comme une petite vallée, une cuvette. Ils descendent l’un vers l’autre. Une brève distraction de l’un ou de l’autre, un écart imperceptible, quelques degrés plus à gauche dans l’axe du volant et c’est la collision frontale. Il a reconnu la forme de la voiture, il a retrouvé la couleur. Bientôt, il pourra distinguer les signes gravés sur la plaque. Il les distingue en effet, redresse aussitôt la tête. Il a le temps de capter un regard dans le reflet glacé du pare-brise. Elle l’a vu. Elle l’a vu la voyant. La voiture est passée. Il ne s’est rien passé.

Vingt ans, une paille, comme on dit. Une paille à aspirer la poussière du passé. Sa première souffrance, oui, c’est elle qui la lui avait procurée. Aujourd’hui il ne souffrait plus, il n’était pas heureux non plus, il avait perdu l’aptitude à éprouver les sensations les plus communes. C’est comme s’il s’était réfugié au creux de lui-même, dans une vallée interdite aux autres. Une cuvette de fausse sérénité, une coquille tranquille de bernard-l’ermite.
Non, il ne souffrait plus, bien à l’abri au creux de lui-même. Les escargots ne souffrent pas.
Avant de l’apercevoir là, il se l’était imaginée changée, ayant peu à peu pris les traits de sa mère. Un court instant, oui, il avait pensé à l’inéluctable, à l’arrêt soudain de leurs existences dans un même temps ramassé par la vertu de cette rencontre fortuite. Personne, le lendemain, n’aurait fait le rapprochement. C’eût été un accident ordinaire arrachant deux existences ordinaires. Souvent, en voiture, il pensait à dévier de sa route, il se demandait même ce qui le faisait rouler droit, toujours. Dans la vie comme sur la chaussée. Mais non, pour la presse locale, pour le commun des mortels, pour vous comme pour moi, il ne s’était rien passé ce 21 mai 2005 à 17h 30, vingt ans après…

Ils étaient étudiants, elle avait une voiture, pas lui. S’y retrouvaient, siège arrière, vêtements éparpillés, sueur sur les peaux, buée sur les vitres, et son regard qui chavirait. Puis « c’est ici que nos chemins se séparent » lui avait-elle annoncé tout simplement. Quand il s’était écrasé une cigarette dans la paume de la main, elle l’avait regardé avec un rien de pitié, un peu de peur, peut-être. Il n’avait pas encore compris qu’elles n’aiment pas les hommes qui s’accrochent. Trois jours plus tard, elle avait raccroché le téléphone après avoir prononcé les mots vraiment méchants pour qu’il comprenne bien, les mots définitifs où revenait plusieurs fois le mot « petit ». C’est vrai qu’elle était trop grande pour lui. Elle l’avait exécuté d’un coup de fil, c’est plus facile de tuer sans croiser le regard de sa victime. D’ailleurs, elle refusait toujours de se laisser regarder au fond des yeux. Peur, peut-être, qu’il voie dans son âme.
Il avait vécu avec ce grain de sable au creux des chairs et ça n’avait pas donné de perle.
Avait appris qu’elle s’était installée à Anvers avec un styliste du nord genre viking barbu qui lui avait fait deux garçons.
Puis, quelques semaines plus tôt, avait retrouvé le numéro de plaque, et quelque chose dans sa poitrine avait fait un bruit d’escargots écrasés : DEV 999. « Devil », avait-il songé une fois de plus, et le chiffre de la bête simplement retourné, pour donner le change. Il croyait sentir encore l’odeur cornée de sa peau qui grésillait sous le dard de la cigarette comme un avant-goût de l’enfer. La voiture rouge, féminine et bourgeoise, dormait sur une place publique, non loin de la maison où elle vivait autrefois chez ses parents, dans sa chambre d’enfant. Et il avait compris qu’elle était revenue.
Il avait poussé le bouton de la radio : « Classic 21 ». Gainsbourg et Bardot chantaient : « Qu'est-c'qu'on a pas écrit / Sur elle et moi / On prétend que nous tuons / De sang-froid... »

