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Forums  :  Vos écrits  :  Neige: La Chine

Sibylline 11/02/2005 @ 18:01:37
Et bien voilà, il neige! Si ce n’est pas malheureux de voir ça! C’est déjà tout blanc partout, froid, mouillé, gelé et sur 20cm de profondeur ! Et en voilà encore! Je suis écoeuré. Je roule en rond mes pattes, les cale à demi sous moi et, le menton buté contre ma poitrine, je fais mon front têtu. Ne me dérangez pas. Je suis à quelques centimètres de cette horreur blanche, ce linceul de froidure obtuse, mais je pourrais aussi bien être en Chine. Le double vitrage protège mon rêve et la Chine… Oui, c’est ça. Mes yeux se font bridés. Je dérive vers ces monts arrondis, gorgés d’eau et cerclé de brumes… Les théiers s’alignent sur les pentes parfois abruptes qu’une file d’humains grimpe à pas réguliers et sûrs. Je les ais vus dans ce documentaire. Ce pays est si envoûtant. Je ne sais pas même si on y voit des chats.
Autres que ceux qui, d’ici, rêvent à là-bas.
Ici, depuis qu’elle a décidé d’emménager dans cette ancienne ferme, l’odeur du thé flotte souvent dans la maison, mêlée à celle du feu de bois qui orne la cheminée. Thé vert, thé au jasmin, au lotus, à la bergamote… Elle en a toute une gamme sur laquelle elle joue au gré de ses humeurs, de ses moments. J’y ai même trempé ma langue, finalement. Je ne peux pas dire que j’en raffole, mais je voulais connaître ce qu’elle buvait. Trimaran, lui, a déjà réussi à siffler toute une tasse. Et je sais parfaitement que lui non plus n’adore pas cela. Mais il a fait semblant d’en être enchanté. La vérité, c’est qu’il l’était, mais pas à cause du goût du breuvage. Non, pardi. Lui aussi, voulait connaître ce qu’elle buvait. Je le comprends bien, mon ennemi. Ce n’est pas moi qu’il roulera.
Zut, voilà qu’arrondi sur mon rebord de fenêtre, je me surprends à ronronner. Il n’y a pourtant pas de quoi être content, et je ne le suis pas. Maudite neige ! J’avais repéré, le trou d’une souris, au mur de l’ancienne grange. J’y étais retourné cette nuit, attendant que cet animal, sot mais délicieux, y pointe son museau, quand la neige s’est mise à tomber. J’ai tenu bon un moment, mais il ne faut pas exagérer. C’est froid et ça mouille. Une souris ne vaut pas cela. Je suis donc rentré, et maintenant, voilà l’aube. Je vois de mon poste que le passage de la souris est sous la neige et je ne suis même plus sûr de bien savoir où. De toute façon, c’est inutile, elle passera ailleurs. Elle non plus ne doit pas souhaiter mouiller son pelage par ces températures. Quel désastre tout ce blanc qui mange le monde, étouffe les sons, les odeurs, les chemins, le décor. La neige efface. Elle bouffe le vivant. J’ai froid dans le dos quand je pense à elle, même quand je suis en mesure de m’en tenir bien à l’abri. C’est la mort. Je la hais.
Pourtant, la mort, la vraie, je ne la hais pas. Je l’accepte, comme j’ai toujours accepté la vie depuis ce jour si ancien où ma mère nous a pondus, mes frères, mes sœurs et moi dans ce coin de cave. Depuis quelque temps, je sens bien qu’elle est là. Elle a pris place en moi. Elle s’est installée. Elle y prend ses aises, s’étale et m’envahit peu à peu. Je la sens bien qui croît. Bientôt, je ne serai plus.
Et cela me tracasse. Pour elle. Qui va veiller sur elle quand je n’y serai plus ? Trimaran ? Oui. Bien sûr. Il a encore plein de vie, lui. Je le vois bien. Et il est fort. Incroyablement. Ce n’est pas sa malheureuse patte morte qui l’empêcherait d’égorger quiconque s’en prendrait à elle, mais ce n’est pas ce genre de danger là que je crains. Je ne la comprends plus.
Cela fait trois ans que nous sommes ici. Au début, elle invitait des amis. Elle ne le faisait pas très souvent, mais elle le faisait et c’était très gai. Puis, elle ne l’a plus fait. Quelques uns ont continué à venir, pendant un temps. Elle les accueillait bien, mais avec ce rien de réserve qui donnait l’impression tout de même qu’elle attendait leur départ pour reprendre le cours de ses pensées. Et c’était le cas, je crois. Alors, ils ne sont plus venus. Il y a eu aussi des compagnons. Elle ne les installait jamais vraiment. Au bout d’un moment, elle désirait qu’ils partent. Je le sentais tout de suite, eux non. Encore un peu de temps et elle le leur disait. Ils partaient. Certains ne le prenaient pas trop bien. L’un d’eux, furieux, a élevé la voix, injurié… Un grondement de Trimaran, soudain debout, la babine à peine retroussée, et il est parti comme les autres, sans plus discuter. Forcément, un dogue allemand…
