Lobe
avatar 20/10/2023 @ 23:58:05
Ce texte prolonge des écrits postés ici quelques années en arrière. Pour qui souhaiterait se rafraichir la mémoire, les épisodes précédents sont ici :

(I) https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…
(II) https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…
(III) https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

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Ses pas connaissent le chemin, même si elle n’a pas marché de ce côté de la ville depuis un bon bout de temps. Elle égrène les années : plus de trois, c’est certain. Quatre ? Mazette. Mais ça se tient, quatre et quelques mois. C’est drôle, se dit-elle en avançant, que le quartier lui ait aussi manqué. Ça a toujours été un peu vieillot par ici pourtant. Fonctionnel, encore que loin de l’air du temps.

Elle sait qu’au fond de cette rue, sur la gauche, le hangar l’attend. Oui, il est bien devant elle, solide. Un peu plus ramassé que dans son souvenir, alors qu’elle n’a plus l’âge d’avoir grandi. Ses souvenirs : elle est venue plus d’une fois. Comme elle le fait à présent, elle avait poussé la lourde porte bleu nuit, qui gémissait à tous les coups. Ça ne manque pas. Seulement, ce sur quoi elle ouvre, juste là, va forcément la trahir. Oui, à la place des habituelles chaises de camping disposées en rond, il n’y a que le ciment du sol, quelques gravats, bouteilles diverses, mégots.

Louise avance jusqu’au centre du grand rectangle, sous les lumières qu’elle a actionnées à l’entrée. Elle se demande à peine qui peut assurer la maintenance. La mémoire de ce qui s’est joué ici l’a déjà cueillie. Elle pousse du pied ce qui traine au sol et s’assoit. C’est comme si les images n’avaient attendu que ça pour lui fondre dessus. Le bonnet brun et vert de Bertrand, qui l’a accueillie quand elle a passé la porte, la première fois. La voix fumée de Stéphanie, au moment de raconter comment la maison qu’elle avait bâtie pendant un tiers de sa vie, les flammes l’avaient mangée en une matinée. Les yeux d’Emma le jour où elle a pu dire l’invraisemblable de sa vie aux côtés d’un homme foudroyé par l’oubli. Sa charge de porter seule la mémoire de ce qu’avait été leur vaste amour.

Ont été échangées ici tant d’histoires de disparitions. D’êtres chéris, de lieux, de portions d’eux. C’était un endroit étrange. Où pouvaient se dire des émotions débordantes et cocasses, comme celle – et Annie les avait tous fait glousser en partageant cette déconvenue - de savoir que plus jamais on ne porterait de bas de laine outrageusement piquants. Où pouvait se crier le désarroi le plus extrême devant le fait que tout, le long d’une vie, se rabote, se fend. Se délite devant le temps.

La vague qui monte en Louise est exactement de la nature de celles qui ont été si souvent déroulées à l’oral entre ces murs, tant bien que mal. Une nostalgie dense d’une époque échue. Que sont-elles devenues, les personnes qui formaient un cercle chaque semaine renouvelé ? Dispersées par les déménagements, entamées par la pandémie, diamétralement découragées. Louise se courbe un peu plus sur le sol en songeant que d’autres sont plus loin encore, glissées hors-monde. Longtemps elle reste prostrée, caillou parmi les débris du passé.

Puis elle se relève, s’époussette. En sortant, elle hausse l’interrupteur. Contre son cœur, elle a senti son téléphone vibrer. Il y a des histoires, comme celle frémissant dans sa poche de manteau, qui tiennent. Des liens que les années amplifient au lieu de les effiler. Le pied sûr, sans penser un instant à regarder en arrière, elle se remet en route.

Myrco

avatar 21/10/2023 @ 09:34:51
Un très beau texte Lobe, sensible et bien écrit et si étonnant sous la plume d'une si jeune femme !
Tu as vraiment une vocation et un réel talent d'écrivain et ce serait dommage que tu ne l'exploites pas plus avant (et ce n'est pas la première fois que je m'en fais la remarque).
Je n'ai pas lu les épisodes précédents mais je le ferai.

Spirit
avatar 21/10/2023 @ 10:53:36
Plein de nostalgie, un peu d'espérance, un texte qui coule doucement avec ses mots, ses phrases. Un très beau texte , une belle écriture. Bravo Lobe, j'aime beaucoup et moi aussi je vais aller lire les autres.

Pieronnelle

avatar 21/10/2023 @ 22:17:31
J'ai cherché ce qui pouvait justifier le fait que je n'ai pas vu donc pas lu le 3ème Nostalgiques Anonymes...Et bien en fait j'etais en plein départ et déménagement de ma maison à la campagne...suivi d'un covid qui nous a cueilli en Belgique, l'un des premiers de la famille...Désolée Lobe :-(
Et le quatrième...quelle aisance Lobe! Il y a une telle évidence quand tu ecris et surtout dans ces nostalgiques , et dans celui-là c'est une sorte de couronnement de tout ce que hangar a vécu en humanité et en émotion...
"Où pouvait se crier le désarroi le plus extrême devant le fait que tout, le long d’une vie, se rabote, se fend. Se délite"
Quel pouvoir des mots sur des histoires simples, quelle poésie qui magnigie tes personnages, non, tes personnes à part entière...là on est vraiment en pleine nostagie pure, la nostagie des nostalgiques. Tout est beau :
"Contre son cœur, elle a senti son téléphone vibrer. Il y a des histoires, comme celle frémissant dans sa poche de manteau, qui tiennent. "
Quel talent !
C'est un plaisir et un honneur de t'avoir parmi nous Lobe, j'en suis trés émue...

Lobe
avatar 23/10/2023 @ 21:44:20
Merci beaucoup pour vos mots, ils me font vraiment plaisir. Myrco, les années passent, je ne suis plus une si jeune femme (clin d'oeil !).
Pour écrire celui-ci, la nostalgie dans laquelle j'ai puisé, c'est aussi celle... d'ici. Le hangar est un clin d'oeil à ce texte d'anniversaire qui convoquait certaines figures du site : https://critiqueslibres.com/i.php/forum/…
Le temps passe, CL reste, évoluant, il y a des absent.es que je n'ai jamais rencontré.es mais qui me manquent tout de même. Me manque un peu aussi la période où j'écrivais facilement, où je prenais le temps d'écrire en dehors des exercices. Si je ménage du temps et de l'espace, si je me crée des habitudes, ça reviendra. C'était peut-être une manière pour moi de mettre le pied dans cette porte-là, de l'écriture retrouvée ? j'espère !

Myrco

avatar 24/10/2023 @ 14:04:56
r. Myrco, les années passent, je ne suis plus une si jeune femme (clin d'oeil !).

Mais si, mais si...Songe que je pourrais être ta grand-mère !
Me manque un peu aussi la période où j'écrivais facilement, où je prenais le temps d'écrire en dehors des exercices. Si je ménage du temps et de l'espace, si je me crée des habitudes, ça reviendra. C'était peut-être une manière pour moi de mettre le pied dans cette porte-là, de l'écriture retrouvée ? j'espère !

Nous espérons aussi;-)

Tistou 30/10/2023 @ 01:43:40
C'est peu de dire que le 4.0 (pour faire moderne !) se sera fait attendre.
Manifestement du temps a passé, a fait son oeuvre. Et donc le hangar,vide, mais hanté de tout ce qui a pu s'y jouer. C'est ce que tu nous suggères, ce qu'on ressent, au centre de ce grand rectangle, vide des chaises qui faisaient cercle ...
C'est un texte sur le temps qui passe en fait. C'est ça ...

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