Jacques Duquesne par Jules, le 22 novembre 2001

Jacques Duquesne est un des cofondateurs du " Point " et l’a aussi dirigé. Il préside aujourd'hui le conseil de surveillance de " L'Express " et est un des collaborateurs de " La Croix ".

La première question qui me vient à l’esprit est celle-ci : la France, après avoir subi plus de quatre années de dictature nazie et les horreurs de la Gestapo et de la milice, après avoir essuyé l’échec de l’Indochine, a l’air surprise par les révoltes algériennes et ses désirs d’indépendance. En outre, elle n’hésitera pas à y imposer un régime de terreur, de tortures et de camps !… Difficile à comprendre, non ?…

Oui, c’est vrai ! Je n’ai pas compris non plus… Pour moi, Massu restait le héros, le libérateur, que j’avais vu arriver à l’Hôtel de Ville lors de la libération de Paris. Quand je l’ai rencontré, cela m’avait d’ailleurs assez impressionné. Mais entre les deux, il faut tenir compte justement de l’Indochine. Ces années là, ces combats, la dureté de l’ennemi qu’ils avaient face à eux, les ont marqués. Vulgairement dit, cette période les a un peu fait disjoncter…

Cela aurait du étonner d’autant moins aussi que l’Algérie s’était toujours débattue contre le colonisateur.

Encore le 8 mai 1945, jour de la victoire des alliés sur l’Allemagne, il y a les émeutes de Sétif. Le général Duval, qui dirigea la répression, impitoyable puisque l’on a parlé de 40.000 morts, écrit dans son rapport: " Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais il ne faut pas se leurrer. Tout doit changer en Algérie. Sinon cela recommencera. " Il ne s’est trompé que d’un an quant à la durée de paix relative qu’il allait apporter, puisque nous pouvons faire débuter la guerre d’Algérie en 1954. La situation n’était en effet pas tenable tant les droits des colonisés et des colonisateurs différaient. L’instruction donnée aux populations était aussi inexistante et tout était fait pour les garder dans l’ignorance. En 1954 seulement 13% des enfants algériens étaient scolarisés. Aucune véritable bourgeoisie locale n’a été créée. Les Algériens n’avaient aucune représentation parlementaire et ne pouvaient jamais dépasser le grade de capitaine dans l’armée.

Une chose avant que je ne l’oublie : on reparle beaucoup de l’Algérie depuis quelque temps, alors qu’avant beaucoup moins. Il y a une explication ?

Oui, c’est ce que l’on appelle un phénomène de résonance. Pendant des années quelques informations filtrent, mais la population ne mord pas. La presse ne vend que ce que l’opinion lui demande et comme il n’y a pas de demande, elle s’arrête. Puis, soudain, un intérêt se déclare et on ne sait pas toujours à la suite de quoi. L’intérêt étant là, la presse s’engouffre dans le sujet qui remonte tout à fait à la surface…

A partir de 1954, les premières révoltes de ce qui deviendra une guerre se produisent. Pourquoi ?

Tout d’abord parce que toutes les conditions étaient réunies. Rien n’avait été changé par le pouvoir politique français quant aux droits des populations algériennes. A cela est venu s’ajouter un phénomène de paupérisation de la population. La plupart des petites exploitations agricoles de jadis ont été cédées à de très grandes sociétés de Paris. Leurs dirigeants ne connaissaient rien à la situation locale, par contre ils sont arrivés, par le lobbying, à noyauter la presse et l’information. A la fois elles jouaient sur le " mauvais arabes " et sur le " bon arabe " suivant ce qui les arrangeaient. Tout était fait pour maintenir le statu-quo. Mais en 1954, la production céréalière ne dépassait pas celle de 1880 ! L’ethnologue française Germaine Tillion parle du " crime du XXieme siècle " qui a entraîné " la clochardisation d’une partie de l’espèce humaine ". Les " indigènes " n’étaient plus sur les petites exploitations, mais dans les villes, sans ressources pour la plupart. A cela il faut ajouter l’apparition d’une véritable opposition. Elle est multiple et à des visages différents. Elle est plus ou moins radicale, mais ce qui est certain, c’est que les tortures et la guerre vont aboutir à faire disparaître les opposants les moins extrémistes pour ne laisser comme seul interlocuteur que le FLN, le plus radical.

Arrivons donc à ce que vous appelez " La Bataille d’Alger " et à votre interview de Massu. Il vient de recevoir les pleins pouvoirs et vous évoquez avec lui le problème des tortures.

Le FLN, pour montrer sa force, décide d’une grève totale pour le 28 janvier. Le ministre socialiste Robert Lacoste confie alors " les pleins pouvoirs " à Massu. Les pleins pouvoirs, cela veut dire en fait que les lois de la République ne sont plus d’application sur le territoire.

Le juridique, le politique, la police et autres institutions sont donc soumises totalement à l’armée. Un militaire arrête sans avoir à donner de justifications, garde son prisonnier le temps qu’il veut et " l’interroge " comme il veut… C’est bien cela ?…

Tout à fait ! Ce sont les " pouvoirs spéciaux ". Les paras descendent sur la ville et la terreur s’installe ! Yves Courrière écrit : " On a besoin d’un homme sûr, efficace, pas d’un politique, pas d’un coupeur de cheveux en quatre, un homme à qui on puisse dire : " Il faut gagner par tous les moyens. Et que ça aille vite. " Voilà les instructions de Massu. Pas question de montrer au monde que les instructions du FLN sont suivies. Pour y aller, on va y aller ! Le 14 janvier, les paras entrent dans la Casbah et 1.500 personnes seront arrêtées. Quant aux tortures pratiquées, un fonctionnaire adresse un rapport à Jacques Soustelle qui prétend que ce qui est pratiqué est médicalement supportable, suivant l’avis de plusieurs médecins !… Il s’agit, entre autres choses, de la gégène, de l’eau injectée sous pression dans les intestins, d’eaux froides injectées par des tuyaux dans les poumons, de bouteilles introduites enfoncées dans le vagin des femmes. Bien souvent tout cela était appliqué sur des hommes et des femmes qui avaient préalablement été suspendus des heures à des poutres par deux membres ou par les quatre. C’étaient les sous-officiers du commandant Aussaresses qui faisaient le tour en camions bâchés pour ramasser les morts ou les mourants. Ils achevaient les premiers au couteau ou au poignard et on estime à quatre ou cinq mille personnes portées disparues qui furent, pour la plupart jetés en hélicoptère dans la mer, un bloc de béton aux pieds, ou coulés dans du béton. Il fallait éviter les charniers.