Quand ils étaient encore ensemble, un week-end, ils avaient filé à la Mer du Nord car Mathilde en avait assez de faire l’amour dans la voiture. « Dans un grand lit, c’est bien mieux, tu verras ! » Il ne demandait qu’à la croire, lui qui, encore puceau quelques mois plus tôt, n’avait connu que les joies du siège arrière. A part l’amour, ils avaient fait en deux jours tout ce qu’il est possible de faire à la mer : des pâtés de sable, des parties de freesbee, des balades en cuistax... Puis ils étaient rentrés. Comme, la veille au soir, ils avaient vu sur le téléviseur de leur chambre Bonnie & Clyde d’Arthur Penn, sorti l’année de leur naissance, ils s’étaient imaginés tout au long du trajet de retour en couple diabolique (elle au volant, lui l’arme au poing) commettant avant de quitter le pays par le Sud une série de hold-up spectaculaires dans les restoroutes. S’enfuir d’une aire de repos dans un déluge de feu après avoir fait sauter la station essence avait été le summum de leur délire. Chez les parents de Mathilde, deux cadres en management qui parlaient beaucoup « plan de carrière », ils avaient mangé en silence un gratin d’aubergines légèrement cramé qui donnait aux légumes l’aspect d’une peau calcinée.

A Anvers, il ne s’y était rendu qu’une seule fois, l’année où Mathilde lui avait signifié son congé. Sans connaître son adresse, il avait sillonné pendant des heures le centre ville avec la certitude que le hasard le ferait la rencontrer. Puis, en désespoir de cause, à la nuit tombante, il s’était dirigé vers le quartier chaud où son choix s’était finalement porté sur une grande brune un peu voûtée qui fumait en vitrine, celle bien sûr qui l’avait le plus fait penser à Mathilde (il l’appelait, aux jours complices, « la longue dame brune »). Ensuite, la jeune femme qui ne parlait pas le français avait tenu à lui montrer une photo de sa fille et il s’était mis à sangloter comme un gosse à l’idée qu’il n’aurait jamais d’enfant de Mathilde.

Depuis qu’il avait retrouvé la plaque sur cette belle voiture rouge, il l’avait à nouveau perdue de vue, comme si elle n’était revenue qu’en visite, ou pour le narguer, qu’elle était déjà retournée en Flandre où elle avait sa vie, ses garçons. Et puis, cette rencontre fortuite, la voiture rouge à l’horizon, la plaque. Il ne s’était rien passé, non, pas alors. Mais il avait fait demi-tour au premier rond-point, il avait dépassé un peu la vitesse autorisée, avait un peu dévié de la trajectoire prudente, l’avait retrouvée devant lui, l’avait suivie jusqu’à cette vieille maison en bordure de bois, cette vieille maison sans garage devant laquelle elle avait rangé sa voiture. Il s’était arrêté un peu plus loin, était revenu à pied, avait observé, attendu jusqu’au soir, malgré la faim, jusqu’au moment où elle avait allumé, où il l’avait regardée se déplaçant dans le living, prenant un livre dans la bibliothèque, disparaissant à sa vue.

