Guigomas
avatar 14/10/2017 @ 17:48:44
- La quarantaine est trop souvent synonyme de mise au placard, me dit-elle d’un ton sentencieux dès que je me fus assis en face d’elle.

Elle avait raison. Je me souvenais de la fois où j’avais voulu emmener mon Yorkshire en vacances en Angleterre : pauvre Mirza, condamnée à la promiscuité et aux croquettes britanniques tandis que j’assisterais à la relève de la Garde en buvant du Darjeeling. En fait de placard, c’est dans une cage qu’elle avait été fourguée, la pauvre bête.

- Dans ces cas là, il faut savoir sortir par le haut.
- Par le haut ! Vous en avez de bonnes ! Ce n’était pas un placard, c’était une vraie cage !

Elle eut un sourire ressources humaines avant de reprendre :

- Ecoutez, je vais vous dire : ce qui importe surtout, c’est de savoir rebondir.

J’imaginais Mirza, essayant pauvrement de sautiller sur ses courtes pattes pour sortir de sa cage toute hauteur. C’est honteux de se moquer des bêtes de cette manière. Je faillis me lever mais elle reprenait déjà :
- Vous, vous êtes à un carrefour, et je sens que vous avez la capacité pour rebondir. Toutefois, rebondir ne s’improvise pas, il s’agit de ne pas atterrir n’importe où.

Je peinais toujours à voir le rapport avec mon pauvre Yorkshire.
- N'hésitez pas à vous servir de vos relations.

Cette fois, c’en était trop ; je me levai pour lui signifier la fin de l’entretien et lui tendis la main malgré notre dispute :
- Ecoutez mademoiselle, je vous remercie de votre aide mais je me vois mal rebondissant, je n’y arriverai jamais.
- Mais si ! Moi par exemple, comment croyez-vous que j’aie atterri dans ce bureau ?
- En rebondissant ?
- Tout à fait ! Il est vrai que j’étais sur une voie de garage.
- Ah… C’est mieux pour rebondir ?
- Disons que ça donne l’élan.
- Et vos relations vous ont aidée ?
- Oui, je connaissais quelqu’un ici. C’est un avantage à ne pas négliger, les relations. Ça ouvre des portes.
- Evidemment ! Mais vous croyez que moi, depuis un carrefour, j’arriverai à prendre de l’élan ? On ne peut pas prendre beaucoup d’élan sur un carrefour… Et si on ne m’ouvre pas de porte ?

Elle éluda mes questions d’un vague geste de la main et chaussa une studieuse paire de lunettes administratives en se plongeant dans la lecture superficielle de mon CV.
- Vous êtes mobile ?

Je m’étais rassis. Avec le temps, on se rassit tous peut-être, moi je m’étais rassis sur le fauteuil lui faisant face. Je flairais sa question, à la recherche de la bonne réponse.
- Je crois pouvoir dire que je sais saisir la balle au bond quand elle se présente.

Elle se contenta d’un « hum, hum… » qui attendait la suite.
- Sortir d’un placard par le haut en rebondissant à un carrefour ne devrait donc pas être un problème, ajoutai-je alors pour lui montrer que nous étions sur la même longueur d’onde.

Mais bizarrement, je crois que cette verroterie verbale lui fit de la peine, car elle leva les yeux de mon CV pour me regarder et je vis soudain qu’il y avait de la surprise triste derrière ses lunettes administratives. Oublieux de la règle élémentaire qui veut qu’on ne s’agite pas dans des sables mouvants, je renchéris :
- A condition évidemment qu’une relation m’aménage une aire de réception digne de ce nom, au moins en m’ouvrant la porte comme pour vous, voire en disposant un matelas sur le sol ou en me dotant d’un parachute.
- Oubliez les parachutes, dit-elle avec froideur en congelant son regard, c’est pour les cadres de haut vol.
- Ah…

Machinalement, je me tournai vers la fenêtre et levai les yeux vers le ciel. Il y a souvent, au bord des routes de forêt, des panneaux triangulaires encadrés de rouge et représentant un chevreuil, sur lesquels est indiquée l’altitude jusqu’à laquelle sautent ces bêtes : 4 km, 10 km parfois, avec une flèche verticale dirigée vers le haut pour indiquer aux simples dans quelle direction regarder – comme si on ignorait que les chevreuils sautent en l’air ! Je m’arrête souvent à côté de ces panneaux pour scruter le ciel à l’affût des bestiaux bondissants, mais je dois être malchanceux ou dur des yeux car je n’en ai encore jamais vu. Je tentai de me convaincre qu’il n’était donc pas étonnant que je n’aie jamais vu non plus de cadre de haut vol.

