Sophie Marinopoulos par Sirocco, le 25 juin 2005

Sophie Marinopoulos est une psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle exerce à Nantes à la maternité du CHU et au centre médicopsychologique Henri Wallon. Elle participe à des travaux cliniques et de recherche sur la filiation et la famille au niveau national et international. Très engagée dans la reconnaissance de la santé psychique, comme faisant partie intégrante des questions de santé publique, elle est fondatrice de l’association pour la prévention et la promotion de la santé psychique et dirige son lieu d’accueil et d’écoute auprès des familles à Nantes.

C’est votre troisième livre, le premier parle de l’abandon, le deuxième parle de l’expérience de l’adoption, celui-ci de la maternité en général. Vous travaillez depuis plus de 20 ans en maternité, était-il urgent pour vous de transmettre tous ces témoignages ?

J’ai le sentiment, après 20 ans de travail en maternité, d‘être le témoin des parcours maternels, avec leur singularité, avec ce qu’elles disent de leurs doutes, de leurs peurs, de leurs angoisses, de leurs souffrances. On n’en parle pas assez, au point que finalement, ces femmes se sentent assez isolées. Un aspect qui m’avait beaucoup surprise, c’est le fait qu’elles se sentent de plus en plus seules, ce qui est tout à fait paradoxal dans une société qui entoure de plus en plus le monde de la naissance. Une société qui fait beaucoup d‘efforts sur tous ce qui est de l’ordre de la performance, ce qui est de l’ordre de la qualité médicale. Il y a une espèce de fossé qui se creuse entre cette prise en charge médicalisé et la prise en charge des pensées des mères, de leur vécu propre et il y a parfois un décalage entre les deux. On n’en n’est pas tout à fait au même niveau. Autant on peut être performant dans le médical, autant pour prendre soin des mères, on n’est pas encore au point. D’ailleurs elles se sentent très seules et pas toujours comprises parmi tous ces idéaux reçus. Et d’ailleurs gare à celles qui s’en éloignent...

Les femmes se plaignent et parlent d’autant moins de leurs souffrances psychologiques qu’elles portent le poids d’une culpabilité par rapport aux facilités médicales dans lesquelles elles vivent la maternité à notre époque et en tout cas dans nos cultures ?

En effet comment une femme peut elle se plaindre alors qu’on a tout fait pour elles, alors que la société s’est autant investie et penchée sur la naissance. D’ailleurs les dernières statistiques montrent à quel point les femmes sont bien entourées médicalement. 95 % des femmes se font suivre, 97% des femmes font les trois échographies obligatoires. Elles sont donc très attentives à leur grossesse, elles ne boivent pas, fument moins… Et malgré tous ces résultats, on constate que les bébés de petit poids de moins de 2kg 500 ont augmenté de plus de 3%, qu’il y a une grossesse sur cinq qui se termine en césarienne. Ce qui est énorme ! Les menaces d’accouchement prématuré se sont multipliées, et l’on s’est rendu compte que la prématurité des enfants augmentait très sérieusement, et ce en dehors d’une corrélation avec des fécondations in vitro pour lesquelles on avait pensé qu’elles pouvaient être la cause de ces naissances prématurées. Là c’est vraiment pour moi la démonstration de ce décalage. Une médecine qui s’auto-satisfait de ses résultats. Mais regardons les faits : est-ce que la naissance va mieux ? La réponse est non ! Donc, si on s’ouvrait à nos hypothèses et qu’on allait voir du côté de l’intime des mères pour entendre leurs vécus propres et qu’on accepte d’entendre ce qu’elles ont à nous dire sur des moments où elles se sont senties trahies par une société trop exigeante, trop performante, trop en attente d’un idéal qu’elles ne peuvent pas porter. Elles ne seront jamais des mères idéales, elles seront des mères tout simplement. Le propre de la maternité, c’est se questionner, c’est accepter la part de doute, les imperfections, les défaillances, c’est accepter d’être tout simplement humain avec cette part irrationnelle qu’on a, qui est ce côté un peu inconscient de nos actes en devenir. On ne sait pas de quoi la vie est faite, et on ne saura jamais comment on va évoluer dans notre propre histoire.

Vous faites donc partie de celles qui pensent que l’instinct maternel est un mythe ?

Bien sûr. Cela voudrait dire qu’a l’instant « T », quand on a un enfant, on est mère. L’harmonie se construit. Il y a des femmes pour qui c’est tout de suite, c’est une histoire de rencontre. Il y a des coups de foudre. Mais il y a aussi des histoires d’amour plus chaotiques avec des mamans qui ont besoin de temps pour s’apprivoiser.

Dans le livre, vous évoquez également des situations dans lesquelles on a basculé dans le drame. Vous émettez le souhait qu’un sentiment de responsabilité collective se développe face à ces mères en grande difficulté ?

