Lamanus 11/02/2005 @ 14:53:25
Rendez-vous

Voyant médium international de père en fils — Chance au jeu et examen, travail, attraction de clientèle dans le commerce et dans les affaires — Spécialiste des travaux d’amour quel que soit le problème — Retour rapide de la personne que vous aimez — Protection contre les dangers — Désenvoûtement — Travail sérieux — facilités de paiement — N’attendez plus ! — Consulte tous les jours.
Elle s’était assise sur une chaise, la petite salle d’attente sentait l’encens et une odeur indéterminable, des relents de viande bouillie peut-être ; personne d’autre à part elle, ce qui lui convenait parfaitement, elle avait l’impression de commettre un acte défendu, une chose que la morale et son éducation anathématisaient, sa famille — une famille de la demi-bourgeoisie bordelaise, moitié dans le vin moitié dans la politique locale — n’aurait pas compris, et ne pas comprendre chez ces gens-là revenait à rejeter.
Aucun magazine pour s’occuper les mains, un plafonnier dispensait une lumière saurée et inutile, elle croisa les jambes, les décroisa, elle attendait avec le lâche espoir que rien ne se produirait, elle resterait là un moment puis partirait, sans bruit, en refermant la porte derrière elle.
La moquette était usée jusqu’à la trame — c’est bien une odeur de viande bouillie, pensa-t-elle —, les papiers peints étaient sales et par endroits décollés, trois plinthes sur quatre bâillaient, sur une étagère d’angle une plante grasse se putréfiait, la terre sèche craquelait dans le pot en plastique noir, une affichette punaisée au mur vantait les mérites d’une poudre miraculeuse sensée guérir tous les maux et toutes les douleurs physiques, quelqu’un avait griffonné au stylo à bille — en appuyant tellement fort que la pointe avait traversé le papier et s’était incrustée dans le placoplâtre — une insanité illisible, elle se concentra sur ce hiéroglyphe afin d’en déceler la signification, elle n’y parvint pas et abandonna.
L’assise de sa chaise était trop basse, ses jambes s’engourdirent, elle se leva et fit quelques pas dans la pièce en s’approchant de l’unique fenêtre, elle regarda au-dehors, la rue en contrebas, les voitures garées, les passants, le cabinet se trouvait au premier étage, mais par une déformation subite des distances et de l’espace elle se sentit aspirée dans un entonnoir, elle vacilla et se rattrapa au chambranle pour ne pas tomber ; elle retourna s’asseoir.
Regrettait-elle sa décision ?, elle ne savait pas, elle l’avait prise sans réfléchir en lisant un journal de petites annonces, elle s’était présentée à elle comme une évidence, quasiment comme une fatalité, elle avait téléphoné, la voix chaleureuse à l’autre bout du fil lui avait fixé un rendez-vous, tout naturellement, à tel point qu’elle s’en était voulu de sa circonspection, c’était une chose normale de nos jours, et à son stade elle ne devait pas négliger le moindre conseil, du plus avisé au plus hypothétique.
Les trois jours qui la séparaient du rendez-vous avaient été une suite continue de questionnement et de doute, c’était le grand-père — son beau-père, elle l’appelait papy ou grand-père seulement depuis la naissance de leurs fils, lui-même appelant sa bru ma fille — qui l’avait décidé une bonne foi pour toute. La goutte qui fait déborder le vase, le vieux avait eu le culot de se payer une deuxième voiture, pour aller à la chasse avait-il dit, ses yeux de viandard allumés comme des sémaphores, quand eux ne possédait qu’un antédiluvien camion Peugeot qui marchait sur trois pattes pour transporter les légumes et faire les marchés. Son ami — ils ne s’étaient pas mariés à cause de sombres histoires d’héritage, de terres et de problèmes familiaux, tu ne peux pas comprendre, c’est mon père qui possède le domaine, je suis le seul à travailler la terre, je dois hériter, mais le vieux est lunatique et si je me mariais, on ne sait pas ce qu’il ferait — prenait le parti du grand-père.
Son ami — elle disait mon ami quand elle parlait de lui — ne voulait plus d’enfant, un suffisait, elle avait assez perdu de temps pendant les derniers mois de la grossesse, elle avait délaissé son travail, j’ai dû me coltiner tout le boulot tout seul était devenu sa rengaine.
Une araignée tissait sa toile à l’angle du mur et du plafond, elle se laissait tomber d’un coup et remontait le long du fil, elle recommença plusieurs fois de suite son manège, dans un autre angle courait une bestiole, un cafard peut-être, elle la suivit du regard avant de la voir disparaître dans une fente, dans un geste réflexe elle se gratta le cou puis reporta son attention sur l’affichette, rectangulaire, d’environ cinquante centimètres par trente, la couleur du papier était défraîchie et l’encre d’imprimerie avait pâli, comme sucée par le mur, les mots douleurs miracle bonheur avait autrefois été en gras, ils ressortaient davantage — c’est bien de la viande bouillie ou bien un morceau de cuir imbibé de sueur, pensa-t-elle.
Elle se leva et s’approcha de l’affichette, elle fouilla dans son sac à main, elle avait gardé l’anse dans le creux de son bras, comme au cinéma ou dans les transports publics, de peur qu’on le lui dérobât, elle finit par trouver ce qu’elle cherchait, une drôle de paire de lunettes étriquées, rouge et carrée, elle les chaussa et lut, elle se désintéressa du hiéroglyphe apocryphe qui même de près était indéchiffrable, elle se focalisa sur le texte — elle se sentait ainsi à l’abri, de quoi ?, elle ne savait pas, mais elle se mettait volontairement en congé de la pièce et du moment —, elle s’immergea dans son déchiffrage.
