Paofaia
avatar 29/11/2013 @ 00:54:09
Je recopie ici l'intervention de François Emmanuel au sujet de son livre, La question humaine lors d'un colloque :

Les hommes et la langue

La Question humaine est un récit en forme d’allégorie, dont le lieu est l’entreprise contemporaine mais qui est construit autour d’un document connu des historiens de la Shoah. Ce document est une lettre technique, comme il en a sans doute eu des centaines, mais qui a survécu miraculeusement à la destruction. Datée du 5 juin 42 cette lettre est l’œuvre d’ingénieurs berlinois et propose en sept alinéas des modifications techniques en vue d’une plus grande efficacité des camions Saurer qui avaient pour mission à l’époque d’éliminer par asphyxie les juifs d’Ukraine et de Biélorussie un peu plus efficacement et « proprement » que dans les fusillades massives et désordonnées qui avaient précédé. Ce qui à la lecture de la lettre m’avait rempli de terreur et me terrorise encore aujourd’hui, au point d’avoir suscité ce livre qu’est devenu La Question humaine c’est le traitement de la langue dans la lettre technique, lequel traitement mérite un instant que nous nous arrêtions.

Une connaissance même frustre de l’Histoire nous enseigne que dans les temps de barbarie c’est d’abord le langage qui tue, c’est le langage qui ôte à l’autre que l’on veut tuer, toute existence humaine. D’ordinaire ces mots par lesquels les hommes disqualifient leurs ennemis mortels et au fond leurs semblables, tiennent de l’insulte caractérisée : il est un chien, un rat, une hyène, un cafard, une vermine, un puant, un jaune, un tchetnik, un oustachi… A ce dispositif de négation de l’autre par l’insulte la machine génocidaire Nazie a ajouté une amélioration terrible lorsque fut mise en place la Solution Finale : l’autre alors n’est plus, il n’existe plus, il n’est plus doté du moindre mot qui le définit.

« Depuis décembre 1941, quatre vingt dix sept mille ont été traités (verabeitert) de façon exemplaire avec trois voitures dont le fonctionnement n’a révélé aucun défaut. » (QU. H. Stock, 62).

Ainsi commence la lettre technique, mais de quoi, de qui, de quatre vingt dix-sept mille quoi ou qui parle-t-elle ? Plus tard dans la lettre et parce qu’il faut bien au verbe de la phrase un sujet ou un complément d’objet, cet autre encore imprécis est défini techniquement en référence à l’objet central de la lettre, soit les camions Saurer dont il s’agit d’améliorer l’efficacité. On parlera dès lors de poids, de déplacement du poids (gewichtsverlagerung), de pièces (Stücke), de nombre de pièces (Stückzahl), de fonctionnement (Betrieb), de chargement (Ladüng), de marchandise chargée (ladegut), sans trop se soucier d’ailleurs de la bizarrerie qu’il y a à écrire dans la langue de Goethe que « …le chargement est attiré, en mouvement vers la porte arrière… » Ainsi dans les mots et la pensée des ingénieurs et des logisticiens berlinois, l’humain ici concerné est-il alors effacé pour ce qu’il est : un homme, une femme, un enfant, mais reconnu pour les seules caractéristiques physiques (une masse, un poids en mouvement) qui entrent en ligne de compte dans l’opération envisagée, soit l’amélioration de l’efficacité meurtrière des camions. L’humain non désigné comme humain, ni même désigné comme corps, vivant ou ayant été vivant, mais réduit à l’état de pièce, c'est-à-dire d’unité comptable, en fonction de la seule opération que sa présence nécessite, soit une élimination physique, si possible propre et instantanée. Que l’on dise chargement ou marchandise chargée renvoie d’ailleurs à la problématique technique des seuls camions (dont l’axe avant peut par exemple souffrir de surcharge) et se justifie pleinement dans ce cadre logique. Ce qui est absent de la représentation ne fait retour sur le lecteur qu’en un second temps, sous nos regards d’aujourd’hui par exemple, mais pour l’auteur ou les auteurs de la lettre en 1942, le propos demeure de pure technicité, hormis certaines étrangetés lexicales ,l’opération d’annulation langagière est parfaitement tenue.