Les méthodes étaient en effet des plus radicales… Mais, dans votre livre, vous insistez également sur les violences des nationalistes. C’était une sorte d’escalade…

Oui, et c’est très important ! La violence et les crimes étaient monnaie courante depuis des années. Il est certain que le FLN ne s’est pas gêné non plus, bien loin de là !… Mais, nous étions censés être " les civilisés ", nous ne pouvions pas devenir les égaux de la Gestapo !… Il ne faut pas nier les violences et les crimes du FLN et des autres opposants, mais cela n’excuse pas les nôtres ! Camus écrit en 54 : " … Et une accusation qui aurait eu la faiblesse de s’appuyer sur des sévices policiers jetterait immédiatement un doute sur la culpabilité qu’elle prenait à charge, pourtant, de démontrer. " Mais nous sommes bien loin de là en 58 ! La torture est institutionnalisée par les troupes françaises.

Toutes les troupes ?

Non ! Loin de là… Chez les appelés c’était plus rare. Dans l’ensemble, on peut dire que cela variait beaucoup des chefs, des commandants, des lieutenants et même des sergents. Cela variait également dans le temps et les régions suivant les types de troupes présentes et suivant que la région était calme ou pas. Je crois qu’il faut faire une différence entre les crimes exécutés " à chaud " et la torture pratiquée froidement. Quand vous retrouvez vos amis égorgés et les testicules en bouche, la fureur vous monte et vous pouvez devenir capable de tout. Ce n’est pas la même chose que de " cuisiner " des prisonniers les yeux dans les yeux, à froid, entre deux repas et comme si c’était un boulot comme un autre !…

Vous parlez dans votre livre d’un camp de détention qui était particulièrement horrible sous commandement français. Un jour, les bérets verts de la légion reprennent le commandement et tout s’améliore considérablement pour les prisonniers…

Oui et ce groupe de la légion était commandé par un Allemand !… Vraiment, ce que je n’arrive pas à comprendre c’est cette banalisation de la torture. J’ai recueilli le témoignage d’un sergent qui me disait qu’au mess ces types (les tortionnaires) étaient très sympathiques et décontractés. Et puis voilà que l’un disait à l’autre " Il y en a combien ce soir ?… Ou " On recuisine celui d’hier ? Ca vaut le coup ?… " Il faut aussi noter que, bien souvent, dans le bled, l’armée tentait de protéger la population contre les paras qui faisaient des ratissages aveugles. Cette " bataille " d’Alger a été gagnée, la grève n’a pas tenu, mais elle a fini par se transformer en défaite tellement elle a contribué à faire monter la haine contre la France. Elle a aidé le FLN !

Vous citez une seconde fois Sartre…

Oui, toujours dans ce dialogue avec Jean-Daniel à qui il reproche de révéler les crimes du FLN. Sartre lui dit qu’en politique il faut être capable de dissimuler. La politique c’est ça et à défaut d’en être capable il ne faut pas en faire ! Je le cite : " La politique, il faut l’accepter, cela implique une contrainte de faire certaines choses. Autrement on est une belle âme et on ne fait pas de politique…… Nous ne sommes pas là pour incarner l’universalité des valeurs. En tout cas pas publiquement. Ces valeurs nous ont conduit à un choix qu’il faut servir politiquement. " Je note donc que, selon lui, la morale doit abdiquer face à la politique. Nous revoilà à la fin qui justifie les moyens !

Quittons le problème de la torture et voyons ce qu’a été le futur de cette guerre.

Comme vous le savez, de Gaulle est arrivé au pouvoir en 58 et après quelque temps il s’est rendu compte que la France n’avait pas d’autre alternative que de négocier son retrait au mieux, dans les intérêts du plus grand nombre et des différentes parties en présence. Pour négocier, il n’avait que le FLN en face de lui. Les lendemains de l’Indépendance n’ont pas été faciles pour les Algériens, loin de là ! Ils sont tombés dans un régime dur et incapable de créer une certaine unité. Il est vrai que l’Algérie n’avait pas, comme le Maroc ou la Tunisie, le sentiment d’être une véritable entité. Seule la communauté de religion liait les différentes populations. Et puis, il y a eut le sort affreux des Harkis ! Une partie d’entre eux ont été ramenés en France, mais beaucoup d’autres sont restés. Beaucoup de ceux qui sont restés pensaient sincèrement n’avoir rien à craindre des nouvelles autorités algériennes. Ils pensaient avoir défendu l’ordre. Le nombre de Harkis assassinés s’élèverait à environ 70.000 personnes ! Et bien souvent ils l’ont été dans des conditions horribles !… Ces crimes sont à mettre à charge du FLN, mais aussi à une incapacité de la France à avoir tout fait pour régler ce problème. C’est tout récemment que Jacques Chirac a admis la responsabilité de la France dans cette affaire….

 

Comme à chaque fois, le temps qui m’était imparti pour cette discussion était trop court que pour faire le tour du problème.


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