Zig & Puce 30/05/2005 @ 11:41:35
Lorsqu’elle se mettait aux fourneaux, toute la force tranquille de Léonie s’épanouissait dans l’art magistral de remuer les ingrédients. Quelques grammes de beurre fondu, de gros œufs frais, quatre ou cinq cuillérées de farine et diverses autres substances dont elle gardait précieusement le secret étaient vigoureusement mélangés avec cette énergie robuste dont le souvenir distinct accompagne encore mes vieux jours.

Autrefois j’avais des formes harmonieuses ; moulée par Léonie dans une noble coquille entaillée et oblongue, je suscitais de promptes envies, j’éveillais les appétits les plus somnolents et seul un élan vertigineux vers les papilles avides pouvait apaiser quelque peu l’appétence soudaine que j’occasionnais. Aujourd’hui je ne suis plus qu’une miette et ce depuis que ce garçonnet frêle, efflanqué et blanc à en faire pâlir les fantômes a jeté son dévolu sur moi un dimanche matin au sortir de la messe.

Je suis une miette et aussi ridicule puisse être ma taille et incertain mon avenir, je partage aujourd'hui de longues et belles soirées seule, en tête à tête, avec ce vieil homme qui fut chétif, enfant. Lorsqu'il ouvre la boite à biscuit où il me garde précieusement et où je passe aujourd'hui le plus clair de mon temps, de mes jours et de mes nuits, me reviennent ces souvenirs de douceur envahissante et d'amour plein de cette saine fierté que j'avais antan à attiser la convoitise, lorsque toute jeune et appétissante je me nourrissais encore de l'entière attention que Léonie avait porté à ma confection. Nous égrenons, le vieil homme et moi nos nostalgies tard le soir, à la lueur d'une bougie et du feu de cheminée, sans dire un mot, lui dans son fauteuil, moi dans ma boite en fer blanc posée sur ses genoux, jusqu'à ce que ses yeux fatigués faiblissent, jusqu'à ce que le rêve me prenne et que je m'endorme moi aussi.

Un jour, sans que j'en sache la cause, juste après qu'il y eu grands bruits de rires de ce que je jugeais pouvoir être une sarabande enfantine, alors que je m'ennuyais ferme à mi étage dans le placard et toujours dans ma boite en fer, j'entendis le vieil homme annoncer sur un ton qui frôlait l'agacement :
- Allez ouste, allez voir dehors si j'y suis ! Le goûter est terminé... Non, non, ça je t'ai dit qu'on le gardait pour demain ! Allez file, je ne veux plus te voir dans mes pattes !

Ma quiétude s’en trouva tout à coup interrompue. Je n'étais plus seule dans la boite à biscuit, le vieil homme n'ayant pas jugé bon de faire les présentations.
C’est ainsi que mes paisibles journées bercées par la douce monotonie des habitudes furent brusquement menacées par l’arrivée impromptue d’un Cookie. L’intrus fit ainsi irruption dans ma boîte et dans ma vie avec la bénédiction de celui que j’avais fini par considérer comme mon ami. Quelle offense, quel outrage ! La trahison de Marcel m’aurait fendu le cœur si Dieu, dans sa miséricorde, avait voulu que j’en ai un.

D’emblée je fut pris d’une folle inquiétude en songeant à ces tendres moments de complicité partagée bientôt troublés par l’indiscrète présence de celui que je considérais déjà comme un envahisseur annexant ma place, celle de la madeleine.
Je décidai alors de feindre d’ignorer l’intrus, de me camoufler dans l’un des recoins de la petite boîte en fer qui nous hébergeait et d’adopter l’attitude scientifique de l’observateur qui scrute méthodologiquement son environnement avant d’élaborer un plan d’action. Mais l’étranger remarqua ma présence. Il y eu un raclement de gorge puis :
- Hum, hum.... y a quelqu'un ???
D’une voix hésitante je réponds:
- oui, moi!
- on y voit rien ici...
- on s'habitue, tu verras... enfin si tu restes suffisamment longtemps pour ça!
- je n'ai pas l'intention de moisir ici. Il n'y a pas d'électricité ?
- l'électricité? Et puis quoi encore, la télé et le jacuzzi? Tu sors d'où exactement?
- je viens des usines de Nantes et toi ?
- ah, t'es travaillé à la chaîne, tout s'explique! Moi je suis issue du travaille patient et précis d'une cuisinière de Combray
- mince, t'es une fille de la campagne alors!
- Comment t'appelles-tu ?
- Cook-245672

