Dorémi 30/05/2005 @ 10:42:31
Un 4 mains de dernière minute rédigé en 4ème vitesse. Et Zouuuu…Krissements de pneus !

* * *

Combien de fois me suis-je retrouvée accroupie dans la cage d’escaliers, les mains sur les oreilles à attendre qu’il se calme ? Mais il ne se calmait jamais, du moins pas avant de m’avoir trouvée, pas avant de m’avoir frappée. En général, il aimait bien s’armer de quelques ustensiles inattendus (tupperware, brosse à W-C, manche à balais) mais lorsqu’il ne trouvait rien, ses poings lui suffisaient. J’ai toujours été impressionnée par la variété et la richesse de son vocabulaire lors de ses emportements frénétiques et je me suis souvent demandée où il pouvait bien aller chercher tous ces qualificatifs saugrenus.
Mais je me rends compte ne m’être même pas présentée : on m’appelle Krizou et je suis sans ami. Après mon mariage, j’ai vécu coupée du monde et les moments d’insouciance furent plutôt rares. Oh ! Je n’ai pas toujours été malheureuse ! Il fut un temps où je passais des journées entières plongée dans le monde magique des livres, je me laissais porter par les épopées romanesques de personnages imaginaires, j’étais heureuse. C’est Madame Barberin qui avait fait naître en moi cette passion précoce lorsque j’étais en cours élémentaire. Elle m’avait appris à toucher, regarder, sentir et imaginer les livres avant de les ouvrir. Bien des années après, j’avais conservé toutes ces manies qu’elles m’avaient enseignées.
Et puis je me suis mariée et ma vie a pris une tournure bien prosaïque. Ma brute de mari n’a certes pas inventé le fil à couper le beurre mais a vite compris le pouvoir subversif des livres ; il m’a donc définitivement privée des joies de la lecture.
Ma vie a basculé le jour où un voisin, que mes hurlements de détresse répétés empêchaient de regarder « Vis ma vie », appela la police.

Je fus placée dans un foyer pour femmes maltraitées, rue Garofoli.
Je crûs tout d’abord trouver la sérénité à laquelle j’aspirais depuis si longtemps mais c’était sans compter sur l’imposante présence de dizaines d’autres femmes que des années de maltraitance avaient rendues aigries. Les repas viraient fréquemment en pugilat et je commençais presque à regretter les coups de tupperware. De plus, le foyer était sordide ; le manque d’aération, le grouillement des cafards et l’odeur abjecte de moisissure me donnaient la nausée. Je décidai donc de partir et profitai d’une bataille de purée pour m’éclipser.

Je vécus ainsi quelque temps sans abris, sans ressources, sans rien mais je goûtais aux joies de la liberté. J’avais certes faim et souvent froid mais pour la première fois depuis bien longtemps je n’entendais pas de cris et ne recevais aucun coup.
C’est en errant sur les quais de Seine que je fis la connaissance de celui qui allait devenir plus que mon ami, mon maître à penser. Ma rencontre avec Yalis fut de celles qui changent le cours d’une vie. Son âge imposait le respect et sa barbe blanche inspirait la sagesse. Il avait dans le regard une lueur indéfinissable qui trahissait l’artiste qu’il était. Toujours accompagné de son singe Joli-cœur et de son chat Kitty, il attisait la curiosité des promeneurs. Précurseur du courant néo-surréaliste, Yalis avait autrefois connu sinon la gloire du moins la reconnaissance du milieu artistique. Il tomba peu à peu dans l’oubli et, ruiné, il se mit à peindre ses œuvres sur les pavés de la capitale. Il logeait sur une vieille péniche dont la peinture écaillée criait famine mais laissait encore deviner qu’à son heure de gloire elle avait été baptisée « Le Cygne ».
Dès notre rencontre, il me prit sous son aile, me fit découvrir le Paris des chiffonniers et me proposa d’exploiter mes talents afin de faire rentrer un peu d’argent. Seulement voilà, je n’en avais aucun ; je décidai alors de mettre à profit mes origines belges et me mis à vendre des blagues aux passants :
- Comment reconnaît-on un belge dans un magasin de chaussures ? Elle sait pas la p’tite dame ? Un euro et vous aurez la clé de la devinette!
Et bien c’est le seul qui essaie les boîtes !
J’empochais la menue monnaie et la p’tite dame repartait avec un sourire au cœur du visage. Entre deux clients, je fredonnais des airs enjoués de ma composition :
Je suis sans mari
Je m’appelle Krizou
Et je me promène
Avec tous mes amis
L’artiste Yalis
Joli cœur et Kitty
Attention voici la blague à un euro…


