Tistou 09/10/2015 @ 22:40:00
Dans l’atmosphère maussade de ce soir humide et mal ficelé de début Octobre, un cri, profond, monta. Il sembla monter jusque vers les sommets des quatre pylônes erratiques disposés aux quatre coins du terrain diffusant laborieusement une méchante lueur jaunâtre qui avait bien du mal à refouler le halo d’humidité qui montait de la pelouse.
- « Bordel ! Appliquez-vous bon sang ! On recommence. »
De nos bouches s’échappèrent des nuages de buée. La buée ça fait moins de bruit qu’un soupir. La buée ça traduit mieux aussi le souffle court, le froid qui bloque les poumons. Particulièrement en cette soirée déglinguée.
Un par un, nous regagnâmes le bord de la ligne d’essai, en ligne, à intervalles réguliers de deux mètres … Romain, en position d’ouvreur, se positionna sur le bord gauche, le ballon au sol, prêt à s’en saisir au signal pour lancer le mouvement des trois – quarts. Ce mouvement qu’Antoine, l’entraineur, désespérait de nous voir exécuter. Oh, rien de compliqué ! Juste une redoublée du second centre pour l’arrière qui vient plonger intérieur …, la « Pascal » qu’il appelle ça Antoine, le nom de la combinaison, du nom de l’arrière censé surprendre la ligne adverse.
- « Mais de la profondeur, bon sang ! Vous n’allez pas attaquer à plat ! Et écartez-vous. Vous allongez la passe ! Mais qui m’a fichu des … »
La suite se perdit dans le bourdonnement du sang aux tempes et la fatigue qui montait doucement. Il y avait eu la séance d’abdos avant … La lassitude, le mal-être … Ce n’était pas la soirée … Espérons que ce mouvement que l’on commence à mal faire en finisse ! La « Pascal » ça ne sera probablement pas pour le match de dimanche prochain. Aux pieds de Romain, sous cette lumière fantomatique, le ballon était comme une courge délicate, une courge que tous convoitaient. Cette courge que nous emmenions tous dans nos vœux les plus secrets derrière la ligne d’essai. Une courge délicate qui nécessitait beaucoup d’attention.
On allait encore répéter deux-trois fois la « Pascal » et puis c’était réglé comme du papier à musique. Comme au Monopoly on passe invariablement par « la case départ » en touchant 20 000 francs, nous allions passer après à l’atelier placage. L’un en face de l’autre, lentement d’abord, puis en situation de course, il allait falloir se sacrifier, offrir « son corps à l’équipe » pour faire tomber celui d’en face, qui ne voulait pas bien sûr. Lui, il avait la courge délicate entre les mains et il voulait passer, tiens, pardi ! Et plaquer, on est doué ou on ne l’est pas. On a peur ou on n’a pas peur. On a le timing ou on ne l’a pas.
Ce soir d’obscurité à peine battue en brèche, ce soir où l’âme prenait l’humidité, on avait l’impression d’avoir perdu notre souplesse de chat. Celle qui permet de tomber gracieusement, d’absorber choc et contact, de rebondir et de repartir soutenir le copain là-bas, toujours plus vite, plus fort … Exit les neuf vies félines, la grâce et les griffes. Grands corps encombrants d’albatros dans les ailes empêtrés … Il y a des soirs comme ça.
- Romain, prêt ? Allez !
Se secouer, s’élancer l’œil sur le partenaire à gauche d’où va venir la passe. Conserver la distance, monter à hauteur le moment venu, saisir la courge délicate comme une offrande … Et merde ! Sur l’oreille ! Il me l’a balancée sur l’oreille ! Ca fait mal !
Le cul dans l’herbe je me frotte l’oreille. Elle chauffe. Et Antoine se charge de l’activer, éructations après éructations.
Coûte que coûte secouer une intolérable obsession. Celle que nous serions infichus de réaliser cette « Pascal ». Ils me regardent tous, vaguement navrés, honteusement satisfaits de pouvoir souffler tant que je récupère dans l’herbe. De l’autre côté du terrain on entend les ahanements des avants qui poussent au joug. Et cette lumière, toujours aussi chiche …
Allez, repartir, se positionner, se concentrer.
- « Bon, les gars, vous descendez aller-retour le terrain avec de belles passes. Le ballon ne tombe pas. Allez-y ! On passe aux placages après …
Qu’est-ce que je vous disais ?