Oui. Effectivement, les femmes aujourd’hui ont les moyens d’être mères quand elles le veulent et, on attend de la maternité qu’elle soit sans embûches. Or, la maternité est encore pleine d’embûches, ce sont des aventures à chaque fois. Je ne pense pas qu’on puisse faire plus fort que ces histoires-là. Elles sont toujours imprévisibles, avec leurs bons et leurs mauvais moments. Ma pensée va donc aussi vers ces femmes qui basculent dans le drame. Je trouve qu’on ne devrait pas, dans une société moderne, les exclure et ne nous intéresser à elles que quand elles ont failli. Elles incarnent l’impensable, et on ne s’occupe malheureusement d’elles que sur un mode punitif. Je pense qu’on a beaucoup à gagner à les connaître, même si ce n’est pas facile de travailler, de rencontrer et de soigner une mère qui a tué, maltraité son enfant, ou qui en a abusé. En même temps, c’est dans des situations comme celles- là qu’on va comprendre les enjeux psychiques, humains et ces moments si complexes de la maternité.

C’est parce qu’on n’a plus besoin d’avoir cet instinct de survie que devaient avoir nos arrière-grand-mères (je veux donc parler de femmes qui n’étaient médicalement pas assistées et donc pas aidées du tout dans la douleur) qu’on parle plus de dépression post-natale ?

Je pense que le baby blues et les maux de l’après-grossesse ne sont pas récents. C’est notre modernité qui a mis la lumière dessus. Par contre, ce qui a quand même changé, c’est le soutien social, c’est-à-dire la place de la famille rapprochée, et à quel point le bébé naissait dans une famille, dans une histoire trans-générationnelle où chacun y mettait du sien. Il y avait évidemment d’autres effets, avec des mères et des grand-mères envahissantes, mais la mère n’était pas livrée à elle-même. Il y avait une espèce d’autoroute familiale qui faisait qu’elles se laissaient guider par cette transmission. On faisait un enfant dans une pensée familiale et pour faire perdurer la famille. C’était très net. On a totalement changé cette façon de faire des enfants, on fait des enfants pour soi, on fait des enfants dans une quête narcissique évidente, extrêmement criante et dangereuse. L’enfant fait alors partie d’un programme de vie qui se doit d’être le plus brillant possible, l’enfant porte alors un poids et une attente surdimensionnée, au point qu’il est même obligé de se manifester par des symptômes. Du fait d’être dans des projets de vie beaucoup plus individualistes, on a perdu ce soutien de l’humanité. Les mères d’aujourd’hui ne reçoivent pas la parole qui porte, c’est en partie aussi ce qui explique la solitude des mères.

Vous parlez également beaucoup du désir, des « militants du désir ». Vous posez la question de savoir de quelle façon et jusqu'à quel point on doit satisfaire nos désirs. Et puis surtout, vous parlez du fait qu’il est urgent de légiférer intelligemment sur des situations complexes, en y réfléchissant, et là vous insistez, en y réfléchissant collectivement ?

En effet, les questions qui reposent essentiellement sur le droit à l’enfant suscitent notre inquiétude ! Que vient signifier cette parole de toute puissance qui veut se passer de la réalité ? Se passer de la réalité du sexe des demandeurs, de leurs âges, des liens familiaux qui les unissent ? Très clairement, une femme de 80 ans peut-elle demander à la science de la faire mère ? Une mère et son fils peuvent-ils demander à accéder à la procréation ?… Est-ce vouloir un enfant qui est légitime, ou bien vouloir être parent ? Comment poser les limites aux requêtes actuelles autour de l’enfantement ? Aujourd’hui ,à peine la question est-elle formulée qu’elle se voit attaquée, critiquée. Nous voyons fleurir tous les jours des textes législatifs qui n’ont fait l’objet d’aucun débat public, d’aucune réflexion collective. Elles sont pourtant beaucoup trop graves pour demeurer de simples questions techniques et n’être élucidées que par la seule médecine. Nous devrions davantage occuper le terrain en tant que citoyens et alimenter la réflexion avec nos interrogations. Celles-ci auraient pour fonction de mettre frein à l’emballement et de permettre une pause dans un débat qui mérite bien mieux que ces quelques apparitions publiques des « militants du désir » !

Je vous laisse à cette phrase très explicite, extraite du livre :

« Face à l’infini dans notre désir de puissance, le risque est grand. Demain, dans nos anamnèses médicales, nous pourrions être amenés à lire des témoignages tels que : « Mon père est le père de mon père et ma mère la fille de mon frère, mais je suis fille unique puisque mes parents se sont séparés quand j’étais encore en Five. Je n’ai jamais rencontré mon frère, je vis avec la dernière femme de mon père, lequel est mort puisqu’il avait déjà 95 ans à l’âge de ma conception… »

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