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Dirlandaise

avatar 20/02/2005 @ 18:02:41
LA CHAUSSURE

J’ai perdu ma chaussure. Je la cherche depuis longtemps déjà sans parvenir à la retrouver. Tous ces grands arbres… À perte de vue. Combien de fois n’ai-je contemplé ce paysage désolé et sinistre. La forêt sombre, inquiétante. Les épinettes au tronc noir, formant une armée gardant un territoire inaccessible et rempli de mystères inconnus et effrayants.

Depuis longtemps je voulais y pénétrer. Mon âme d’enfant frémissait à la pensée de tous les dangers que recelait ce territoire si proche et pourtant hors de portée. J’étais terrifiée mais ma curiosité était aiguisée. Je voulais découvrir ce qui se cachait derrière ces grands arbres immobiles et sévères. Lentement, je me mis en marche vers cet endroit interdit.

J’étais terrifiée et pourtant une force irrésistible m’y attirait. J’étais littéralement envoûtée. Ma raison me commandait de retourner en arrière vers la sécurité et le connu, en vain. Plus j’avançais et plus je distinguais l’entrelacement des branches et le sous-bois recouvert de troncs moussus et pourrissants. Un fort vent soufflait faisant se balancer les grands arbres tel des mâts dans la tempête. De sinistres craquements accompagnaient la plainte du vent et se perdaient dans la solitude infinie des bois. Plus j’approchais et plus j’avais conscience de transgresser un interdit. Ma culpabilité grandissait au même rythme que ma progression vers cet endroit inquiétant. Je n’étais qu’une enfant et j’étais seule. Je me sentais vulnérable, sans défense. Une angoisse sourde m’étreignait et mon cœur battait la chamade. Parvenue à la lisière de la forêt, une odeur de pourriture me souleva le cœur. C’était le sous-bois qui exhalait ce parfum de mort. Plein de petits cadavres jonchaient le sol, feuilles d’automne tombées et se désagrégeant lentement dans la moiteur du sous-bois. Bientôt, elles formeraient une immense éponge gorgée d’eau qui absorberait le bruit des pas. Les chaussures s’y enfonceraient faisant remonter l’eau à la surface ce qui aurait l’avantage de les nettoyer. Je regardais les miennes qui en avaient bien besoin. Pourquoi n’avais-je donc pas pensé à me chausser de bottes au lieu de ces chaussures inadaptées au terrain. Mes vieilles bottes auraient été bien plus appropriées pour la circonstance mais je n’avais pas planifié cette excursion. J’étais sortie prendre l’air et me promener un peu avant l’heure du repas. Je n’avais pas prévue me rendre si loin de chez moi et si près de la forêt. Mon esprit aventureux avait rapidement pris le dessus sur ma raison. Et puis, cette forêt m’avais toujours attirée. Je l’avais tellement contemplée souvent que je croyais la connaître intimement. Mais, ma connaissance s’arrêtait à la surface. Je n’avais jamais pénétré l’intérieur, le cœur. C’est comme avec les gens. J’aimais les regarder attentivement, détailler chaque partie de leur anatomie, chaque détail de leur vêture. Les visages étaient une de mes spécialités. Une fois que j’en avais examiné un, je ne l’oubliais plus. Il restait gravé dans ma mémoire à jamais. Je pouvais reconnaître un visage bien des années après l’avoir enregistré. Et la forêt, cette obsédante forêt qui me regardait depuis des années et que je regardais. Elle était gravée dans ma mémoire plus profondément que tous les visages connus. Tous ces arbres qui formaient l’extérieur, je les connaissais et ils avaient chacun leur particularité propre. J’avais même pensé à leur donner des noms à chacun. Devant l’ampleur de leur nombre, j’y avais renoncé. Mais, j’avais bien observé chacun d’entre eux et reconnaissais leur plus petits détails. J’avais même mes préférés. Et les changements de saisons les transformaient, les déguisaient sans que je n’arrive à les confondre entre eux. Un immense bal masqué forestier.

Un détail étrange me fit sortir brusquement de mes rêveries. Un chien. Assis. Immobile. Juste à la lisière. Je cessai d’avancer. Mes yeux distinguaient sa forme familière. Il me regardait. Tranquille. Rêveur. Nous étions tous deux immobiles, nous observant avec curiosité et prudence. Je n’osais bouger de peur de briser cette communion de nos regards. Ce moment dura à peine quelques minutes et soudain, il fit volte-face et s’enfonça rapidement sous le couvert des arbres. Il disparut presque aussitôt à mon regard.

Je compris soudain que ce chien était un loup. J’avais rencontré le roi de la forêt. Et ce roi s’était enfui à mon approche. Enfui au cœur de son royaume que je n’avais pas encore foulé. Je pensais à revenir en arrière vers mon royaume à moi, le seul que je connaissais et que j’avais envie de retrouver le plus vite possible afin de calmer la panique qui s’emparait lentement de moi. La forêt se referma sur cet animal solitaire et sauvage. Je ne le distinguais plus. Une force irrésistible fit que je m’avançai sous les arbres Mon pied s’enfonça dans quelque chose de mou et de spongieux. Une mare de boue. Je retirai mon pied péniblement mais ma chaussure y resta prisonnière. Seule ma chaussette maculée tenait encore de peu à mon pied. Je m’assit sur un tronc d’arbre tombé et la replacai.