Pendant quinze jours, il l’avait épiée à distance à l’heure du soleil couchant, s’était habitué à ce rendez-vous de 21 heures. Renseignements pris (il avait gardé le contact avec l’une ou l’autre connaissance commune), la direction générale de la multinationale qui employait Mathilde l’avait chargée de l’implantation d’une filière locale. Tout cela allait, pensait-il, dans le sens d’une résolution de leur histoire, d’un retour à la case départ. D’autant que des rumeurs couraient selon lesquelles elle avait laissé son viking de mari au port.
Un jour, tout en l’observant, il avait eu l’idée d’appeler la mère de Mathilde, veuve depuis un an, pour obtenir le numéro du portable de sa fille. Il avait prétendu organiser des retrouvailles d’anciens de leur école.
Il avait composé le numéro. Trois sonneries, puis sa voix, et le passé comme un diable jailli d’une boîte.
– Tu as gardé la même voix... Tu sembles loin, tu es où ?
– Heu... À la mer ! Et toi ?
– Chez moi... à Anvers.
Il lui parlait tout en l’observant avec des jumelles comme s’il l’eût regardée dans leur living pendant qu’elle répondait à quelqu’un d’autre. Tandis qu’elle se levait pour aller se servir à boire, d’une seule main, elle lui avait appris que ses garçons avaient l’âge d’entrer à l’université. Elle se rappelait quelques éléments de leur courte liaison mais beaucoup faisaient défaut à sa mémoire.
– Toi, pour sûr que tu as archivé le moindre fait de notre amourette, lui dit-elle, sur un ton faussement rieur. Et ce mot : « amourette » qui rimait avec « allumette »... Toujours pas converti à la vie de couple ? Il serait temps que tu penses à une descendance.
– Je comptais sur toi...
Elle n’aimait pas le ton que prenait la conversation. Ça lui rappelait trop ce garçon ténébreux, un peu ridicule, un peu inquiétant et tellement « pot de colle » qui s’était infligé une brûlure à l’annonce qu’elle le larguait.
– On pourrait se voir quand tu viens visiter ta mère ?
– Tu sais, j’ai un boulot tuant. Sans compter la vie de famille. Mais bon, j’ai été contente de t’entendre...
– Moi aussi, avait-il dit en raccrochant aussi sec.
La tonalité avait fait écho à celle, abyssale, qui n’avait cessé de résonner depuis vingt ans dans le désert de sa vie affective. Cette fois, elle scellait, semblait-il, définitivement leur rupture. Il avait regardé Mathilde, comme dans un rêve, vider le contenu de son verre, laisser tomber le GSM sur le canapé puis déposer sur la table basse un ordinateur portable dans la contemplation duquel elle s’était perdue. Il s’était dit qu’aujourd’hui tout devenait transportable, rien des choses matérielles et immatérielles ne nous échappait plus et qu’il fallait, pour rompre définitivement les liens, les réduire en miettes, en poudre, en particules de néant. Mais il se sentait soulagé, comme allégé d’un fardeau d’années.

Quand il était arrivé devant chez elle ce matin-là, c’était le premier jour de l’été. Une brise un peu fraîche nettoyait l’air des lambeaux roses de l’aube. Il était resté un moment près de sa voiture puis avait rejoint l’orée du bois voisin, à une vingtaine de mètres. L’heure approchait, très matinale, où elle sortait de chez elle, démarrait, s’engageait dans une nouvelle journée de femme moderne, résolue, dynamique, efficace.
Elle était apparue, s’était approchée de la voiture rouge, féminine et bourgeoise. Il était sorti du bois, avait appelé : « Mathilde ! »
Elle s’était retournée, surprise, avait regardé dans sa direction, avait hésité un peu avant de le reconnaître, il en était sûr à ce moment, il se souviendrait toujours de ce regard où se mêlaient un peu de pitié, un peu de peur.
Dans le matin dilaté de silence, c’est à peine s’il avait dû élever la voix malgré la distance :
« Mathilde ! laisse-moi te parler, laisse-moi t’approcher. Tout n’est pas perdu, tu sais. Il faut oublier, tout peut s’oublier, oublier le temps des malentendus et le temps perdu… »
Elle avait souri, avait eu un léger mouvement de tête comme un va-et-vient de gauche à droite, comme une hésitation, peut-être, et il avait fait un pas en avant. Alors, elle avait ouvert la portière, elle s’était préparée à entrer. Il avait crié : « Mathilde ! attends ! »

Elle avait tourné la clef dans le démarreur, le ronronnement du moteur avait un moment empâté le silence puis s’était dilué dans l’aube tandis que s’éloignait, sur la route de campagne bien dégagée, la belle voiture rouge qu’il imaginait boule de feu comme il imaginait la brise lui apportant, en lieu et place de cette discrète odeur d’essence, des volutes de fumée noire et comme un parfum de chair grillée. Si l’on pouvait acheter sur Internet, incognito, des kits voiture piégée pour se défaire des amours de jeunesse, avait-il songé avant de prendre place derrière son volant, de se brancher sur « Classic 21 ». Il eut un sourire en distinguant Ash dans « Burn Baby Burn », poussa machinalement sur le bouton de l’allume-cigare… cela faisait bien longtemps qu’il ne fumait plus. On se désintoxique de tout, songea-t-il en observant la spirale rouge qui pâlissait, blêmissait, s’éteignait…

Luc Kint 31/05/2005 @ 22:45:18
Nous avions raison
De tester les italiques
Parfois ça march' pas...

