Tibet par Shelton, le 5 mars 2006

Dans le cadre du festival international de la bande dessinée d’Angoulême, j’ai eu l’honneur de pouvoir m’entretenir avec Tibet, un des grands dessinateurs de la bédé. C’est en 1950 qu’il a été engagé au studio du journal Tintin alors édité par la jeune maison du Lombard. C’est là qu’il fera son apprentissage et que naîtra, en 1953, une série Chick Bill, qui deviendra un phénomène, au moins pour le nombre d’albums sortis (à la date d’aujourd’hui, 66 épisodes). C’est en 1955, qu’avec son compère scénariste André-Paul Duchateau, il dessine le premier Ric Hochet, Traquenard au Havre. Depuis, 71 albums sont venus compléter ce qui est la série référence en policier bédé jeunesse. La rencontre eut lieu dans un lieu étonnant…

Tibet, si on vous avait dit, il y a cinquante ans, qu’un jour se tiendrait une exposition sur Ric Hochet dans une cathédrale, est-ce que vous y auriez cru ? (L’entretien a lieu dans une sacristie de la cathédrale d’Angoulême où les visiteurs peuvent prendre du plaisir à regarder cinquante ans de Ric Hochet… Très belle exposition !)

Pas du tout ! C’était inconcevable… même sur Hergé qui pourtant était le dessinateur le plus célèbre quand j’étais petit. La notion de dédicace elle aussi était inexistante. Un jour Hergé, dont j’étais proche – on travaillait au Journal Tintin – va présenter un film, un documentaire dont il était l’objet. A la fin de la séance, une dame lui tend un petit papier pour qu’il fasse une dédicace. Hergé a accepté, il a dédicacé… puis une autre a demandé, le maître a continué. Et le pauvre Hergé a du dédicacer à tous les spectateurs de la projection ! Il a déclaré, à la fin de ce long et pénible travail : Plus jamais je ne dédicace en public ! C’était la première fois que l’on parlait de dédicace en bande dessinée. Nous, on faisait des histoires qui étaient lues en cachettes par des enfants, car quand ils étaient pris à l’école en train de lire une bédé, ils étaient punis. Tout d’un coup, ça prenait une ampleur qui me surprenait déjà, mais il n’était pas question d’organiser un festival autour de la bande dessinée, encore moins une exposition dans une cathédrale ! Quand je vois le monde à Angoulême qui se déplace pour rencontrer des auteurs je suis toujours très surpris, mais tant mieux pour nous ! Je dois dire aussi que je suis très fasciné par le fait que cette exposition sur ma personne et mon travail a été entièrement réalisée par un vieux monsieur qui a fait cela par passion… <P> (J’aime entendre Tibet parler d’un vieux monsieur, car lui, le petit jeune, a quand même 74 ans !)

Quand on regarde ce monde étonnant, comme vous dites, de la bande dessinée à travers vos personnages Chick Bill ou Ric Hochet, on constate que vous avez devant vous plusieurs générations de lecteurs : grands-parents, parents et enfants…

Mais ça fait partie du même étonnement, il y a des gens qui viennent me voir en me disant : Vous avez enchanté mon enfance… Et je me dis, ce vieux il me prend pour son grand-père ou quoi ! Mais c’est vrai que j’ai 74 ans, que j’ai créé Ric Hochet il y a 51 ans, Chick Bill il y a 53 ans, ils ont pu lire quand ils avaient 10/12 ans, et donc 50 ans plus tard, ça leur fait quel âge à ces vieux là… Mais, plus sérieusement, c’est bien. Quand on s’attache à un personnage, que ce soient les miens ou ceux de mes confrères, on reste fidèle à ces personnages. Moi, quand je relis Gaston, Astérix, Tintin… Ah, quand je relis un Tintin, un album de Hergé… Même quand je cherche un document, une attitude dans un Tintin, un élément dont je me souviens mais dont j’ai besoin, je suis sûr que je vais le relire en entier, et si c’est une histoire en deux albums, je relis les deux en entier et je ne travaille pas beaucoup ce jour là… On reste attaché à ces personnages, ça fait partie de notre vie ! C’est un peu comme pour le cinéma. J’étais un fanatique de Gary Cooper, plus personne ne connaît Gary Cooper, il est mort il y a bien longtemps, mais je lui suis resté fidèle et quand on passe un de ses films à la télévision, j’ai le même enchantement que quand j’étais plus jeune et que j’allais au cinéma voir ses films. Je pense qu’il y a le même attachement pour les personnages de bande dessinée.

Vous parlez de fidélité, fidélité à un scénariste, un éditeur, vous êtes vraiment un homme de fidélité ?