Soudain une grande clarté nous envahit. Je n'eu qu'à peine le temps de distinguer Cook (il me sembla assez dodu et rond) que je fus éblouie et ne distinguai déjà plus rien. Une main surgit soudain, faisant ombre entre lui et moi. Je me terrais dans l'angle pendant que Cook rampait à l'opposé. Visiblement on en voulait à notre peau, à celle de Cook plus qu'à la mienne certainement, mais on en voulait à notre peau.

- Mais veux tu descendre de là !!
Nous étions comme deux boxeurs terrifiés, chacun à son angle. Mais aucun soigneur pour nous réconforter. Je pensais à Léonie, et à mes soirées avec le vieil homme... J'aurais pu parier que Cook était aussi moite d'angoisse que moi à l’idée de ce qui pouvait se produire d'un instant à l'autre, au hasard de cette main malhabile.
- Mais tu veux, oui !

Et comme un malheur ne vient jamais seul, il y eu un grand brouhaha, un crissement de chaise sur le sol, un cri geignard tout de suite après et un vrombissement sourd suivi d'un impact métallique et de quelques chuintement de pattes qui parcouraient la boite à biscuit. Je priais pour que l'insecte volant ne fût enfermé avec nous. Le couvercle se referma. Le gnard qui avait failli nous attraper reçu sans doute une claque à en juger du redoublement de pleurnichement qui nous parvinrent quelque peu assourdis par la porte du placard sans doute vivement refermée.

Le bourdonnement d’abord léger devint de plus en plus marqué. Je le sentais, l’arrivée de Cook, la gourmandise de l’enfant et cette nouvelle menace imminente n’étaient que des prémices présageant l’inéluctable déchéance vers laquelle je devais me diriger. Après une existence paisible, sereine et agrémentée de quelques moments de bonheurs ordinaires, il fallait que je me résigne à accepter une fin prochaine.

Comme les images d’une vie défilent devant les yeux de l’accidenté avant qu’il ne rende dernier souffle, la rencontre avec le Thé me vint brusquement à l’esprit. Il venait d’une contrée lointaine, de l’Orient, de Chine peut-être même, amant imaginaire et exotique. Je n’avais jamais beaucoup voyagé si ce n’avait été dans mes rêves les plus fous. Je me souvins alors de cette ivresse délicieuse qui m’avait envahie lorsque dans la chaleur brûlante du Thé on me trempa. D’un coup, les tribulations de la vie m’étaient devenues indifférentes et une allégresse profonde jusqu’alors jamais éprouvée m’avait emplie. A ce moment de ma vie, il me semblait avoir dépassé ma simple condition de madeleine ; j’avais cessé de me sentir insignifiante, imparfaite et périssable. L’évocation de ces souvenirs avait rendu la présence de l’insecte moins angoissante car ils m’avaient rappelé que le goût des moments inoubliables perdure après la mort des êtres et la destruction des choses.

Lentement, alors que rien ne se passait de plus qu’un silence remarquable entre Cook et moi, je me rendis peu à peu compte que le cliquetis ferreux des pattes de l’insecte ailé ne parcourait que l’extérieur de notre habitacle ; il n’était donc encore point venu, mon dernier jour. J’avais néanmoins basculé dans le passé et m’en sentais à la fois toute retournée et habitée d’une sérénité nouvelle. Cook quittant son coin s’approcha de moi sans faire de bruit, comme s’il se fut agit de ne réveiller personne, ni l’insecte, ni le gamin gourmant, ni Marcel.