Voilà que le vent s’y met ! Comme si la neige ne suffisait pas. Il soulève du blanc en flux et reflux furieux. Tous les oiseaux se cachent. Cette misère blême recouvre tout. Je n’aperçois plus la vieille auge en pierre qui verra fleurir les premières jonquilles. Bientôt. Serai-je là encore? Mais pour l’instant, le terrain est à la neige qui nie même jusqu’à la possibilité d’un prochain printemps et stérilise le paysage de son blanc hospitalier. Et le silence s’est installé.
Elle est dans son atelier. Avant, c’était une grande véranda, presque une serre, dont elle avait d’ailleurs plutôt la fonction auprès des paysans qui habitaient là. Elle ne pouvait pas rêver mieux pour y installer ses tables, sa terre, son four. C’est que le succès venait. Les gens s’étaient mis à aimer les sujets de terre, les bustes, les animaux presque réels et pourtant magiques qui sortaient de ses doigts. Avec le succès, l’argent était venu, suffisamment du moins pour ne plus faire que ce qui lui plaisait. Est-ce que c’était là le danger?
Quand j’étais jeune, que j’étais sorti de ma cave, cela avait été pour découvrir la vie dans les jardins alentour. Tout me plaisait, j’aimais tout le monde et vous m’auriez beaucoup étonné si vous m’aviez dit que tout le monde ne m’aimait pas. Mais bien, sûr, finalement, on me l’a dit quand même. Lorsque je débarquais dans un jardin, qu’il soit d’ornement ou potager, j’entendais souvent crier « Fous le camp ! » Il paraît qu’ils avaient peur que je griffe les arbres, ou les gosses, ou que sais-je ? Ou encore que je creuse dans les plantations. J’étais aussi souhaité que le choléra. C’est maman qui m’a expliqué cela, mais moi, j’avais cru que c’était mon nom, chez les humains : « Fouslecamp ». C’est vous dire si j’étais un minot naïf. Ca n’a duré qu’un temps. A la première pierre qui n’a pas raté son but, j’ai compris. Plus tard, maman a disparu. Cela faisait déjà longtemps que mes frères et sœurs s’en étaient allés. On ne savait pas toujours où. C’était encore un hiver, avec de la neige, comme celui-ci. On ne me voyait plus, moi qui suis blanc aussi, tout autant qu’elle. J’étais devenu invisible, le camouflage était parfait. Mais il n’y avait rien à chasser. Les souris, les oiseaux, tout le monde avait disparu, j’ai bien cru que j’allais mourir de faim, de froid et même de soif, et elle m’a ramassé. Elle habitait là-bas à cette époque. Elle m’a ramené chez elle, frictionné, réchauffé, nourri, câliné, gâté… On ne s’est plus quitté, jamais.
Maintenant, elle vit ici. Je sais que la neige autour de la maison restera vierge de toute trace de pas. Elle ne passera pas le seuil, elle n’en aura même pas l’idée. Déjà, parce qu’elle non plus n’aime guère la neige, ensuite parce qu’elle s’apercevra à peine qu’elle est ainsi emprisonnée. Elle ne sort plus que très peu. Elle ne parle plus à personne, et le pire est qu’elle semble trouver que tout est très bien ainsi. Trimaran dit qu’elle a raison. Lui, du moment qu’elle est là, près de lui, le monde peut bien s’écrouler, il s’en fout. Mais il a tort. Peut-on vivre ainsi ? Si seul ? Et s’en trouver bien ? Elle semble heureuse, c’est vrai. Elle chantonne, écoute de la musique, ne parle plus jamais mais chante parfois, écrit, sculpte, lit, dessine, peint. Tout semble aller si bien ! Elle me fait peur. Est-ce possible d’être heureux ainsi ? Je ne le croyais pas. Je ne sais plus que penser. Est-il possible qu’elle aime tant la solitude ? Elle n’aurait donc besoin de personne ? Les humains ne sont pas ainsi faits.
Quand elle m’a ramené chez elle, Trimaran a voulu me tuer. Je ne sais pas s’il m’a pris pour un rat ou si c’est simplement qu’il refusait de partager son amour. Il a failli y arriver, le bougre, j’étais si faible. Mais un mot d’elle a suffi. Il est son esclave et quel qu’ait été son désir de m’étrangler, il n’a plus jamais rien tenté contre moi. Une fois, même, alors qu’un chien errant me coursait, le hasard a voulu que je passe derrière lui. Il s’est levé et a toisé l’autre. Vous pensez bien que les choses ne sont pas allées plus loin. Un chat qui se fait protéger par un chien qui le déteste, si ce n’est pas un paradoxe, ça! Pourtant, je crois qu’on ne peut même plus dire qu’il me déteste. Elle lui a dit de m’aimer, alors, sans doute qu’il m’aime. Il ne sait rien lui refuser.
La neige tombe et je la sens dans mes reins, ma mort. Elle se love, s’installe, prend de plus en plus de place, mais, pour l’instant, la douleur est supportable. La chaleur du radiateur, là, juste sous la fenêtre, peut encore me remplir d’aise alors que mes yeux se désolent du spectacle. La Chine est loin, je suis égyptien, je fais la momie. Chez eux, les chats étaient sacrés. Ici aussi.
Au fait, moi non plus, je n’ai jamais eu besoin de personne. Et puis, elle a Trimaran. Elle va bien, cela se voit. Je ne vais plus m’inquiéter pour cela. Le silence est total.
Ronrrrrrrrr

