Michel Onfray par Jules, le 31 mai 2001

Né à Argentan, dans l'Orne, le 1er janvier 1959, Michel Onfray est docteur en philosophie. Professeur, il enseigne dans les classes terminales d’un lycée technique de Caen depuis 1983.


Dans votre livre, vous ne ratez pas les critiques littéraires… Vous dites même " …le troupeau de chiens que constitue bien souvent la critique littéraire… " Apparemment, ce ne sont pas vos amis…
Non, pas vraiment !. Je les trouve très infatués et bien souvent incultes.

Vous expliquez votre rapport physique avec l’écriture : l'odeur de l’encre, le toucher du papier, l'écartement de la plume sous la poussée de la main.
Oui, pour moi écrire est une démarche physique. Je ne peux écrire qu'en passant d’abord par la plume et le papier. L'ordinateur peut venir par la suite, mais j’ai besoin du premier stade. Après tout, je suis un hédoniste et il me semblerait donc aberrant d'utiliser une méthode qui n’aurait pas mes préférences. Si je devais peiner à écrire l'éloge de l’hédonisme, il y aurait là, pour le moins, une contradiction. Il me resterait soit à arrêter d’écrire, soit à ne plus faire l'éloge de l’hédonisme. Le plaisir d’écrire est un plaisir tellement physique que si tous les éditeurs devaient se liguer pour ne plus me publier, j’écrirais encore. Le fait d'être diffusé n’a rien à voir avec le plaisir d’écrire qui m'est nécessaire. Bien sûr, c'est agréable d’être diffusé, mais c'est autre chose, cela m'est moins vital.

Vous dites dans votre livre que vous avez fait un infarctus à l'âge de vingt-sept ans et que cela a comme tranché le nœud gordien en vous. Cela a vraiment été une libération ?
Oui ! L'enfance et l’adolescence ont été l’occasion de faire monter des pressions en moi, et cela pour des raisons différentes. Elles relèvent toutes de la vie privée, et l’infarctus a permis de libérer ces tensions. Après cela, j’ai presque assisté à l'écriture comme un spectateur. J'assistais à l'écriture, l'impression, l'édition, la distribution, sans rien décider moi-même. Je pourrais dire le contraire, mais je mentirais : c’est un corps qui a décidé…

Vous parlez dans votre livre de la biographie et de l'autobiographie. Céline est un bel exemple d'autobiographie, mais il est aussi vrai qu'il a beaucoup menti, souvent modifié les évènements, les chronologies, etc.
Tout à fait ! Mais le côté autobiographique est aussi un bon moyen pour se cacher : on montre ce que l’on veut dans l'espoir d’attirer les curieux dans une direction souhaitée. Cela permet d’espérer que certaines choses resteront cachées. Par contre, raconter quelque chose comme une réalité, alors que l’on sait très bien que les choses se sont passées autrement, me semble malhonnête ! J'estime aussi que l’on ne peut pas tout raconter, dans la mesure où les choses ne concerneraient pas que vous-même. J’ai un père, une mère et un frère. Mes souvenirs m’appartiennent bien sûr, mais ils touchent également à ce qui leur appartient. Je pense donc que je n'ai pas à raconter ce qui leur appartient tout autant qu'à moi ! Un biographe n’aurait pas nécessairement cette pudeur, parce qu'il n’est pas directement concerné, mais celui qui fait de l'autobiographie me semble devoir en tenir compte. Je vois très bien ce qui pourrait intéresser un biographe et je tente donc bien souvent de l'envoyer sur d'autres pistes en ne révélant pas ce que je sais qui pourrait le pousser à chercher.

Quels sont les écrivains qui vous ont marqué ?
Au vingtième siècle je dirais Julien Gracq pour la rigueur morale, l’incandescence du style, la grandeur éthique. Aussi Albert Cohen pour la psychologie au bon sens du terme, la connaissance de l'âme humaine, pour son humour, son ironie. Il y a aussi Céline pour l’aspect extraordinaire du style. Puis il y a Proust pour la fresque et la narration de longue haleine. Enfin, Delteil pour sa nature hédoniste.

Ce sont tous des écrivains français.
Oui, parce que je trouve qu’avec la littérature étrangère il y a toujours le filtre de la traduction. Or, je ne suis pas du tout certain que le style et la langue lus par moi sont vraiment celui ou celle de l'écrivain lui-même. Je suis un grand lecteur de Nietzsche et, quand je mets en perspective toutes les traductions que j’ai lues de ses livres, je ne retrouve pas toujours la même chose.

Vous dites dans votre livre que pour vous, jeune, la lecture c’était la recherche d'un monde qui vous convenait mieux. Vous dites que vous étiez déçu par les gens…
D'abord, je ne faisais aucune distinction entre les genres, et je lisais autant la poésie que le roman ou la philosophie. Ce n’est que par la suite que j'ai découvert que le philosophe ne me disait pas les mêmes choses que le romancier et que le psychanalyste ne parlait pas comme le poète. Chacun m'a apporté des réponses à des questions que je me posais, alors que mon entourage ne pouvait pas y répondre. Que ce soit mes parents, très modestes, leurs amis ou mes enseignants occupés à autre chose. Les livres ont été pour moi une occasion de me faire une famille.