Nous vécûmes ainsi heureux quelques mois durant et puis Yalis succomba à la maladie du mouton noir. Le virus laissait alors perplexes scientifiques et politiciens qui n’avaient trouvé comme solution pour limiter la progression de la maladie que l’embargo.
La mort dans l’âme et le ventre vide, je dus reprendre la route, seule, sans même savoir quelle terre accueillit sa dépouille ni quel sort fut réservé à Joli-Cœur et Kitty qui avaient déserté « Le Cygne » avant même que j’y reprenne mon maigre bagage.

J’errais ainsi depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, lorsque j’aperçus une petite annonce sur la devanture d’un fleuriste. On cherchait une vendeuse. Je poussai la porte. Un joli carillon tira le maître des lieux de derrière une jungle de verdure. Ce ne fut certainement pas mon teint de rose qui le décida ni mes qualité de bonnimenteuse, quoique la rue m’avait bien dégourdie. En réalité, son fils Paul était très malade et il avait de moins en moins de temps à consacrer à son commerce et encore moins à se montrer difficile. Affaire conclue. C’est comme ça que je devins la vendeuse et puis au fil des jours, la confidente du fleuriste Jean Baptiste. Celui-ci ne savait plus à quel saint se vouer pour sortir son fils Paul de la catalepsie dans laquelle il se trouvait plongé depuis que sa petite amie l’avait quitté. Paul avait été avant un brillant avocat jusqu’à ce que la jeune demoiselle décide de se faire la belle avec un bandit dont il avait obtenu la libération conditionnelle. Depuis lors, il avait perdu l’usage de la parole et ses clients qui n’avaient que faire d’un bavard muet l’avait abandonné aussi. Jean-Baptiste dépensait des fortunes en médecins, spécialistes, rebouteux, mages et charlatans mais seuls les yeux de Paul vibraient, ses cordes vocales boudaient. Ah … ses yeux là, comme ils m’ont parlé dès le premier jour. Regard étrange et habité. Je pris l’habitude de passer avec lui ma journée de congé. Nous nous promenions, je lui faisais la lecture et chaque jour nous reprochait un peu plus. Mais toujours point de parole et Jean-Baptiste qui courait les guérisseurs. Son commerce, ironie du sort, se fit de moins en moins florissant et bientôt l’odeur des huissiers supplanta celle du jasmin. Un matin, je trouvai porte close et un avis de faillite sur la vitrine. Les voisins ne savaient pas ce qu’il en était advenu du fleuriste et de son fils.

De nouveau, je repris la route seule et sans ami.
Je m’inscrivis dans une agence d’interim et décrochai sans peine un travail à la chaîne dans une fabrique de verre à Varses. Vous verrez, c’est propre, c’est à l’emballage, me rassura-t-on. C’est ainsi que je me suis retrouvée à remplir des cartons de six, à plier, à coller. A remplir, à plier, à coller. Emballant ! Pour un peu, les Tupperware me manquaient. Au moins, ça casse pas quand sa vous glisse entre les doigts. J’en étais là lorsqu’une fin d’après-midi une explosion fit voler en éclats les vitres de l’atelier. Ca hurlait, ça courait dans tous les sens. Une fumée grise et grasse commençait à s’insinuer dans les moindres recoins et nous cachaient les sorties de secours. Très vite, la fabrique se transforma en un immense brasier. Certaines étaient ensanglantées, toutes nous étions courbées à éructer nos poumons. De mémoire, mon poste de travail n’était pas loin d’une sortie de secours. A tâtons et en rampant, j’écartai la montagne de cartons qui se consumaient, réussis à progresser dans la bonne direction et à entrebâiller la porte. Une bouffée d’air frais s’engouffra dans l’atelier. Il fallait faire vite. Je me souviens d’avoir crié, aspiré, d’y être retournée, comme une folle, d’être revenue avec une et puis une autre. Sang et feu dans la bouche. Explosion dans un four, qu’ils titraient. Grâce au courage de l’une d’entre elles, 23 ouvrières échappent de justesse à la mort. Gros titre. Deux jours d’hôpital. Félicitations présidentielles. Et une ‘tite prime pour la route. Et toujours pas de nouvelles de Paul.

