Pieronnelle

avatar 13/10/2023 @ 20:31:49
"Cela commença exactement comme cela finit". Dès la fin de la phrase destinée à faire attendre son auditoire, Lucien se rendit compte qu'il devrait faire un grand effort de mémoire qui lui créait déjà un mal de tête insupportable, surtout par cette chaleur qui durait depuis plusieurs jours. Lorsqu'il avait vu le pont, qu'on appelait dans ce pays Le pont aux chaînes, il avait ressenti une drôle d'impression, comme s' il l'avait déjà traversé il y avait...impossible de se rappeler quand et comment...Et pourtant, paradoxalement il sentait que des souvenirs se pressaient en troupes et se cognaient contre son cerveau surchauffé, et c'était pourquoi cette phrase, dont il sentait néanmoins que le sens encore lui échappait, lui était venue à l'esprit. Son attitude, comme une sorte de raidissement, avait alerté ses compagnons et les questions avaient fusé auxquelles Lucien avait eu bien du mal au début à répondre d'une façon intelligible. Mais au fur et à mesure, des images, des sons se bousculaient dans sa tête et ce dont il fut certain c'est que ce pont il l'avait bien reconnu; il se rappelait les premiers pas qui l'avait foulé et surtout que c'était des petits pas d'enfant curieux de le découvrir...
Son mal de tête s'accentua, il sentit la sueur perler à son front et dans tout le corps, ce n'était plus la chaleur c'était bien autre chose, de la peur oui de la peur. Il dut fermer les yeux et les images se mirent à déferler ; il était petit mais impossible de savoir quel âge, il s'avançait sur le pont, et plus il avançait plus il ressentait vibrer le sol sous ses pieds. Il vit des gens à l'autre bout du pont courir vers lui, ils criaient mais leurs cris étaient presque couverts par le bruit de...canons ou de fusils ! Des bruits affreux , ça tirait partout, des balles rebondissaient sur l'asphalte, et lui était resté là pétrifié de peur. Soudain il avait senti des bras qui l'avait soulevé, des baisers sur ses joues recouvertes de larmes et il avait été transporté il ne savait où...
"Mais enfin Lucien qu'est-ce qu'il t'arrive mon chéri?!"
Et il avait reconnu les voix de sa mère et de son père qui lui donnèrent le sentiment d'être sorti d'un cauchemar.

Lucien rouvrit les yeux et devant ceux inquiets de ses compagnons il sourit timidement, comme honteux.
"Vous ne pouvez pas comprendre bien sûr ; je devais avoir dans les 5 ans et nous étions avec mes parents en voyage en Hongrie. J'avais entendu une conversation entre mes parents qui racontaient qu'à une certaine époque le pays avait été attaqué avec des armes et des chars et les militaires avaient tiré sur des gens qui manifestaient et qui voulaient fuir par ce pont aux chaînes .J'avais été très impressionné car je n'avais pas tout compris et dès que j'avais posé les pieds sur le pont des images étaient apparues devant mes yeux, je craignais peut-être qu'il y ait une autre attaque...ce dont je me rappelle c'est que je tremblais de tous les membres.
Même si l'histoire avait commencé exactement comme elle avait fini, c'est-à-dire que je me suis retrouvé au début du pont dans la même situation qu'à la fin, entre les deux la grande Histoire est venu me cogner dans la tête et je ne suis jamais parvenu à traverser ce pont jusqu'au bout..."

Et Lucien, hésitant, commença lentement à s'avancer , le coeur battant, celui de l'enfant dont il avait effacé le souvenir pendant si longtemps...

Nathafi
avatar 13/10/2023 @ 22:52:43
La mémoire qui revient avec sa horde de démons !
De l'histoire dans ton texte, et ce pont est très beau, un petit tour pour le voir scintiller sur le Danube !
Et Lucien qui prend son courage à deux mains pour surmonter sa peur !
Merci Piero pour cette découverte !