Darius
avatar 09/10/2015 @ 22:54:38
vraiment, tous et toutes sont différents dans leur interprétation de l'exo... je vous ai tous lus, enfin ceux qui ont posté... et je ferai mes commentaires plus tard... suis fatiguée.....:-)

Nathafi
avatar 09/10/2015 @ 23:53:42
J'aime beaucoup : "Le cul dans l'herbe je me frotte l'oreille" !

Bon, un texte de mec, une bonne leçon de rugby côté joueurs, ça sent le vécu... Et la petite phrase de Lobe qui passe comme une lettre à la poste ! Elle m'avait échappé, j'ai dû relire encore.

Pieronnelle

avatar 10/10/2015 @ 00:20:46
J'en ai pleuré de rire à imaginer le ballon ovale transformé en "courge délicate" !
Je n'y connais rien en rugby mais maintenant je ne regarderai plus le ballon ovale de la même façon :-) C'est qu'ils l'aiment ce ballon ces lascars barraqués et il y a de la poésie ma foi à suivre cette "courge délicate" :-)))
Et deux phrases mises !!! Il fait du zèle le Tistou ! Et original ce Monopoly sur une terrain de rugby !
Bien ri !

Lobe
avatar 10/10/2015 @ 20:42:22
Je n'y comprends rien au rugby (pas de passe à l'avant, voilà, c'est tout ce qui fait tilt), mais tu en parles si bien que ça ne fait absolument rien. C'est drôle tout le texte est placé sous le signe de l'effort qui coûte, tandis qu'au contraire on dirait que ton texte t'est sorti sans anicroche de sous les doigts, comme ça, de passe en passe, de contrainte en contrainte.
Et puis comme le dit Piero, c'est vraiment un plaisir à lire, sourire en coin ou rire aux lèvres.

Tiens, parce que j'écoute ça en même temps que je commente, dédicace à ce pauvre narrateur qui en a quand même dégusté (Nothing's Gonna Hurt You Baby):

https://www.youtube.com/watch?v=R2LQdh42neg

Magicite
avatar 10/10/2015 @ 22:13:50
A l'instar des protagonistes tu te joue des contraintes avec une souplesse de chat embarqué dans des mouvements compliqués mais retombant bien sur tes pattes.
Le ballon dans l'oreille m'a beaucoup fait rire, tout est en mouvement et transmet ta passion du sport, magnifie les athlètes, le jeu et ses règles, la pugnacité du sportif de haut niveau pendant son entraînement.
"infichus" j'aime beaucoup aussi, un certain sens du spectacle et la ferveur d'un aficionados on n'en doute pas :)

Darius
avatar 12/10/2015 @ 15:00:05
j'ai dû chercher à 2 fois la phrase "contraignante" mais oui bon sang, bien sûr," le mouvement qu'on commence à mal faire..." est tout indiqué pour un sportif.. :-)

On voit que tu es un mordu de rugby et que toutes les contraintes sont parfaitement justifiées... toi non plus, tu ne joues pas au Monopoly, fallait le placer celui-là, mais il y a jeu et jeu... donc tout s'enclenche..

Bravo :-)

Tistou 12/10/2015 @ 16:02:30
Et celle-ci ?

"Coûte que coûte secouer une intolérable obsession."

J'en avais mis 2.
Quant au Monopoly j'y ai beaucoup joué, jeune ado, et c'était en Francs .

Pieronnelle

avatar 12/10/2015 @ 18:58:47
Ah moi je les ai vu les deux phrases ! :-) Et je trouve que la deuxième est particulièrement bien placée...

Antinea
avatar 18/10/2015 @ 18:08:55
De la fantaisay (avec Magicite), on passe au monde du sport avec Tistou ! Décidément cette courge, ou ce monopoly, est source d'imagination ! Bien joué Tistou d'avoir mis jusqu'à 2 phrases proposées par Lobe, et elles sont bien placées. C'est clair, concis, sportif, y'a tout ce qu'il fallait de contraintes, que demande le peuple ? Bien joué !

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