Ce dernier sortit et enfourcha son solex. Il le tenait d’une tante. Ca n’avait pas beaucoup d’importance. Il lui fallait se pourvoir en papier. L’histoire prenait une drôle d’allure. Sous les tilleuls, en longeant l’église il se questionna ; « Où aller maintenant ? ». Marcel était un autre. Il était cet homme qui avait aimé une femme. Il n’était pas ce vieux débris larmoyant qui s’appesantissait soir après soir sur une boite à biscuit idiote. Il n’était pas ce qu’il écrivait.
Cook et moi faisions connaissance. Notre conversation tirait vers le non-romanesque, vers la non-histoire, vers la fin avant le début.

- Et qui est ce vieil homme ?
- C’est Marcel, il m’a adopté. Il est triste souvent.

Il n’était plus là, plus là dedans, plus dans aucune ligne, ni dans aucune fébrilité de plume au coin du feu. Ni dans le souvenir, ni dans rien. Marcel était un autre. Marcel riait à la caresse du vent et au vroum-vroum de son solex. Il ouvrit la porte du bazar-épicerie. S’interrompit en omettant de demander du papier et acheta un play-boy pour se changer les idées.

Je suis une miette, et je souris en pensant à ce vieil ami, à sa tante, à son solex et aux calottes qu’il aimerait mettre au gamin morveux qui a failli mettre fin à mes jours, à mes souvenirs et aux restes de mes espoirs de survie. Cook m’a pris dans ses bras cet après-midi. J’étais émue. Le solex est resté longtemps posé contre le mur. Marcel est rentré tard. Notre boite n’a pas été dérangée, ni transportée, ni ouverte. Cook s’est révélé être un amant formidable. J’ai senti en lui la tendre nature des usinages de Nantes, la chaleur des fours, la franchise des mains de femmes ouvrières, le pli des tapis roulants, en s’enroulant lui et moi, dans l’obscurité.

Marcel s’est endormi. Une mouche s’est posée sur l’accoudoir de son fauteuil. Souvenirs perdus et jamais défaits. Contre Cook je me suis assoupie, forgeant l’histoire, à nouveau.

Mentor 30/05/2005 @ 14:31:29
Toutes contraintes parfaitement respectées!Je peux dire ça car admiratif n'ayant pu y souscrire entièrement pour notre propre 4 mains...
Originalité du "personnage", traitement tout en douceur par la narration confiée à la madeleine.
J'ai beaucoup aimé cette vision des choses, avec une pointe de nostalgie bienvenue et bien rendue.
Belle écriture aussi.
Et vraiment le seul "défaut" car il faut toujours un petit truc non?, j'aurais écrit "en nous enroulant lui et moi" au lieu de "en S'enroulant.
Vous voyez, pas de quoi fouetter un insecte.
Merci!

Lucien
avatar 30/05/2005 @ 15:42:06
En tant que vieux proustien, je ne peux qu'admirer cette variation sur le thème de la madeleine : Combray, la tante Léonie, le thé, les réminiscences, tout y est. Bravo pour le narrateur miette, les discrètes citations glissées çà et là, l'originalité du dénouement (ce Solex inattendu me rappelle les pirouettes de Nicolas Ancion).

Mais - cela m'a échappé, sans doute - qui sont donc Zig et Puce?

Nothingman

avatar 30/05/2005 @ 19:44:36
J'ai littéralement dégusté ce texte. Quelle belle idée vraiment bien menée. Elle est bien dure la vie des pauvres biscuits faite d'attente au fond de boîtes en fer. Cela valait en tout cas la peine d'être analysé, surtout avec pareille écriture. Vraiment bravo pour cet agréable moment de lecture!