Luc Kint 31/05/2005 @ 22:48:31
Avertissement

Sensibles aux remarques des âmes sensibles, nous tenons à donner le choix au lecteur entre notre premier texte et cette partition adoucie. Le lecteur pressé pourra se rendre immédiatement à la case dénouement, sans passer par la case départ. Nous dédions ce récit à nos amours de jeunesse, avec nostalgie…


Comme un parfum de chair grillée.


Il ne s’est rien passé le 21 mai 2005 à 17 h 30. Juste deux véhicules qui se croisent sur une route de campagne. Deux amas de métal qui s’approchent, sont un bref instant parallèles, s’éloignent déjà. Les conducteurs ont échangé un regard, se sont reconnus. L’un, en tout cas, a reconnu l’autre sans savoir si c’était partagé. Il ne s’est rien passé.
Il la voit s’approcher de loin. Trois cents mètres ? Deux cents ? C’est comme une petite vallée, une cuvette. Ils descendent l’un vers l’autre. Une brève distraction de l’un ou de l’autre, un écart imperceptible, quelques degrés plus à gauche dans l’axe du volant et c’est la collision frontale. Il a reconnu la forme de la voiture, il a retrouvé la couleur. Bientôt, il pourra distinguer les signes gravés sur la plaque. Il les distingue en effet, redresse aussitôt la tête. Il a le temps de capter un regard dans le reflet glacé du pare-brise. Elle l’a vu. Elle l’a vu la voyant. La voiture est passée. Il ne s’est rien passé.

Vingt ans, une paille, comme on dit. Une paille à aspirer la poussière du passé. Sa première souffrance, oui, c’est elle qui la lui avait procurée. Aujourd’hui il ne souffrait plus, il n’était pas heureux non plus, il avait perdu l’aptitude à éprouver les sensations les plus communes. C’est comme s’il s’était réfugié au creux de lui-même, dans une vallée interdite aux autres. Une cuvette de fausse sérénité, une coquille tranquille de bernard-l’ermite.
Non, il ne souffrait plus, bien à l’abri au creux de lui-même. Les escargots ne souffrent pas.
Avant de l’apercevoir là, il se l’était imaginée changée, ayant peu à peu pris les traits de sa mère. Un court instant, oui, il avait pensé à l’inéluctable, à l’arrêt soudain de leurs existences dans un même temps ramassé par la vertu de cette rencontre fortuite. Personne, le lendemain, n’aurait fait le rapprochement. C’eût été un accident ordinaire arrachant deux existences ordinaires. Souvent, en voiture, il pensait à dévier de sa route, il se demandait même ce qui le faisait rouler droit, toujours. Dans la vie comme sur la chaussée. Mais non, pour la presse locale, pour le commun des mortels, pour vous comme pour moi, il ne s’était rien passé ce 21 mai 2005 à 17h 30, vingt ans après…

