Martin1

avatar 16/09/2017 @ 12:30:07
Il aimait tant l’Histoire ! En tant que science, parce qu’elle lui donnait le sentiment d’avoir du talent pour quelque chose. En tant que conte, parce qu’il voyait en elle tout ce qui manquait à sa propre vie. La proximité avec la mort, la souffrance physique, la violence, l’amour, l’ambition, l’expérience, l’amitié, l’amour de la vie, le silence, l’argent, les rebondissements imprévus, le surnaturel. Il ne trouvait pas si incohérent le fait que l’Histoire et sa vie avaient la Terre pour même et seul théâtre. C’est logique. Lorsque l’on raconte l’histoire, on la raconte vite, trop vite. On oublie qu’elle est pleine de longueurs et de morosité, elle aussi. Cinquante ans plus tard, le pays revivait la même épreuve… lit-on parfois. Cinquante ans plus tard ?… Pense-t-on au quinquagénaire qui a vécu ces cinquante ans, pendant lesquels rien ne s’est passé ? Il a tout manqué, et l’intrigue, et le dénouement.
Oui, c’est que l’Histoire est un peu lente pour ceux qui la peuplent. A vrai dire, lui aussi, il peuplait l’Histoire. Mais sa vie était trop ennuyeuse pour qu’elle figurât dans les annales d’un Hérodote du futur. Il avait d’ailleurs perdu espoir de voir changer sa vie. Quelque temps auparavant, il était tombé amoureux, si profondément que cette rencontre, avec une jeune fille qu’il n’avait vu que quatre ou cinq fois au total, avait constitué pratiquement sa seule expérience de la vraie vie.
Cette jeune fille s’appelait Athénaïs. Pourquoi s’était-il épris d’elle ? Pour les mêmes raisons qu’il s’était épris de l’Histoire ; il la comprenait mais ne lui ressemblait guère. Elle possédait tout, beauté, amis, bonheur, malheurs ; elle était ambitieuse, courageuse, entreprenante, rieuse. Les gens l’aimaient et cherchaient sa compagnie. Lorsque le Soleil illuminait le ciel, l’après-midi, elle avait toujours quelque ami avec qui passer sa journée ; profiter de la lumière et rire de bon cœur. Lorsque la nuit tombait, elle n’avait pas besoin de chercher quiconque pour passer sa soirée ; elle devait plutôt refuser les sollicitations qui étaient en surplus. Lui, il ne percevait pas la différence entre le Soleil et la Lune ; l’un et l’autre tombaient par la fenêtre devant laquelle il s’asseyait et ils faisaient rebondir, à quelques heures d’intervalle, leur lumière vive entre les livres qui accompagnaient sa vie solitaire.
Elle avait aussi ses malheurs, un passé douloureux, car elle avait peu vécu et pourtant suffisamment pour mûrir au-delà des jeunes filles de son âge. C’était là ce qui tourmentait le plus notre jeune et malheureux historien ; que peut dire, que peut apprendre un jeune homme qui a lu à une jeune fille qui a vécu. Elle avait du goût aussi. Ses tenues vestimentaires étaient absolument ravissantes et mettaient bien en valeur sa beauté. Quoiqu’elle fît de ses vêtements, son élégance était frappante. Elle avait aussi des goûts très raffinés, en matière de nourriture, de littérature, de théâtre. Cela l’impressionnait beaucoup ; car il sentait en elle une femme de son temps, qui vivait son époque à plein et qui avait su développer une sensibilité et une acuité très personnelle vis-à-vis de ce qui l’entourait.
Lui, il était lugubre, rêveur, maladroit, plongé dans ses livres, et dans une vie de solitude qu’il détestait absolument. Il passait son temps à lire, à feuilleter, à surfer sur Internet, à manger par gourmandise au goûter ce que sa mère lui préparait pour le repas du soir. Il perdait beaucoup de son temps, mais puisque sa jeunesse lui était volée par le sort, qu’est-ce que cela changeait ? Il avait des amitiés, un peu anciennes et inactives, mais il ne leur était pas très attaché. Il s’efforçait de les maintenir de peur que la fenêtre qu’il avait sur le monde ne s’oblitère tout à fait. Il n’avait aucun compagnon de jeu, aucun ami pour rire avec lui, ou faire des activités. Ce qu’il faisait, il se devait de le faire seul. Parfois, il priait pour implorer l’aide de Dieu ; mais il n’y avait que les chorales des églises qui lui répondaient distinctement. Personne pour l’aider à lutter contre la solitude ; c’est évident, c’est tautologique. Eprouvée par la solitude, des vices se développaient aussi en lui. Ne soyez pas trop sévère avec lui ; il aurait beaucoup souffert, c’est vrai, d’une comparaison avec Athenaïs. Tout en elle était subtil et raffiné ; que pouvait-elle lui trouver, à lui ? Etonnamment, il avait fini par entrer en contact avec elle. Il avait trouvé un prétexte hasardeux pour la rencontrer et prendre un verre en sa compagnie. Terrifié à cette idée, notre jeune homme pressentit la gravité de cet instant ; lorsque deux personnes se rencontrent et, par là-même, mesurent ce qui les sépare.
Ne croyez pas que le jeune homme était un idiot ou s’exprimait mal. Ni même qu’il pensait cela de lui-même ; il se connaissait quelques qualités. Il était intelligent ; et ce qu’il ignorait de l’expérience, sa science des livres lui permettait parfois, à l’improviste, de combler les manques, et même de faire illusion.