Apex fabula, un miracle de poudre, connue depuis des millénaires, oubliée et retrouvée grâce aux travaux extraordinaires du docteur Ntyaye… Elle suspendit sa lecture, qui était ce docteur Ntyaye ?, il lui semblait à la fois inconnu et diablement présent dans sa vie de tous les jours, il vivait en elle, le docteur Ntyaye était la quintessence de la médecine parallèle, elle s’y attachait depuis toujours sans le savoir, il était là, prêt à l’aider, à la sauver, elle en était certaine, elle relut plusieurs fois son nom, le répéta à voix basse puis plus fort, docteur Ntyaye, docteur Ntyaye, le simple fait d’articuler son nom faisait qu’il se matérialisait, docteur Ntyaye, aussi qu’il n’y ait pas de majuscule à docteur la rassurait, créait une connivence artificielle mais non moins réel entre elle et lui, docteur Ntyaye, docteur Ntyaye… après de longue recherche pour mettre au point le dosage, le docteur Ntyaye a réussi l’incroyable, avec l’Apex fabula, vos douleurs disparaissent en quelques jours, vos maux ne sont plus que des souvenirs, l’Apex fabula vous redonne santé, bien-être et bonheur…
Elle replia ses lunettes et les rangea dans son sac, elle se demanda si cette poudre pourrait avoir un quelconque effet sur ses maux et ses douleurs, non pas physiques mais morales, elle remarqua en filigrane un dessin qui ressemblait vaguement à une racine de ginseng à l’envers ou bien à un dragon cracheur de feu, l’impression en était presque effacée, elle posa un doigt dessus et s’appliqua à en suivre les contours, peut-être était-elle venu ici uniquement pour ça, pour cette poudre miraculeuse, l’Apex fabula, et son inventeur le docteur Ntyaye.
Combien de temps s’était écoulé ?, elle ne savait pas, elle n’avait pourtant pas rêvé, l’affichette était là, devant elle, le docteur Ntyaye aussi, imprimé à l’encre noire, elle avait eu une absence, sa tête tournait encore un peu et elle sentait une boule dans le creux son estomac, qu’est-ce qui m’arrive ? Une nouvelle fois elle retourna s’asseoir, elle regarda sa montre, une demi-heure qu’elle poireautait, elle se força à tousser, elle n’osait pas crier — il y a quelqu’un ? —, elle n’osait pas déchirer l’atmosphère de la pièce au risque de perdre le docteur Ntyaye — c’est de la viande bouillie, j’en mettrai ma main au feu, pensa-t-elle.
Elle se recoiffa en passant ses doigts dans sa chevelure, elle toucha son crâne et sentit de la transpiration, elle suait, il faisait chaud dans la salle d’attente, elle alla ouvrir la fenêtre qui lui résista, elle était bloquée, elle eut beau s’escrimer à tourner la poignée dans tous les sens, elle resta close, inviolable, elle eut peur, une peur panique, ses mains tremblaient, ses jambes se dérobaient sous elle, sa bouche était sèche, elle réussit à regagner la chaise et s’affala ; il faut que je me calme, elle releva la tête et vit que l’affichette était toujours là ce qui la requinqua, suis-je bête moi à la fin.
Elle attendait depuis une heure environ et se demandait si elle ne devrait pas partir, on l’avait oubliée, l’odeur de viande bouillie était de plus en plus présente, forte, agressive, après la peur, une douleur dans ses jambes la faisait souffrit, ainsi que dans la nuque et dans le bas du dos, elle se leva une dernière fois, elle se planta devant l’affichette et la relut sans ses lunettes.
Elle la savait presque par cœur, l’Apex fabula, le docteur Ntyaye, plus de douleurs, ni maux, le bonheur parfait, elle avisa en bas à droite un numéro de téléphone, il lui parut bizarre, il comportait plus de chiffres que les numéros dont elle avait l’habitude, ils étaient disposés différemment, elle comprit en voyant entre parenthèse, Belgique, c’était un numéro à l’étranger, ça l’inquiéta dans un sens mais dans un autre la tranquillisa, c’était une manière d’assurer son anonymat, de ne pas se rendre ridicule au cas où, pour la énième fois elle lut, s’arrêtant plus longuement sur les mots en gras, et enfin sa décision fut prise.
Elle arracha l’affichette d’un geste rapide et sûr, elle leva le bras droit, la main prit la forme recourbée d’un hameçon, les doigts crochetèrent l’affichette, et le bras retomba lourdement — le bras en l’air elle redouta le contact de ses ongles avec le murs, ce qui se produisit, l’ongle de l’annulaire se brisa, la main au-dessus du bras la fit penser à un rapace, un oiseau de proie qui allait s’abattre sur sa victime et allait la déchiqueter, il ne fallait pas, l’affichette devait rester intacte quand elle la glisserait dans son sac à main — le bras raide, la main souple, elle arracha l’affichette et découvrit un rectangle de mur blanc, propre, comme une ombre en positif, trois punaises restèrent solidaires de l’affichette et suivirent le mouvement d’ensemble, la quatrième se détacha et chut en une parabole gracieuse, elle enfouit sa pointe dans la moquette rase, la main vampirisa l’affichette et au moment où elle la kidnappait dans le sac, une bonne moitié encore à l’air libre, la porte par où elle était entrée s’ouvrit et un grand noir jovial apparut.