Sahkti
avatar 30/05/2005 @ 21:48:13
En tant que jeune proustienne (clin d'oeil à Lucien) ayant présenté un oral de fin d'études sur la célèbre madeleine (hé oui, personne n'est parfait!!), je ne peux que dire bravo à ce texte. Tout y est, les réminiscence, la douceur, la tendresse, la nostalgie et puis cette belle écriture qui se lit avec plaisir. C'est bien raconté, j'ai apprécié les clins d'oeil à Marcel et c'est une jolie position que celle de la madeleine-narratrice. Proust qui rougirait de plaisir, ou plutôt de confusion et ne pourrait s'empêcher de dire "J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature."
Bravo Krystelle et aussi Balamento, je crois que vous aviez commencé ce texte à deux.

Lucien
avatar 30/05/2005 @ 22:39:24
Bravo Krystelle et aussi Balamento, je crois que vous aviez commencé ce texte à deux.

J'ai encore dû louper un épisode : tu peux expliquer, Sakhti?

Sahkti
avatar 30/05/2005 @ 22:53:07
J'ai encore dû louper un épisode : tu peux expliquer, Sakhti?
Si j'ai bien tout compris, Balamento et Krystelle avaient commencé cet exercice à deux puis Bala s'est tiré et Krystelle a achevé et publié, puisqu'une partie du boulot était fait. Tu confirmes Krystelle? Elle a ensuite refait l'exercice avec Zou.

Mentor 30/05/2005 @ 22:59:43
Balamento et Krystelle avaient commencé cet exercice à deux puis Bala s'est tiré .
j'aime ton euphémisme Sahkti... ;-))

Tistou 31/05/2005 @ 00:22:12
Plutôt impressionnant je dirais. Proust revu par la madeleine. Madeleine sensuelle s'il vous plait ! Le point de vue me fait penser à celui de Thiéfaine dans une chanson, qui se déclare aussi coincé "qu'un roll mops tombé dans une cuve à mazout", point de vue proustien adapté fin XXème !
Le ton est bon, l'écriture bien adaptée. Je pense qu'on sort un peu des sentiers proustiens avec le final le plus torride qu'ait connu une madeleine mais c'était le but du jeu, non ?

Krystelle 31/05/2005 @ 08:59:55
J'ai encore dû louper un épisode : tu peux expliquer, Sakhti?
Si j'ai bien tout compris, Balamento et Krystelle avaient commencé cet exercice à deux puis Bala s'est tiré et Krystelle a achevé et publié, puisqu'une partie du boulot était fait. Tu confirmes Krystelle? Elle a ensuite refait l'exercice avec Zou.


En fait, on a fait et fini l'exercice a deux avec Bala mais disons que la coopération s'est un peu précipitée à la fin.
Merci pour tous vos commentaires!

Killgrieg 31/05/2005 @ 10:32:35
fais chier là...
j'ai hésité à lire d'abord, à commenter ensuite...
j'ai même pensé à t'envoyer un mail directement krystelle, pour te dire à quel point j'avais apprécié... aimé ce texte. Je renonce, jouons le jeu...
C'est drôle, intelligent, intéressant, malin, bien écrit...
bravo, très grand bravo

Saint Jean-Baptiste 31/05/2005 @ 17:48:54
Ah la bel hommage au grand Proust !
Dans une belle écriture digne de lui avec cette belle trouvaille de cette madeleine qui cause !

Bluewitch
avatar 31/05/2005 @ 20:01:57
Alors là, c'est extrêmement bien joué! Je suis une profane, côté Proust, je n'aurai sans doute pas retrouvé toutes ces subtilités qui n'ont pas échappé à d'autres, mais j'ai trouvé beaucoup d'originalité et de finesse dans ce texte! Bravo!

Loupbleu 01/06/2005 @ 17:58:05
J'adore l'humour de ce texte ! Plein de finesse, de décalage, de références. Et c'est ponctué de beaucoup de sensibilité. J'ai souris tout le temps de la lecture, tellement j'y prenais du plaisir.

J'ai tout autant adoré le style, la construction complexe et équilibrée des phrases, le choix précis d'un vocabulaire subtil. Je ne suis pas expert, mais je crois : très proustien.

Bref, c'est une idée géniale, traitée avec beaucoup de talent et un vrai plaisir à lire !

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