Cette préoccupation passait toutefois au second plan, car je mesurai pleinement la pénible dégradation de mes relations avec la conseillère en réorientation professionnelle stratégique pour quadragénaires fatigués ; je n’aime pas peiner une femme et visiblement mes dernières réflexions l’avaient peinée malgré mes efforts pour parler son langage. On devrait toujours avoir des fleurs sous la main pour sortir de ce genre de situation ou au moins des chiffons multicolores d’illusionniste pour faire revenir un peu de chaleur dans des yeux glacés. Moi, costumé de sombre, cravaté de gris et chemisé du même métal, j’offrais au regard de ma conseillère l’aspect réjouissant d’une muraille un soir de pluie.
- Prétentions salariales ?

Voilà. Ayant décidé de masquer la peine par le mépris elle laissait tomber verbe et sujet pour s’adresser à moi sur un ton d’adjudant. Qu’étais-je censé répondre à ça ? Oui ? Mensuelles ? Dis-moi-ton-cœur-parfois-s'envole-t-il-Agathe ?

Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe ?


Mais elle ne s’appelait probablement pas Agathe. Et puis c’est à ce moment là que son supérieur divisionnaire fit irruption dans la pièce sans s’annoncer et, tout congestionné derrière sa cravate bordeaux, la tança d’une voix hiérarchique :
- Marcelline ! On a reçu les PVR de la semaine. L’OSR est à moins 10 ! Staff meeting dans vingt minutes !

Et il sortit en claquant la porte. Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Marcelline ? Vers un autre océan où la splendeur… divine ? poitrine ? angevine ? Quel poète audacieux celui qui évoquerait la splendeur angevine de l’océan ! Mais je n’eus pas le temps de finir mon vers que déjà le rubicond entrebâillait à nouveau la porte et, le tronc dans le bureau, lançait à Agathe :
- Salope !

Immédiatement je fus sur lui. Il ne faut pas insulter Agathe. D’un violent coup d’épaule je repoussai la porte qui lui coupa le souffle. Puis j’agrippai son affreuse cravate bordeaux et tirai violemment en relevant le genou qui vint s’enfoncer dans son abdomen comme si c’était de la gélatine (curieuse impression, d’ailleurs, qui me rappela ces desserts britanniques jaunes, verts ou rouges qui semblent doués d’une vie propre tant le moindre coup de cuillère les agite de tremblements interminables). Je l’attrapai à la gorge et frappai son crâne contre la cloison à plusieurs reprises. Il s’affala.
-J’ai affranchi le rubicond, Agathe ! Appareillons !

La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
- Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate !


-Mais… Vous êtes complètement fou !
-Comment cela, Agathe ? Il vous a qualifiée d’un adjectif que je n’oserais répéter et vous me traitez de fou !
-Salle d’op ! Il a dit « Salle d’op », crétin ! Et arrêtez de m’appeler Agathe !

Le malentendu était persistant. Et j’avais Baudelaire en tête. Elle, elle s’était levée et accroupie à présent à côté du bloc rubicond de gélatine vagissante (ou du bloc vagissant de gélatine rubiconde pour ceux qui préfèrent à la groseille) elle en tapotait la joue :
-Monsieur Bécar, monsieur Bécar, ça va ?
-Dehors, Bémole ! Foutez-moi le camp ! Vous êtes virée ! Dehors !

Puis, il me jeta un œil torve et capon et hurla : « Sécurité ! ». Je vis alors dans mon esprit débouler un colosse et son molosse, l’un bavant et l’autre éructant, qui se seraient jetés sur Agathe et l’auraient dévorée sans autre forme de procès... Vision de cauchemar. Je traînai Bécar à l’intérieur du bureau et en fermai la porte à clé, juste avant qu’elle ne se mette à vibrer sous les coups de Sécurité et les aboiements furieux de son chien.
-Ouvrez ! beuglait Sécurité, couvrant à peine l’aboiement rauque du cabot. Ouvrez, ou je soufflerai si fort que cette porte s’envolera !

Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie
Comme vous êtes loin, paradis parfumé!


Souffle tant que tu voudras, la porte est solide, me dis-je. On est dans un cabinet de réorientation professionnelle stratégique pour quadragénaires fatigués ici, il y a de la moquette par terre et des cadres accrochés aux murs (des cadres accrochés aux murs ! Comme des massacres de ces chevreuils que les chanceux voient sauter à 10 km !)
-Agathe, où est la cheminée ? m’enquis-je.

Mais Agathe ne répondit pas. Elle me regardait avec des yeux ronds et une bouche bée (les hommes libres souvent effraient un peu les femmes). Je réalisai bien vite qu’il n’y en avait pas, de cheminée, ce qui n’allait pas m’aider à rôtir Sécurité et son molosse.
-Agathe, répondez-moi franchement, vous pensez pouvoir rebondir ? Je parlais avec douceur et sérénité.
-Il faudra bien…

D’une main j’empoignai Agathe, de l’autre la chevillette. La bobinette chut, la fenêtre s’ouvrit, nous sautâmes.

Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?


Heureusement que nous étions au rez-de-chaussée, Agathe ne rebondit pas.