Dirlandaise

avatar 11/02/2005 @ 18:29:00
J'ai bien aimé ce texte surtout le drame sous-jacent... la mort prochaine du chat. C'est très beau, l'ambiance est feutrée, sereine. J'ai très bien visualisé le chat, l'appartement, le décor enneigé vu par la fenêtre. C'est doux, les réflexions du chat m'ont touchée. Une belle réussite. Bravo !

Yali 11/02/2005 @ 18:39:39
Sib,
là on te sent dans ton élément et passe quelque chose de toi, quelque chose vrai et de touchant = touché !

Mentor 11/02/2005 @ 19:33:17
"Elle lui a dit de m’aimer, alors, sans doute qu’il m’aime". LA phrase qui fait mouche. Ce pauvre Fousl'camp condamné se plait à penser que son ennemi héréditaire lui-même l'aime après sa maitresse. C'est tout ce qui lui reste en attendant la fin, et ça lui va bien après une jeunesse terrible. Très beau ce récit, très "touchant" comme le dit bien Yali. Bravo, belle écriture.
(Le "paradoxe" ! vlan ! prenez ça amis lecteurs, ça vous apprendra à chercher la petite bête...)

Sahkti
avatar 11/02/2005 @ 20:52:24
"Trimaran, lui, a déjà réussi à siffler toute une tasse"
Grand sourire sur mon visage. Une phrase simple pourtant mais si naturelle, si amusante.

Et puis le récit, qui coule, qui glisse, qui se lit sans peine, l'oeil rivé sur les mots. Des mots profonds et graves. Comment te dire Sib... Il me semble que dans tout ce que j'ai lu de toi jusqu'à présent (mais je n'ai pas tout lu, c'est vrai), c'est un de tes textes les plus sensibles, un texte dans lequel je te devine, il y a beaucoup d'humanité. Ta belle écriture est bel et bien présente, comme dans tes autres récits mais il y a ici un petit quelque chose en plus qui fait chez moi toute la différence. Je te sens si vivante derrière ces lignes qui parlent de grand départ, je te devine bien réelle.
Evidemment que tu es réelle, ce que je dis n'est pas malin... mais voilà, tu prends pleinement consistance dans ce récit et je trouve ça important.

Bluewitch
avatar 11/02/2005 @ 21:02:00
J'aime ce regard de chat, coulant, aimant, sérieux et triste. Ton texte est très touchant, fin, intelligent.
C'est beau, très.

Saint Jean-Baptiste 11/02/2005 @ 21:23:34
Hou,la la ! tout ce qui se passe dans la tête d'un chat !
Belle ambiance, comme les chats les aiment, avec un chien esclave dévoué à sa défense.
Je crois que les chats doivent être heureux chez toi ! Ils ont l'air de bien te comprendre. ;-)

Tistou 11/02/2005 @ 21:24:10
Sibylline dans sa splendeur! Douceur, un peu de nostalgie, de la gravité aussi. Bien écrit évidemment. Le paradoxe, au cas où vous ne le verriez pas, on vous met le point sur le i. Ton Fouslecamp me fait pas mal penser à mon Tistou, en fin de vie aussi. Enfin, en fin de vie en été. En hiver il revit.
Avoue que ça aurait été dommage que tu ne mettes pas de texte au prétexte qu'il y en aurait beaucoup. Ce n'est que le second que je lis mais j'en suis sûr, ils vont tous être différent et reflèter une partie de l'âme de chacun. Belle âme donc.