Aujourd’hui l’annulé, l’irreprésenté de la lettre, nous apparaît avec évidence, amplifié et terrible. Nous connaissons cette période, notre conscience est avertie, une masse d’images imprécises et inquiétantes enfle monstrueusement sous le dispositif langagier apparemment lisse, fonctionnel, de la lettre technique. Confusément nous sentons l’horreur poindre à l’endroit précisément où rien n’est dit, rien n’est montré mais où quelque chose semble apparaître comme spectralement derrière les mots (Stücke, Ladung, Ladegut...) censés voiler toutes autres formes de représentation. Mais pour ne pas en rester à l’imaginaire morbide de la chose et opérer une sorte de translation philosophique, il nous faut chercher à comprendre, et lire aussi la lettre depuis ceux qui l’ont écrite, nous disant que ce qu’ils ne veulent pas voir, ce qu’ils ensevelissent sous le vocable répété Stücke Stücke, c’est le visage de l’autre, au sens où l’entendait Levinas, le visage de chacun de ces hommes, femmes, enfants, singulier, unique et incomptable, chacun leur proche, leur semblable, leur frère en humanité, mais dont à la faveur d’un puissant mécanisme de clivage ils ne peuvent pas voir, ne veulent pas voir, ne voient pas, les corps souffrant et mourant, tout absorbés sont-il par les solutions techniques à apporter aux problèmes des camions. Certes leur aveuglement est, on le sait, le produit d’un climat délirant et crépusculaire qui à un moment de l’Histoire conduisit une nation endoctrinée à mettre en œuvre ce qui fut appelé, non sans une dose de litote, la solution finale. Mais comme on perçoit une lumière fossile (pour reprendre l’expression du réalisateur du film Nicolas Klotz) irradiant depuis ou au travers de cette époque trouble, ne nous faut-il pas relire aujourd’hui cette lettre technique pour prendre conscience de l’extraordinaire pouvoir d’annulation que porte en soi – dans la langue et dans la pensée- le procédé de réduction technique dans tous les domaines où l’humain a une place centrale. Aussi scandaleuse peut paraître à certains la mise en perspective d’un tel document au milieu d’un récit qui veut parler de notre monde d’aujourd’hui, ne sommes nous pas ici dans la visée que nourrit toute littérature lorsqu’elle se cherche un nouveau substrat mythique pour mieux appréhender la postmodernité. Car quoique nous le voulions, nous sommes héritiers en 2007 de ce moment d’inhumanité absolue dont la lettre technique du 5 juin 42 est un effroyable reliquat. A nous désormais de tout faire pour ne plus détourner nos yeux du visage de l’autre, du respect qu’il impose comme de la rencontre qu’il appelle, à nous de nous souvenir du programme Tiergarten 4 (d’éradication des malades mentaux) qui entendait, je cite, « traiter en conséquence tout élément impropre au travail, comme on traite un membre malade ou gangréneux » à nous d’être aussi vigilants que possible sur les pouvoirs déshumanisants de la langue dès l’instant où lui est appliquée le procédé de réduction technique, soit ce procédé où l’humain n’est pas reconnu pour ce qu’il est mais pour l’opération qu’il nécessite.

Nous sommes tous ici des cliniciens de l’humain. Beaucoup de choses ont été dites tout au long de ce colloque que l’on sent traversé par une double inquiétude. Inquiétude sur le lien social, cette tendance sourde à la déliaison sociale mais inquiétude aussi à propos d’un certain nombre de dérives sociétales qui s’avèrent tendues par le seul souci d’efficacité immédiate, portées par la seule pensée comptable, économique, une langue pure technicienne qui ignore ou fait mine d’ignorer ses propres effets d’annulation. La prose glacée des ingénieurs berlinois nous le rappelle jusqu’à l’effroi.

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