Ils étaient étudiants, elle avait une voiture, pas lui. S’y retrouvaient, siège arrière, vêtements éparpillés, sueur sur les peaux, buée sur les vitres, et son regard qui chavirait. Puis « c’est ici que nos chemins se séparent » lui avait-elle annoncé tout simplement. Quand il s’était écrasé une cigarette dans la paume de la main, elle l’avait regardé avec un rien de pitié, un peu de peur, peut-être. Il n’avait pas encore compris qu’elles n’aiment pas les hommes qui s’accrochent. Trois jours plus tard, elle avait raccroché le téléphone après avoir prononcé les mots vraiment méchants pour qu’il comprenne bien, les mots définitifs où revenait plusieurs fois le mot « petit ». C’est vrai qu’elle était trop grande pour lui. Elle l’avait exécuté d’un coup de fil, c’est plus facile de tuer sans croiser le regard de sa victime. D’ailleurs, elle refusait toujours de se laisser regarder au fond des yeux. Peur, peut-être, qu’il voie dans son âme.
Il avait vécu avec ce grain de sable au creux des chairs et ça n’avait pas donné de perle.
Avait appris qu’elle s’était installée à Anvers avec un styliste du nord genre viking barbu qui lui avait fait deux garçons.
Puis, quelques semaines plus tôt, avait retrouvé le numéro de plaque, et quelque chose dans sa poitrine avait fait un bruit d’escargots écrasés : DEV 999. « Devil », avait-il songé une fois de plus, et le chiffre de la bête simplement retourné, pour donner le change. Il croyait sentir encore l’odeur cornée de sa peau qui grésillait sous le dard de la cigarette comme un avant-goût de l’enfer. La voiture rouge, féminine et bourgeoise, dormait sur une place publique, non loin de la maison où elle vivait autrefois chez ses parents, dans sa chambre d’enfant. Et il avait compris qu’elle était revenue.
Il avait poussé le bouton de la radio : « Classic 21 ». Gainsbourg et Bardot chantaient : « Qu'est-c'qu'on a pas écrit / Sur elle et moi / On prétend que nous tuons / De sang-froid... »

Quand ils étaient encore ensemble, un week-end, ils avaient filé à la Mer du Nord car Mathilde en avait assez de faire l’amour dans la voiture. « Dans un grand lit, c’est bien mieux, tu verras ! » Il ne demandait qu’à la croire, lui qui, encore puceau quelques mois plus tôt, n’avait connu que les joies du siège arrière. A part l’amour, ils avaient fait en deux jours tout ce qu’il est possible de faire à la mer : des pâtés de sable, des parties de freesbee, des balades en cuistax... Puis ils étaient rentrés. Comme, la veille au soir, ils avaient vu sur le téléviseur de leur chambre Bonnie & Clyde d’Arthur Penn, sorti l’année de leur naissance, ils s’étaient imaginés tout au long du trajet de retour en couple diabolique (elle au volant, lui l’arme au poing) commettant avant de quitter le pays par le Sud une série de hold-up spectaculaires dans les restoroutes. S’enfuir d’une aire de repos dans un déluge de feu après avoir fait sauter la station essence avait été le summum de leur délire. Chez les parents de Mathilde, deux cadres en management qui parlaient beaucoup « plan de carrière », ils avaient mangé en silence un gratin d’aubergines légèrement cramé qui donnait aux légumes l’aspect d’une peau calcinée.

A Anvers, il ne s’y était rendu qu’une seule fois, l’année où Mathilde lui avait signifié son congé. Sans connaître son adresse, il avait sillonné pendant des heures le centre ville avec la certitude que le hasard le ferait la rencontrer. Puis, en désespoir de cause, à la nuit tombante, il s’était dirigé vers le quartier chaud où son choix s’était finalement porté sur une grande brune un peu voûtée qui fumait en vitrine, celle bien sûr qui l’avait le plus fait penser à Mathilde (il l’appelait, aux jours complices, « la longue dame brune »). Ensuite, la jeune femme qui ne parlait pas le français avait tenu à lui montrer une photo de sa fille et il s’était mis à sangloter comme un gosse à l’idée qu’il n’aurait jamais d’enfant de Mathilde.

Depuis qu’il avait retrouvé la plaque sur cette belle voiture rouge, il l’avait à nouveau perdue de vue, comme si elle n’était revenue qu’en visite, ou pour le narguer, qu’elle était déjà retournée en Flandre où elle avait sa vie, ses garçons. Et puis, cette rencontre fortuite, la voiture rouge à l’horizon, la plaque. Il ne s’était rien passé, non, pas alors. Mais il avait fait demi-tour au premier rond-point, il avait dépassé un peu la vitesse autorisée, avait un peu dévié de la trajectoire prudente, l’avait retrouvée devant lui, l’avait suivie jusqu’à cette vieille maison en bordure de bois, cette vieille maison sans garage devant laquelle elle avait rangé sa voiture. Il s’était arrêté un peu plus loin, était revenu à pied, avait observé, attendu jusqu’au soir, malgré la faim, jusqu’au moment où elle avait allumé, où il l’avait regardée se déplaçant dans le living, prenant un livre dans la bibliothèque, disparaissant à sa vue.