La cruauté du sort voulait que ce jeune homme aux cheveux noirs était un maître pour laisser des illusions trompeuses ; l’illusion qu’il était heureux, alors qu’il était terriblement malheureux ; l’illusion qu’il était solide devant les épreuves, alors qu’il était mal armé face à elles ; l’illusion qu’il était un poète actif et passionné, alors qu’il était une âme sans inspiration et un esprit fainéant ; l’illusion qu’il avait des amis, alors que la solitude l’étouffait comme des tenailles. On pourrait croire que les apparences étaient sauvées, et avec elles, le principal. Mais c’est faux ; l’illusion durait l’espace d’une rencontre, deux peut-être. Mais lorsqu’elle s’effaçait après quelques heures, la souffrance redoublait.
Le destin ne lui avait même pas donné le luxe d’avoir des ennemis. « J’aimerais bien avoir des ennemis », se disait-il. « Comme ce doit être intéressant de se sentir menacé ». En tant que symptôme, il n’avait pas tort ; ceux qui ont des ennemis ont souvent aussi des amis. Lui, il n’avait ni les uns ni les autres. Personne ne lui en voulait pour rien. Les gens le trouvaient gentil, affable, inoffensif. Lui aussi, aimait les gens et ne leur voulait pas de mal. Les relations qu’il entretenait avec le reste de la race humaine étaient somme toute extrêmement cordiales.
Mais cette cordialité le tuait et lui donnait le sentiment que son existence était insignifiante. Il aimait l’Histoire, et rêvait de grandeur en elle, de puissance, et de force ; elle était trop remuante, trop sauvage, peut-être, pour qu’il puisse prétendre lui ressembler, la saisir, ou même en parler. Mais que pouvait-il faire d’autre ?
Parfois, il se mettait à écrire. Mais après quelques phrases bien tournées, sa plume de chevet s’arrêtait, morte, sans énergie. Il percevait les limites de ce qu’il voulait écrire ; il craignait qu’un Descartes l’ait déjà contredit, ou devancé quelques siècles avant lui ; quelque part, dans les méandres du cerveau des écrivains géniaux, un Dostoievski, ou un Stendhal l’avait sûrement déjà écrit, sûrement mieux, et avec plus de style, et avec plus de puissance. Et de toute façon, que pouvait-il donner de nouveau à la civilisation de ce siècle qui ne lisait plus rien ?
Et puis il était las. Il y avait toujours ce rendez-vous. Qu’il oublie ce qu’il est – qu’il oublie ses faiblesses. Bientôt, il lui faudrait faire une illusion parfaite. Il n’est pas seul – il est entouré d’amis. Certes ils ne restent pas longtemps dans son cercle – mais d’autres les remplacent. Et le plus incroyable, c’est qu’il est si habitué à déblatérer ces mensonges qu’il les croit toujours complètement au moment où il les profère. Non, ce n’est pas une manière de parler. Il croyait à ses mensonges, parce qu’au moment où il prétend être fréquentable, subtil, attirant, et heureux, il devient ce qu’il prétend être. En face, on ne trouve plus rien à lui reprocher ; la séduction commence à opérer et cela le rend heureux et fréquentable. L’illusion ne dure qu’un temps, c’est vrai, mais elle est si efficace qu’elle fait croire à son inventeur qu’elle pourrait demeurer en lui à jamais. L’effet qu’il créait était parfois d’une puissance fulgurante : jusqu’à susciter de la jalousie chez les autres. Comme il a l’air heureux, accompli, en cet instant.
Comme il est vil, seul, orgueilleux et médiocre, en réalité. Il n’y a rien en lui qui ne soit déréglé, insatisfaisant : ni ses émotions, ni ses passions, ni ses entreprises. Il y a son moi réel, qui ne connaissait aucun répit, et son moi de surface, imperturbable, flegmatique, changeant au gré des yeux qui le regardent.
Ceux qui allaient le regarder, dans quelques instants, étaient assez perçants. Oh ce n’est rien – il faudrait juste faire attention. Il la duperait aussi. Un peu de virilité, et puis quelques mensonges lui rendraient sa sécurité. Il prit un morceau de papier dans sa poche et écrivit dans un italique indéchiffrable : « susciter l’amour chez elle ; tout en dissimulant le mien ». Le sien, c’est vrai, n’était pas présentable. Trop passionnel, agressif, pas très reposant, il la ferait fuir. Non, il devait le transformer en affection sobre et discrète. Mais, et si ??
Et si les yeux grands et noirs qu’il allait croiser tout à l’heure, trouvaient une brèche dans sa carapace… Et si, dans le trouble des sentiments, et si, en cherchant à lui communiquer une émotion, il ne prenait plus garde et révélait un peu trop de ses faiblesses ? Et si les yeux d’Athénaïs, un peu trop intrigués, ne lui passaient au travers ? Ce qu’il y avait dessous était trop contradictoire avec ce qu’il y avait dessus. Il rougirait comme un menteur pris en flagrant délit.
« Je n’aurai qu’à m’enfuir en courant, je suppose. Je ne pense pas que l’Histoire s’en rappellera. », grommèle-t-il en la voyant arriver au loin.

Pieronnelle

avatar 16/09/2017 @ 19:44:46
Belle introspection ! Ah elle est complexe l'âme humaine ! Etre, paraître...en fait l'homme est bien vulnerable car il risque toujours d'être pris en flagrant delit d'être...ce qu'il n'est pas mais...qu'il est peut-être aussi...
Et l'Histoire qui surveille ! Beau récit Martin !

Lobe
avatar 28/09/2017 @ 22:38:07
Je ne sais pas à quel point ton texte coïncide avec des sentiments que tu as pu ressentir, et c'est justement ce doute qui fait toute la qualité : ça veut dire que soit c'est de l'inventé si réel qu'on y croit, soit c'est du vrai que tu as réussi à digérer pour y apposer des mots. C'est touchant en tout cas, entre l'écrit adolescent et... quelque chose de Julien Sorel.

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