Tistou 11/02/2005 @ 15:22:56
Encore une bonne! La "culpabilité" de celle qui va consulter, qui espère que son rendez-vous n'aura pas lieu, ... est très bien rendue. J'aime bien rentrer dans les méandres de l'âme humaine et de tous ces petits mécanismes qui se déclenchent les une derrière les autres et qui font que, finalement, on pense ou on fait ci plutôt que ça. Et là, on est gâté!
L'odeur indéterminable m'a un peu accrochée. Indéfinissable est très bateau mais me parait plus adapté.
Quant à la lumière saurée? C'est quoi ça? Ca existe?

Sahkti
avatar 11/02/2005 @ 15:40:46
Des sourires:
"des relents de viande bouillie"
"anathémisaient" (pas pu m'empêcher de penser à Lalanne, un des seuls types qui a réussi à placer le mot anathème dans une chansonet qui me fait bien marrer)

De la cruauté subtile comme j'aime:
"elle avait assez perdu de temps pendant les derniers mois de la grossesse"

Et puis cette balade dans la tête de cette petite bonne femme qui se sent coupable d'aller consulter un marabout, c'est un régal. Et tout l'univers qui tourne autour de cela passant par la simple affichette au mur, qui dit tout sans rien dire. Apex fabula... tout un programme! Une scène courte en temps et en mouvements, encore plus en lieu, mais qui regorge de richesse intérieure et d'états d'âme.

(saurée = ?)

Tistou 15/02/2005 @ 23:27:13
Je le remonte. A-t-il été lu?

Tistou 25/02/2005 @ 16:46:48
Je le remonte. A-t-il été lu?

Ma question reste valable.

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