Oui, je suis fidèle dans mes amitiés, mais aussi dans mes haines. Quand je hais quelqu’un, même mort je continue à le haïr, donc je suis fidèle en tout et jusqu’au bout ! En ce qui concerne l’éditeur, c’est aussi par flemme, ce n\\\'est pas facile de changer d’éditeur, même si plusieurs fois j’ai eu envie de le faire parce que je piquais des colères, on n’est pas toujours d’accord avec son éditeur, on a eu des engueulades, des échanges de lettres assez durs mais je suis toujours resté mais plus par flemme, oui, c’est ça… Mais c’est aussi mon éditeur, ma maison d’éditions, je m’y sens chez moi…

Alors, Angoulême, c’est aussi des centaines de jeunes auteurs, dans une parution annuelle gigantesque… Vous les enviez, vous avez peur pour l’avenir, comment voyez vous ce monde actuel de la bédé ?

Je crois que ça me fait d’abord un peu peur. Il y en a peut-être trop de bédés. Vous savez les libraires, ils sont limités par la taille de leurs librairies. Ils ne peuvent pas tout avoir, tout stocker. Il y a trop de sorties. Dans mes débuts, quand je sortais un nouvel album, tous les libraires en avaient quelques-uns uns. Aujourd’hui, ils ne peuvent pas tout avoir, tout présenter. En plus, ils ne peuvent plus lire ce qu’ils vendent, c’est aux lecteurs de se débrouiller seuls, comme pour le cinéma. Aujourd’hui, il y a tellement de films, qu’on ne peut plus tout voir, d’ailleurs tout ne passe pas partout. Ceci étant dit le monde change, c’est comme ça ! Mais je ne souhaiterais pas débuter aujourd’hui. Celui qui commence maintenant a une concurrence ahurissante ! Au début du journal Tintin, nous étions dix dessinateurs, dix seulement… On travaillait, mais on bouffait ensemble, on se voyait, on formait une famille… Et la famille s’est agrandie et maintenant on est… je ne sais pas... mais énormément. Le mois dernier, il y a eu une réunion des dessinateurs du Lombard, le sandwich-bar, et j’ai vu plein de gens dont je me disais à chaque fois : Mais qui est ce gars-là, je ne le connais pas ? J’en connais deux trois de ma génération ou de celle d’en dessous, mais tous ces petits jeunes… Mais ça venir, je vais finir par les connaître, mais le monde a changé, beaucoup changé, du moins dans la bande dessinée… Faut se faire une raison…

Quel est votre meilleur souvenir de dessinateur, l’album dont vous êtes le plus fier ?

Je ne peux pas répondre à cette question, vous rendez-compte… J’ai dessiné 150 albums… Il y a au moins 70 de mes albums que je préfère aux autres, mais je ne peux pas dire, non, je ne peux pas répondre à cette question…

Est-ce que votre scénariste, André-Paul Duchateau, vous a surpris ?

Oui, tout le temps ! C’est une très bonne question, mais je crois que c’est ça, il me surprend tout le temps, même quand l’histoire me paraît un peu plus faible, il y a toujours des trouvailles. Ce qui m’époustoufle le plus c’est qu’il est observateur comme il n’est pas permis. Un jour, j’avais acheté une nouvelle voiture dont j’étais très fier de la commande à distance pour verrouiller/déverrouiller les portes… Tout de suite André-Paul a dit : Non d’un chien ! On va l’utiliser dans Ric Hochet. Il réagit toujours rapidement à ce qu’il voit ou entend. Un jour, je lui parle d’un ami qui avait eu des problèmes avec son lecteur de cassette dans un train à cause d’un phénomène électrique. Aussitôt, il intègre cela dans un Ric Hochet… Une fois, dans un album, Ric Hochet suit avec sa voiture un camion qui transporte de gros rouleaux de papier. A un moment, ils se détachent et tombent sur la route mettant en danger notre journaliste de la Rafale. Je suis sûr que Duchateau a du suivre un camion de ce genre et imaginer que ça pourrait lui tomber dessus… Moi, je me serais dit, bon, il se pousse un peu cet emmerdeur que je puisse le doubler ! Lui, non… Il est vraiment comme ça ce scénariste… Il m’épate depuis toujours. Mais tout à l’heure vous me demandiez les plus grandes joies de ce métier… Je crois que c’est d’avoir pu rencontrer des gens que j’admirais. Je n’ai pas été un ami très proche de Hergé, mais suffisamment pour en avoir des souvenirs formidables… Hergé que j’admirais, que j’adorais, je l’ai croisé, j’ai travaillé avec lui, j’ai rigolé avec lui, c’est fantastique. Et un autre qui est devenu un ami, c’est Franquin. On ne travaillait pas ensemble mais on était copain, on sortait, on allait au cinéma ensemble, on bouffait ensemble, comme avec Goscinny… Lui c’était un ami très proche et pourtant on n’a presque pas travaillé ensemble, mais qu’est-ce qu’on a pu rigoler. Que cet homme était drôle, qu’on a pu rigoler ensemble… Son bonheur, c’était de faire rire les autres, dans les bandes dessinées comme dans ses livres, au resto comme ailleurs. Ce type n’avait qu’un bonheur c’est de faire rire les autres. Et comme j’ai un peu le même bonheur, on a eu de ces fous-rire fantastiques, avec lui, avec Franquin, avec Hergé et d’autres encore, y compris maintenant. Il faut dire que nous avons douze ans et c’est merveilleux d’avoir douze ans toute sa vie…

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