Il me semble que j’ai donc mal interprété la notion de déception évoquée par vous. C’était une simple incapacité de votre entourage à répondre et non pas une déception provoquée par l'entourage.
Oui, c'est plutôt ça ! Je trouve cependant toujours l’humanité globalement décevante et désespérante, mais, à priori, chaque individu que je rencontre, j’ai tendance à parier sur lui. Je ne fais pas payer à l'individu le prix de l'humanité, j'attends et je fais un pari, j'ouvre un crédit en quelque sorte. Je ne désespère donc pas de l'individu, partant du principe que chacun donne ce qu’il peut, à commencer par moi. On peut faire un bout de route avec les gens, mais le recours à la littérature a toujours été, pour moi, un recours plus sûr.

Vous avez l'impression qu'un auteur que vous connaissez et que vous appréciez ne vous trompera pas…
Un peu, oui. Bien qu’un livre puisse décevoir par rapport à un autre du même auteur, une relecture peut aussi décevoir et faire qu’on se demande " Comment ai-je pu aimer tellement cela ? "…

Mais, en principe, vous ne risquez pas cela avec Hemingway, Faulkner, Dostoïevski ou d'autres du même niveau.
J’ai adoré Hemingway ! J'ai lu " le Vieil homme et la mer " quand j’avais dix ans… Quelle merveille !… Il y a quelques années, j'ai été au Kenya et j’ai lu ses nouvelles qui se passaient en Afrique : j’étais totalement sous le charme, c'était superbe et vrai !.Et pourtant je le considère comme un anti-styliste absolu !

Je ne trouve pas, car sa concision, son art du non-dit, sont merveilleux. Cette concision est aussi un style.
Comment pouvez-vous aimer Céline et Hemingway en même temps ?…

C’est le contraste. Céline a inventé une écriture, mais celle d’Hemingway a aussi été beaucoup copiée. Céline, c'est le grand déballage, l'emportement, les colères, la rage, les longues déviations et les rires qu'il peut me tirer. Alors qu’Hemingway, c'est plutôt du scalpel, pas un mot de trop, pas une image inutile… J'aime le contraste. J’aime aussi l'homme " Hemingway ". Sa puissance physique, son courage, mais aussi sa crainte de la déchéance, de la mort. Aller toujours plus loin pour la défier dans un combat qu'il sait perdu d'avance… C'est autre chose. Vous aussi, dans votre livre, vous dites aimer les êtres qui se dépassent, qui ont une sur-dimension humaine.mais on ne rencontre pas beaucoup de gens comme cela !
Non, mais il faut aussi des situations appropriées pour les faire apparaître, les faire se révéler. Des situations historiques le permettent, comme la résistance en France, qui font naître un héroïsme qui ne serait pas apparu dans la vie de tous les jours. Des situations peuvent l’exiger alors que cela n’aurait aucun sens dans une vie quotidienne heureuse et sans problèmes. Par contre, si nous rencontrions des situations dans lesquelles nous aurions l’occasion de nous dépasser et que nous ne le faisions pas, à mon avis il y aurait un problème.

J'ai pu me rendre compte à quel point vous êtes dérangé par ce monde conventionnel dans lequel nous sommes bien souvent éduqués : le monde de la " morale bourgeoise "… Cela est d’ailleurs contraire à votre pensée hédoniste…
Je crois que toutes les morales fabriquées sont des morales sociales, ce sont des morales qui tentent de nous faire renoncer à nous-mêmes au profit de la société, du grégaire, du collectif. Toute pensée asociale ou antisociale qui vise à mettre l’individu au centre est une pensée qui m’intéresse. Cela ne veut pas dire que l'on ne puisse pas servir le social, mais, pour moi, le social est au second plan. Je suis donc pour les morales esthétiques, artistiques, héroïques. Ces morales là m’intéressent plus que les morales collectives ou communautaires. Je suis aussi pour le mouvement, le changement et la remise en cause. Nous aurons bien assez de la mort et de l’éternité pour être dans l’immobilité. J’aime le mouvement et la dynamique. Il faut se faire déborder, dépasser. Il faut se remettre soi-même régulièrement en cause…

Comme Picasso a été capable de le faire toute sa vie.
Tout à fait ! Picasso à quatre-vingt ans avait une santé mentale et intellectuelle exceptionnelle, alliée à une puissance créatrice extraordinaire !

Vous reprenez, dans votre livre, les paroles célèbres " Au début était le verbe " et vous ajoutez immédiatement " et le droit de dire non ! " L’opposition est essentielle pour vous.
Oui, parce que c'est elle qui, bien souvent, crée le mouvement.

Et voilà. C’est ici que l’interview s’arrêta ; nous avions largement dépassé le temps qui nous était imparti et une autre personne attendait depuis un certain temps déjà. J’ai vraiment regretté de devoir interrompre cette discussion, car il y avait bien d'autres choses dont j’aurais aimé parler avec Michel Onfray. Mais c’est la règle du jeu…


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