Tistou 14/10/2023 @ 02:56:41
Belle originalité. Un cauchemar d'enfant qui revient hanter l'adulte devenu. Quelque part ces scènes, sons, situations que notre adulte devenu - eh, c'est Lucien l'adulte, Lucien ! - ne sait chasser rappellent les voix entendus au-dessus d'un canyon, posé sur un fil, chez Lobe.
En tout cas une histoire consistante qui se lit avec plaisir. Merci d'avoir eu le courage de l'avoir écrite déconnectée du direct et de son adrénaline.

Pieronnelle

avatar 14/10/2023 @ 12:41:41
Belle originalité. Un cauchemar d'enfant qui revient hanter l'adulte devenu. Quelque part ces scènes, sons, situations que notre adulte devenu - eh, c'est Lucien l'adulte, Lucien ! - ne sait chasser rappellent les voix entendus au-dessus d'un canyon, posé sur un fil, chez Lobe.
En tout cas une histoire consistante qui se lit avec plaisir. Merci d'avoir eu le courage de l'avoir écrite déconnectée du direct et de son adrénaline.

Oui comme tu le soulignes et je viens de le découvrir en lisant le texte de Lobe, les voix au dessus du canyon ont rejoint les cris sur le pont et franchement ça m'a fait un coup... Nous sommes, je pense, bien perturbés en ce moment...

Spirit
avatar 15/10/2023 @ 10:55:38
Un texte fort qui met Lucien en face de lui même. Le pont devient une entité propre comme dans du Stephen king. J'ai beaucoup aimé il y a du drame dans ce texte. Bravo Pieronnelle.

Magicite
avatar 16/10/2023 @ 10:34:28
Curieux texte, j'ai pas eu l'impression de tout comprendre à la première lecture (l'enchaînement souvenir/présent+événement historique est pas toujours clair et je dois être un peu idiot) mais l'idée est bien.
Nos traumas d'enfance je pense qu'on s'en remet pas toujours, et même un fait insignifiant comme entendre une histoire racontée(il est bien sensible à 5 ans Lucien et à déjà une mentalité mature s'il pense que la guerre, les armes et les chars et les états qui tirent sur le peuple c'est pas une bonne chose) ou être attaché à une corde relié à un poteau sur un poney qui tourne en rond et tiré d'un coup à 3m de hauteur vers le haut par un clown(oui bon ça m'est arrivé depuis j'aime moins le cirque).

Il y a un fait historique derrière cette histoire?
Je connais mal les magyars sauf un jeune alcolique que je croise de temps en temps qui est en larme parce qu'il a fait des âneries et que je réconforte ou s'énerve contre ses chevaux qui font eux aussi les ânes. Autant dire q'uon a très peu parlé d'histoire de la Hongrie...

Sinon en effet on peut toujours franchir nos Rubicon mais ça demande pas mal d'effort, bien décris pour la peine. Simple et efficace.

Pieronnelle

avatar 16/10/2023 @ 11:47:50
Oui il y a un grand fait historique ! Lorsque les chars russes sont entrés dans Budapest et reprimé les manifestants en 56 ! Il a été dit qu'ils ont envahi des ponts pour passer de l'autre côté du Danube , Buda/Pest... moi j'ai choisi Le pont aux chaînes, un des plus beaux ponts au monde mais sans aucune certitude. Quand je suis allée à Budapest il y a quelques années j'ai vu encore les murs criblés de balles de l'autre côte du Danube...et je me suis plongée dans l'histoire de la Hongrie où je suis retournée plusieurs fois.
Dommage qu'à l'heure actuelle les circonstances font qu'il y ait un tel régime d'extrême droite...:-(

Magicite
avatar 17/10/2023 @ 04:15:29
Je vais me renseigner sur la révolution de 1956 et en effet Orban un "bel" exemple que tous les totalitaristes envient, peut-être autant que Poutine, vanté par Trump et loué par Lepen. Un beau sceau de qualité.

Lobe
avatar 17/10/2023 @ 10:16:52
Je lis un peu en retard : effectivement quel écho entre nos deux textes, avec des souvenirs qui ressurgissent, des soldats qui hurlent et du fracas qui n'en finit pas de résonner. C'est difficile d'écrire en faisant abstraction du réel, que ce soit celui de la guerre ou, la fois passé, Tistou et son monde où le vivant serait tellement diminué, ce qui nous pend au nez.

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