Michel Onfray par Jules, le 25 mars 2002

Michel Onfray, philosophe hédoniste, est professeur de philosophie à Caen. Il s'est mis à écrire à l’âge de vingt-sept ans et, a quarante deux, il a déjà publié dix-neuf livres.

Je ne m’étais jamais imaginé qu’il était possible d’écrire ainsi sur le Pôle Nord ! S’il y a bien un sujet qui me semblait difficile, c’est celui-ci et pourtant… Il ne m’aura fallu que quelques phrases pour entrer tout à fait dans votre livre ! Tant au niveau des idées exprimées que du style.

Vous êtes très aimable ! Cela fait plaisir à entendre…

Vous serez peut-être étonné, mais j’aimerais commencer par la dernière partie du livre. Quelle bonne idée d’avoir réinséré ce texte écrit sur votre père en 1992 dans votre Journal hédoniste, " Le désir d’être un volcan " Il situe encore mieux les choses. C’est donc pour satisfaire à un rêve de votre père que vous avez fait ce voyage…

Oui ! Quand j’étais petit, je parlais déjà beaucoup et posais beaucoup de questions. Mon père, lui, était un homme qui ne jouait pas avec les mots, parlait peu, et seulement quand c’était vraiment nécessaire. Il m’aura fallu répéter souvent ma question " Si tu pouvais choisir, où voudrais-tu aller ? " avant qu’il ne me réponde " Au Pôle Nord ". J’ai donc eu l’idée de faire ce voyage avec lui pour ses quatre-vingt ans, ayant la grande chance que sa santé le lui permette toujours.

N’avez-vous pas souffert de ce silence de votre père quand vous étiez petit ?

Tout d’abord, j’y étais habitué. Par la suite, je me suis rendu compte qu’il n’était pas toujours aussi silencieux avec tout le monde, sans être un grand bavard pour autant. Par exemple, il parlait plus avec mon frère.

Il y avait une raison à cette différence ?

Oui, ils étaient beaucoup plus proches l’un de l’autre et donc se comprenaient mieux. Mon frère est quelqu’un de plus technique que moi et a donc plus de choses à raconter qui intéressent mon père. Moi, avec ma passion des mots, je lui semble plus lointain, peut-être plus difficile d’accès pour lui. Mes études, puis l’écriture n’ont rien fait pour rendre ce dialogue plus facile à mon père. Peut-être qu’il se sent un peu en position de faiblesse pour dialoguer avec moi…

Vous n’en souffrez pas ?

Non parce que cela ne m’empêche pas de l’aimer autant ! Il ne faut pas toujours des mots pour se comprendre. Et cela est d’autant plus vrai quand on sait que l’autre n’aime pas particulièrement les mots. Son silence n’est donc pas une manifestation de mauvaise humeur ou d’indifférence… Notre façon de communiquer ne passe pas par la parole, c’est tout.

Il suffit d’ailleurs de lire la façon dont vous parlez de lui pour comprendre…

Je crois, oui… Pendant ce voyage, mon père est pratiquement toujours resté silencieux. Et cependant je n’ai pas douté un seul instant du plaisir qu’il a eu à voir ce qu’il a vu et à être là avec moi. Il ne parlait pas plus à Pauloosie, le vieil Inuit, la langue ne le lui permettait pas, mais il était tout aussi flagrant que ces deux hommes se comprenaient et s’appréciaient. Vous savez, c’est par d’autres personnes que j’ai appris la plupart des sensations que mon père a ressenties là-bas. Il ne me l’a pas dit à moi, mais bien à d’autres. J’étais donc heureux d’en avoir la confirmation, bien que je l’avais tout à fait perçu sur place.

On ne peut pas tout avoir : ce sont surtout mon goût pour les mots et mes études dans cette direction qui m’ont éloigné de lui. C’est ainsi, mais cela me vaut par contre le plaisir de faire ce que je fais. C’est ce que j’aime, ce en quoi j’ai la sensation de m’accomplir. Ecrire est pour moi un besoin quasiment physique et, en outre, cela me permet de rencontrer des gens avec lesquels je peux discuter. C’est une vie qui me plaît. Et je ne me sens pas coupé de mon père pour autant.

Venons-en au Pôle et aux Inuits… La première partie de votre livre est fascinante quand vous décrivez ce que représente le Pôle et cela dans plusieurs domaines. Par contre on aurait tellement aimé que la fin de cette description puisse être autre…

Je suis bien d’accord avec vous, mais je ne pouvais pas ne pas parler de l’ensemble des problèmes qui se posent aux Inuits aujourd’hui et depuis des années ! Je les ai vus de mes yeux et c’est une véritable catastrophe ! Le réchauffement de la planète et la fonte des glaces est un phénomène tangible. Il est là dans toute ses conséquences, que ce soit pour la nature, les animaux et les hommes. On comprend de suite que tout est chamboulé et que les repères ont étés enlevés à ces habitants. Le pire n’est pas encore le climat !… Ce sont surtout les politiques appliquées par les Américains et les Canadiens. Ils ont fait, par la force, des Inuits des sédentaires, alors qu’ils étaient nomades. De chasseurs, ils ont fait des consommateurs vissés devant une télévision et regardant tous " les bienfaits " proposés par la société de consommation à l’américaine… L’alcool fait des ravages, malgré son interdiction, la mendicité et la prostitution se développent.

Et tout cela ne peut pas s’expliquer par le pouvoir d’achat qu’ils représentent. Ils ne vivent que de subsides et ne sont pas assez nombreux que pour représenter un véritable marché…

C’est vrai, mais la sédentarité a été forcée dans le but de pouvoir les contrôler. Le système administratif des états est ainsi fait qu’il veut fixer les gens pour savoir où ils sont et ce qu’ils font. L’essentiel réside aussi dans les intérêts géostratégiques que représentent ces régions. Il y a des bases militaires là-bas, très importantes, ainsi que des zones de stockage et de ravitaillement pour les navires militaires. Les Russes ne sont pas loin et des réserves pétrolières importantes existent. Ce peuple, comme les indiens d’Amérique du Nord au siècle précédent, a été totalement sacrifié à des intérêts de ce type ! Et cela sans que personne ne bouge… Sur place, tout ce que ce peuple a perdu est parfaitement tangible : sa civilisation, sa culture, ses repères, ses rapports au monde végétal, animal, à l’océan, à tout son environnement. Et je ne vois pas comment les choses pourraient évoluer en mieux. Ils ont maintenant découvert un autre monde, une autre façon de vivre et le pire est qu’ils n’y accéderont jamais que partiellement, comme des assistés. Rien n’est fait là-bas pour les aider à ce que les choses évoluent autrement. Ils ont tout perdu et rien gagné !

 

C’est sur ce terrible constat que notre entretien, bien trop court à mon goût, a du prendre fin. Michel Onfray était attendu avec impatience par une autre personne qui allait lui poser de nouvelles questions.


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