Soudain, je sentis une présence. Des ombres fantomatiques m’entourèrent silencieusement, venues des profondeurs inconnues. Le loup m’avait tendu un piège. Loin d’être seul, il était accompagné d’une dizaine de ses congénères.

On retrouva mon corps, ou plutôt ce qu’il en restait, quelques jours plus tard. Mais pas ma chaussure. C’est pour cette raison que je la cherche…

Toundra 20/02/2005 @ 19:50:31
Très beau texte très bien écrit ! L'atmosphère de la forêt est tout à fait angoissante, les paragraphes bien structurés, la chute est parfaite...
Mais si je puis me permettre (du haut de mes 14 ans ...!), la grande description mériterait d'être un chouilla plus courte, avec, pour la mise en forme, un saut de ligne quand on passe du présent au passé ou vice-versa.
Dernière chose : pour la fin, il serait bien de reprendre une phrase clef du premier paragraphe pour bien montrer qu'on a bouclé le cercle de l'histoire.
Mais je discute de petits détails de rien du tout, qui n'enlèvent rien au texte...
Pour conclure, BRAVO !

Saint Jean-Baptiste 20/02/2005 @ 22:59:16
C'est très beau, Dirlandaise !
Surtout la description de la forêt mystérieuse, j'aurais préféré encore plus de précision.
L'histoire est très bien amenée, et très bien racontée.
Est-ce que ça ne cache pas un peu d'introspection psychanalytique, cette peur du loup ?

Dirlandaise

avatar 21/02/2005 @ 02:26:23
Merci à vous deux pour vos commentaires. Je suis malade de la grippe et j'ai composé ce texte ce matin pour me distraire. Il est basé sur du vécu car dans mon enfance abitibienne, j'avais une forêt derrière chez moi et je la contemplais tous les jours. La rencontre avec le loup est véridique. Il était assis à l'orée et me regardait approcher. Quand la distance entre nous deux ne fut plus assez grande, il fit volte-face et s'enfonça dans les arbres. Cette rencontre ne laissa angoissée et je me hâtai de retourner chez moi. C'est vrai qu'on peut y voir de la psychanalyse mais ce n'était pas voulu...

Tistou 21/02/2005 @ 15:18:57
Tout d'abord, soigne bien ta grippe!
Assez envoutant ton texte. Je pense qu'il y aurait eu moyen de plus boucler encore entre la personne vivante qui rentre dans la forêt, perd sa chaussure et se fait dévorer et le "fantôme" qui erre dans la forêt pour la retrouver. Si j'ai bien compris hein?
Tu es manifestement très orientée vers la nature. Dans tes contrées faut dire!
Mais dis moi? Les loups attaquent les humains chez vous? Ou peut être les humains à qui il manque une chaussure?
Resoigne toi bien!

Sahkti
avatar 21/02/2005 @ 20:04:00
Beau texte Dirlandaise! J'aime beaucoup cet envoûtement que tu fais passer dans cette forêt, la description est parfaite à mes yeux, ni trop longue ni trop courte, suffisamment mystérieuse pour donner envie d'y pénétrer en frissonnant. J'aime vraiment comme tu racontes cette attirance dangereuse de cette fille pour cet espace obscur.
Et puis la rencontre avec le loup, le juste ton, pas besoin d'en faire plus, un simple croisement de regard suffit.
Un petit regret tout de même pour la fin. L'idée du fantôme qui revient me séduit énormément mais j'aurais aimé que cet être dénaturé prenne plus de consistance. Il suffirait peut-être d'une ou deux phrases en plus, rien d'autre, mais que ça pose bien le récit avant de le terminer.

Dirlandaise

avatar 22/02/2005 @ 03:33:14
Je sors du lit pour quelques minutes pour vous remercier de m'avoir lu. Les loups n'attaquent pas les gens, je ne crois pas avoir entendu de cas semblable. Les ours oui mais les loups c'est très rare. Je retourne au lit car je suis très malade.

Yali 25/02/2005 @ 00:28:34
Bonjour Dirlandaise,
J’aime le thème, ça réveille plein de choses, souvenirs d’enfance… Ce qui me foutait la trouille/attirance à moi, c’était la cave ! (en y repensant c’est marrant, parce que encore maintenant. Pas pour les mêmes raisons mais… ) bref.
Je coince avec la chute au loup, comme si il était besoin de rationaliser, comme si il était besoin d’expliquer… je ne sais si je suis bien clair, mais une ombre, un non dit, m’aurait suffit parce que ne me renvoyant à rien de tangible, d’explicable, m’aurait fait garder un peu plus cette peur en moi. L’identifier me fait basculer dans le concret et là, je perd pied.
Tu vois ?

Dirlandaise

avatar 25/02/2005 @ 17:32:56
Bonjour Yali,

Je te remercie de m'avoir lu et j'apprécie ton commentaire pertinent. C'est vrai que trop d'explications enlèvent du mystère. Deux ou trois phrases sont de trop en effet...

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