Killgrieg 11/02/2005 @ 23:30:32
dors bien le chat.
J'aurais dû me garder ce texte pour la fin, bercé par la douceur des mots, des paysages, des sentiments, engourdi par le rythme, régulier comme une respiration de chat, un ronronnement; m'endormir satisfait..RRRrr

Olivier Michael Kim
12/02/2005 @ 13:55:10
Sib, j'ai trouvé ton style impeccable. Il y a du rythme et de l'équilibre dans tes phrases ou paragraphes. Un champ lexical irréprochable, de la fluidité... J'ai trouvé ton texte excellemment bien écrit.

Par contre l'histoire m'a laissé sur ma faim. Pas assez d'"action", de situations, je dirais... On se comprend ?

Belle ambiance en tout cas.

J'ai préféré ton précédent texte qui m'avait bien scotché.

Kilis 12/02/2005 @ 15:11:35
Sib, de ton texte se dégage un intimisme feutré très agréable, une sorte de sérénité vraie, comme lentement acquise, et une réflexion posée d’une qualité rare mais toujours en éveil, attentive à capter la moindre miette… de… « bonheur ? ». J’apprécie, Sib.

Belle image : « … tout ce blanc qui mange le monde »

Lyra will 12/02/2005 @ 16:06:31
Il est très beau ce texte Sib, très touchant, très posé, triste, très...
Je ne trouve pas bien les mots, mais il est très émouvant.

Bolcho
avatar 13/02/2005 @ 00:38:08
Oui, très, très émouvant. Moi, j'aurais pu en prendre des pages et des pages de ce texte, entre la neige, la douceur du radiateur, la mort dans les reins et le thé de Chine, la mort amère paraissait presque douce.
Un chat ? Pas si sûr.
Mais une vie de la naissance à la mort. Et toutes ces correspondances. Etonnant de voir à quel point une belle écriture peut rendre la mort d'un chat aussi touchante.
C'est de la magie, l'écriture.
Peut-être la seule façon de vraiment refaire le monde.

Sibylline 13/02/2005 @ 10:41:33
Tout d’abord, merci à tous ceux qui se sont donné la peine de lire mon texte. Pour moi, ce n’est pas une chose qui va de soit et cela m’a bien fait plaisir. Comme m’a fait plaisir que vous l’ayez aimé. Je l’avais organisé autour de deux préoccupations, l‘écriture et une réflexion sur la vie. Pour l’écriture, elle tenait dans le balancement entre le récit du présent du chat et l’évocation de celui d’ «Elle». Les thèmes de la réflexion étaient la mort et solitude/vie sociale. Dans mon idée, «Elle» avait autant d’importance que le chat, mais ce n’est pas ce que vous avez ressenti. Vous avez peut-être raison. Vous avez été plus sensibles que moi au côté sentimental du récit. Olivier, je trouve tout à fait normal que tu n’aies pas trop apprécié puisque ton goût de porte vers des récits d’action et que là on ne quitte pas notre rebord de fenêtre. Je n’ai rien à redire à cela.
Globalement, je suis enchantée de l’accueil qui a été fait à ce texte. Merci.
:-))

Sibylline 13/02/2005 @ 10:46:41
"va de soi" zut! Honte sur moi. :-(

Léonce_laplanche 13/02/2005 @ 22:28:16
Quelle belle réussite!

Dès les premières lignes je savais que j'allais adorer l'ensemble! C'est aussi beau que "La belle et la bête" .
Le petit animal est magnifiquement rendu et la présence de sa maîtresse également. En quelques mots "Elle" est parfaitement défini.
Absolument rien à reprocher, c'est superbe!

Charles 14/02/2005 @ 11:14:19
superbe, rien à ajouter.

c'est peut être le texte de l'exercice qui m'a la plus touché. émouvant et juste

Fee carabine 14/02/2005 @ 18:49:11
J'en ronronne encore de plaisir :-). C'est qu'on se glisse vraiment dans la peau de ce matou trônant sur son radiateur, on ressent son bien-être avec tous ses "malgré que". C'est un très beau texte, très sensible et très triste.

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