Mais adieu verre, fournaise et ration. J’avais désormais de quoi louer un studio, m’acheter des livres et surtout un ordinateur.
Je pouvais enfin me poser et me reposer.
Je passai plusieurs jours et plusieurs nuits à me gaver de mots, de phrases, de nouvelles et de classiques. De compléter le menu par des recherches internautiques, sur les auteurs, sur leur œuvre. De digérer en m’essayant à la critique. Et de vomir le silence de Paul.
Je devins accro d’un site de critiques littéraires. Des amis bien virtuels mais ô combien précieux.
Cela faisait des semaines que nous forumions, conversions et badinions. J’en vins même à me livrer un peu à certains. Il m’arrivait d’évoquer, au travers de mes modestes écrits, Madame Barberin, la brute, Joli-Cœur, Paul. Un jour, il fut question que nous nous rencontrions. Meeting Point : Genève. C’était bien loin et l’euro commençait à se faire rare. P’tite, la prime, vous ais-je dit. Ils insistaient. Notre hôte serait une certaine Mademoiselle S. Mulligan, irlandaise dans l’âme et membre très active de notre petit cercle.
Qu’à cela ne tienne. Qu’avais-je à perdre. Et puis la météo s’annonçait clémente. OK j’y serai.
J’ai donc pris le train. J’y suis. Les paysages défilent. Prochain arrêt, Genève. Déjà ? Tout se passe très vite. Le petit comité d’accueil sur le quai. Poignées de mains, embrassades sincères. Mon cœur se réchauffe. Et le Lac. Mademoiselle Mulligan s’avance. Bienvenue Krizou. Le Lac et cette banderole qui annonce une rétrospective Yalis sur la péniche « Le Cygne » récemment acquise et réhabilitée par l’état Suisse. Et Madame Barberin, là un peu en retrait qui me sourit. Bienvenue ma Krizou. Mon cœur qui s’emballe. Il paraît qu’on attend encore quelqu’un. Un nouveau membre. Il est en convalescence ici. Pas le temps de me retourner et déjà cette main qui se pose sur mon épaule, je la reconnais. Douces effluves jasminées. Mon cœur qui explose lorsqu’il se retourne vers cette voix retrouvée qu’il aime déjà. Bonjour Krizou, ma petite lectrice.
Je conversais, et vous complotiez. Je badinais, et vous organisiez. Et moi de fredonner :

J’étais sans mari
Je m’appelle Krizou
Et je me promène
Avec dans le cœur
Tous mes amis
L’artiste Yalis
Joli cœur et Kitty
Madame Barberin et Sahkti
Et tous ceux de C.L
Et main dans la main
Avec ton regard
Et les yeux dans les yeux
Avec notre amour


Générique !

http://coucoucircus.org/da/generique.php/…

Mentor 30/05/2005 @ 11:00:29
Très très très chouette! (Krystelle et Zou, c'est ça?...). Encore et encore des références aux membres de CL et à vos rencontres.
Triste fin du Yalis exécuté en 2 lignes...
De jolies trouvailles : le fleuriste Jean Baptiste. Celui-ci ne savait plus à quel saint se vouer ou la commerce de fleurs qui cesse d'être florissant... ;-))
Je ne vois guère le lien avec un roman célèbre... mais peut-être était-ce un simple texte de divertissement "vite fait sur le gaz"?? Si c'est ça c'est très très bon!
Un 4 mains réussi je trouve. Pas de ruptures, ça coule bien.
De plus, malgré le nombre d'informations sur la vie de la narratrice, aucun ennui à la lecture.
Les retrouvailles au bord du Lac, un plaisir, visiblement...
Bravo.

Sahkti
avatar 30/05/2005 @ 15:20:09
Un happy end émouvant, des sourires, une jolie écriture, ce texte me plaît bien par sa simplicité, sa spontanéité.
Et puis bon évidemment, si on cause de Genève et de S.Mulligan... comment ne pas être sensible à tout cela? :)
Pour un écrit prestement exécuté, je trouve que vous vous en sortez bien.
Juste peut-être un regret, celui de l'arrivée trop rapide de la fin. Entre l'explosion de l'usine et puis le voyage en Suisse, il se passe un peu de temps, je crois que j'aurais aimé que tout ça soit détaillé mais j'imagine que ce ne fut point fait, faute de temps et rien d'autre. Bravo à toutes les deux.

Lucien
avatar 30/05/2005 @ 15:57:25
C'est baroque, ça zigzague un peu mais on ne s'y perd pas, ça évoque le site dans une jolie mise en abyme, ça se termine en bons sentiments qui mettent du baume au coeur de ceux qui regrettent certaines séances d'étripage, et ça conclut par un générique qui nous rappelle notre enfance. Bravo à Dorémi de nous avoir rappelé Rémi, et d'avoir rapproché la famille CL par cette référence à "Sans famille".