Pendant quinze jours, il l’avait épiée à distance à l’heure du soleil couchant, s’était habitué à ce rendez-vous de 21 heures. Renseignements pris (il avait gardé le contact avec l’une ou l’autre connaissance commune), la direction générale de la multinationale qui employait Mathilde l’avait chargée de l’implantation d’une filière locale. Tout cela allait, pensait-il, dans le sens d’une résolution de leur histoire, d’un retour à la case départ. D’autant que des rumeurs couraient selon lesquelles elle avait laissé son viking de mari au port.
Un jour, tout en l’observant, il avait eu l’idée d’appeler la mère de Mathilde, veuve depuis un an, pour obtenir le numéro du portable de sa fille. Il avait prétendu organiser des retrouvailles d’anciens de leur école.
Il avait composé le numéro. Trois sonneries, puis sa voix, et le passé comme un diable jailli d’une boîte.
– Tu as gardé la même voix... Tu sembles loin, tu es où ?
– Heu... À la mer ! Et toi ?
– Chez moi... à Anvers.
Il lui parlait tout en l’observant avec des jumelles comme s’il l’eût regardée dans leur living pendant qu’elle répondait à quelqu’un d’autre. Tandis qu’elle se levait pour aller se servir à boire, d’une seule main, elle lui avait appris que ses garçons avaient l’âge d’entrer à l’université. Elle se rappelait quelques éléments de leur courte liaison mais beaucoup faisaient défaut à sa mémoire.
– Toi, pour sûr que tu as archivé le moindre fait de notre amourette, lui dit-elle, sur un ton faussement rieur. Et ce mot : « amourette » qui rimait avec « allumette »... Toujours pas converti à la vie de couple ? Il serait temps que tu penses à une descendance.
– Je comptais sur toi...
Elle n’aimait pas le ton que prenait la conversation. Ça lui rappelait trop ce garçon ténébreux, un peu ridicule, un peu inquiétant et tellement « pot de colle » qui s’était infligé une brûlure à l’annonce qu’elle le larguait.
– On pourrait se voir quand tu viens visiter ta mère ?
– Tu sais, j’ai un boulot tuant. Sans compter la vie de famille. Mais bon, j’ai été contente de t’entendre...
– Moi aussi, avait-il dit en raccrochant aussi sec.
La tonalité avait fait écho à celle, abyssale, qui n’avait cessé de résonner depuis vingt ans dans le désert de sa vie affective. Cette fois, elle scellait, semblait-il, définitivement leur rupture. Il avait regardé Mathilde, comme dans un rêve, vider le contenu de son verre, laisser tomber le GSM sur le canapé puis déposer sur la table basse un ordinateur portable dans la contemplation duquel elle s’était perdue. Il s’était dit qu’aujourd’hui tout devenait transportable, rien des choses matérielles et immatérielles ne nous échappait plus et qu’il fallait, pour rompre définitivement les liens, les réduire en miettes, en poudre, en particules de néant. Mais il se sentait soulagé, comme allégé d’un fardeau d’années.

Quand il était arrivé devant chez elle ce matin-là, c’était le premier jour de l’été. Une brise un peu fraîche nettoyait l’air des lambeaux roses de l’aube. Il était resté un moment près de sa voiture puis avait rejoint l’orée du bois voisin, à une vingtaine de mètres. L’heure approchait, très matinale, où elle sortait de chez elle, démarrait, s’engageait dans une nouvelle journée de femme moderne, résolue, dynamique, efficace.
Elle était apparue, s’était approchée de la voiture rouge, féminine et bourgeoise. Il était sorti du bois, avait appelé : « Mathilde ! »
Elle s’était retournée, surprise, avait regardé dans sa direction, avait hésité un peu avant de le reconnaître, il en était sûr à ce moment, il se souviendrait toujours de ce regard où se mêlaient un peu de pitié, un peu de peur.
Dans le matin dilaté de silence, c’est à peine s’il avait dû élever la voix malgré la distance :
« Mathilde ! laisse-moi te parler, laisse-moi t’approcher. Tout n’est pas perdu, tu sais. Il faut oublier, tout peut s’oublier, oublier le temps des malentendus et le temps perdu… »
Elle avait souri, avait eu un léger mouvement de tête comme un va-et-vient de gauche à droite, comme une hésitation, peut-être, et il avait fait un pas en avant. Alors, elle avait ouvert la portière, elle s’était préparée à entrer. Il avait crié : « Mathilde ! attends ! »