Evaetjean
avatar 14/10/2017 @ 19:44:39
Guigomas tu m'as fais rire !! J'adore ton texte enlevé et bondissant ;) ! Quelques phrases ou expressions bien plantés j'aime vraiment beaucoup.

Merci pour ce bon moment de lecture !

Pieronnelle

avatar 14/10/2017 @ 23:32:54
Un vrai moment de bonheur ! Quel humour Guigomas, franchement tu devrais venir plus souvent dans les Ecrits, on en a bien besoin et quelle imagination ! Merci vraiment pour ce rebondissement, qui j'espère en entrainera d'autres...

Nathafi
avatar 15/10/2017 @ 17:48:37

Je plains la personne qui va devoir donner suite à ton texte, Guigomas, car elle va devoir s'accrocher ! Quel emportement ! Quelle envolée !!! Très drôle et très fort, chapeau !

Martin1

avatar 15/10/2017 @ 20:04:24
Amusants tes quiproquos
je ne connaissais pas ces vers de Baudelaire, qu'ils sont magnifiques !
L'histoire d'un simplet, très attachant, la tête pleine de poèmes, et qui ne parle qu'au sens propre, mais comment as-tu pu avoir cette idée? C'est super original comme portrait!
Bravo

Lobe
avatar 16/10/2017 @ 17:42:57
Sensationnel ! Joyeux, décalé, frais, tout en étant caustique, incorrect, voire révolté. Un détonnant mélange qui nous propulse entre 4 et 10 kms au-dessus du plancher des vaches, chevreuils, et autres mammifères qui sont susceptibles d’être éjectés de leur siège en un claquement de doigt, parce qu’un grand patron au parachute prêt à se dorer l’aura décidé. Et les poèmes sont savoureux. Et beaux, cerise sur le gâteau.

Lobe
avatar 16/10/2017 @ 17:44:17
Ah, c'est du Baudelaire? Je te les attribuais sans sourciller ;)

Tistou 17/10/2017 @ 09:18:09
Réjouissant ! Impossible de ne pas avoir un sourire de débile béat en lisant tes élucubrations.
Impossible également de trancher sur le fait que le souvenir de belles choses puisse ou non compenser les mauvaises. Belles choses ? Mauvaises ? On ne sait pas bien là tant ces qualificatifs deviennent ici impuissants à définir une situation, obsolètes.
On est à l'opposé total, à 180°, de XooHooX, qui questionne, qui introspecte tant et plus. Toi, tu te fous des questions. Tu délires pour laisser le lecteur se poser les questions. Mais quelles questions se poser ? Déjà faudrait les trouver ... Mais bon, le sourire de débile béat, je suis sûr de l'avoir au cas où un observateur extérieur assisterait à ma lecture ...

"Il y a souvent, au bord des routes de forêt, des panneaux triangulaires encadrés de rouge et représentant un chevreuil, sur lesquels est indiquée l’altitude jusqu’à laquelle sautent ces bêtes : 4 km, 10 km parfois, avec une flèche verticale dirigée vers le haut pour indiquer aux simples dans quelle direction regarder – comme si on ignorait que les chevreuils sautent en l’air ! Je m’arrête souvent à côté de ces panneaux pour scruter le ciel à l’affût des bestiaux bondissants, mais je dois être malchanceux ou dur des yeux car je n’en ai encore jamais vu."

Pareil ! Jamais vu. Et pourtant je scrute, dans ces cas là.

"Elle me regardait avec des yeux ronds et une bouche bée (les hommes libres souvent effraient un peu les femmes)."

Il est vrai que la liberté dans le cas que tu nous cites a un sacré prix !!

Bon, sur quoi vas tu délirer par la suite ? Voyons ... sur "Un bout de carton", de Frunny. Ca devrait le faire.
Et qui prend la responsabilité de poursuivre "Rebondir" (ou de rebondir à côté) ? C'est Garance ! M'est avis que le "rebondissement" risque de changer de tonalité ...

Marvic

avatar 17/10/2017 @ 10:48:57
Dans la lignée d'un Raymond Devos, ces échanges avec la "formatée" conseillère !
Et cette "voie de garage qui donne de l'élan" !
Un texte savoureux et très drôle, bravo !

Garance62
avatar 18/10/2017 @ 22:01:38
Guigomas j'ai adoré lire ton texte !!!!
Quel homme !!! Quel personnage !!!
Grand plaisir de retrouver ta plume !
Et j'ai le grand honneur de devoir rebondir sur la chute...
A bientôt pour de nouvelles aventures....ta ta ta (chanson bretonne qui ne se danse que seul face à un enjeu de taille)...

Frunny
avatar 12/11/2017 @ 21:39:32
En effet, désopilant !
Qu'il serait jouissif de basculer dans la littérature et la poésie pour faire muraille aux discours formatés et stériles des DRH .
ça me plait bien !

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