Nothingman

avatar 30/05/2005 @ 20:04:55
Encore un beau texte que celui-là. Plein de trouvailles! Comme cette fille du plat pays qui raconte des blagues belges aux passants pour leur arracher qualque sourire. Comme Paul, cet avocat brillant, que l'on devine éloquent, redu muet par une peine de coeur....
Et puis quel challenge d'évoquer la petite famille de Critiques Libres par le biais de "Sans famille"! Et puis, je reprendrai bien un peu de ce petit générique qui a animé mes après-midi d'enfance.... Bravo à vous!

Tistou 31/05/2005 @ 00:09:43
Je n'avais pas trouvé la référence, c'est "Sans Famille" alors ? Ah ouais, normal qu'on ne fasse pas trop dans le gai alors !
Amusant comme nous aimons tous nous introduire dans les histoires. A mon avis Yali fait la tête ; succomber au mouton noir ! Décidément il a la cote le foutu mouton noir !
SJB, ça ne se passe pas trop mal et pounr mam'zelle Mulligan non plus !
La happy end fait très féminin, je trouve. (ce n'est pas forcément une critique)
Vous avez dû effectivement faire très vite vus les errements qui ont eu lieu, bravo à vous car il faut pouvoir s'organiser pour tout mettre en place à deux. Et tout est en place.

Killgrieg 31/05/2005 @ 10:09:46
j'ai douté au début; "témoignage d'une femme battue... etc"... puis je me suis laissé entraîné, avec plaisir parfois...
jusqu'au générique qui m'a fait rire.
mais j'ai un gros regret, que trop d'événements débiles vous aient empêchées d'aller plus loin. Et puis en même temps, si rien ne s'était passé, vous n'auriez jamais collaboré... Un papillon...

Saint Jean-Baptiste 31/05/2005 @ 17:56:03
Très belle performance !
Avec tous ces personnages pittoresques qui entrent dans l'histoire, c'est très amusant finalement, même attendrissant et certainement très bien écrit ! Bravo !

Bluewitch
avatar 31/05/2005 @ 19:51:58
aaaaah Remi... toute mon enfance! Beau texte, bien rythmé, qui nous leurre au début pour mieux nous accrocher!
Vraiment, une belle collaboration, impossible de distinguer vos styles. Et tout ça en si peu de temps... Bravo!

Sibylline 31/05/2005 @ 20:07:00
Je ne trouve pas que le style soit extraordinaire, mais il n'est pas choquant non plus, et puis, j'aime bien l'histoire, et pour moi, les histoires, c'est le plus important. Que de rebondissements, d'aventures et cette petite Krizou qui poursuit imperturbable, son chemin semé d'embuches. Bien trouvé, tout cela. Tu ne nous lasses pas avant la fin, on ne te laisse pas avant la fin. Très bien. Je ne me souviens plus trop de "Sans famille". Peut-être bien qu'il a un peu aussi ces qualités et ces défauts là. Ce serait un must en matière de pastiche

Loupbleu 02/06/2005 @ 13:01:39
Il s'en passe des choses dans ce texte ! J'ai bien aimé ce récit vif, et j'y ai même trouvé une certaine ironie cruelle devant tant de catastrophes qui s'alignent :-) Et une fin belle et émouvante ... Le final avec la reprise de la chanson m'a mis en joie !

Pour un texte rédigé vite, il est vraiment réussi. Il y a une belle imagination, de l'humour, et une façon de mener rondement la narration qui me plaît. Bravo pour ce coup de force !

Fee carabine 04/06/2005 @ 02:27:43
Eh bien, pour un texte écrit en 4ème vitesse, ça tient vachement bien la route. Je me suis offerte une bouffée de nostalgie en me rappelant ma lecture de "Sans famille" pendant les grandes vacances... il y a très très longtemps ;-). Une référence bien traitée ici, et un texte bien rythmé et plein d'humour :-).

Kinbote
avatar 05/06/2005 @ 14:00:15
J'ai bien aimé le récit mené tambour battant qui à cette vitesse ne laisse pas place à l'apitoiement mais prête plutôt à sourire tant l'héroïne surmonte tous les obstacles. Et la ritournelle, les chutes de blaques à vendre, la maladie du mouton noir, la référence à CL...

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