Elle avait tourné la clef dans le démarreur, le ronronnement du moteur avait un moment empâté le silence puis s’était dilué dans l’aube tandis que s’éloignait, sur la route de campagne bien dégagée, la belle voiture rouge qu’il imaginait boule de feu comme il imaginait la brise lui apportant, en lieu et place de cette discrète odeur d’essence, des volutes de fumée noire et comme un parfum de chair grillée. Si l’on pouvait acheter sur Internet, incognito, des kits voiture piégée pour se défaire des amours de jeunesse, avait-il songé avant de prendre place derrière son volant, de se brancher sur « Classic 21 ». Il eut un sourire en distinguant Ash dans Burn Baby Burn, poussa machinalement sur le bouton de l’allume-cigare… cela faisait bien longtemps qu’il ne fumait plus. On se désintoxique de tout, songea-t-il en observant la spirale rouge qui pâlissait, blêmissait, s’éteignait…

Luc Kint 31/05/2005 @ 22:48:51
Cette fois, c'est la bonne!

Sahkti
avatar 31/05/2005 @ 23:05:05
Moi j'aime mieux quand il la tue

Kilis 31/05/2005 @ 23:10:26
Je préfère nettement cette fin, je trouvais l'autre vraiment pauvre, facile et elle réduisait ce beau texte à un fait divers et c'était dommage car l'écriture est belle.

Mentor 31/05/2005 @ 23:43:20
Je préfère le texte moins "soft" où il se passe vraiment quelque chose... Mais vous avez bien fait puisque, déjà, les avis se partagent... Difficile de reprendre, non?

MOPP 01/06/2005 @ 12:14:41
Je préfère la première version à la condition que ce soit de la nouvelle littéraire ; dans la vie ordinaire, la version soft est plus indiquée... mais la cigarette tue aussi si le gars se remet à fumer...

Krystelle 01/06/2005 @ 14:11:47
Je prèfère cette seconde fin mais après en avoir lu une autre... c'est pas pareil!

Bluewitch
avatar 01/06/2005 @ 17:38:50
C'est vrai que la chute du premier réduisait l'impact du texte, ici, je préfère. Mais bon, parce qu'on me donne le choix, sinon, la version 1 était très bonne aussi!

Nothingman

avatar 01/06/2005 @ 21:22:10
Je ne sais trop quoi dire.... Je ne reviendrai pas sur les commentaires que j'avais fait pour la première mouture. J'avais vraiment aimé l'ambiance : une triste mélancolie dévalant progressivement vers une ambiance plus sombre. Il est clair que la fin était très noire mais je l'ai trouvée bien amenée. Cette fin ouverte me convient un peu moins, même si l'imagination est au pouvoir....

Saint Jean-Baptiste 01/06/2005 @ 23:21:39
Moi j'aime mieux quand il la tue

Hé bien ça ne m'étonne pas, Sahkti ! :o))

Non, moi j'ai préféré celle-ci, elle fait tellement plus "vrai" !
Mais ça ne change rien à la qualité du texte qui est extra !
Je trouve que cette histoire est banale en soi, mais les situations et les personnages sont très bien campés, très bien "personnalisés". Un régal de lire des textes comme celui-ci !

Tistou 02/06/2005 @ 17:24:39
Je ne me prononcerai pas sur l'une ou l'autre. Je n'avais pas le choix quand j'ai lu la première version, donc pour moi c'est la définitive. Celle ci est bien aussi, mais elle vient en plus et ne m'apporte rien.
Ca ne remet pas en question la beauté du texte, évidemment. Mais ça, je l'avais déja dit.

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