Les peintres de la Normandie par Agnès Figueras-Lenattier, le 8 mars 2020

Auteur de plusieurs livres ayant trait à l'impressionnisme dont en 1996 " La Normandie, berceau de l'impressionnisme", Jacques-Sylvain Klein créateur du Festival de Normandie impressionniste en 2010, a également publié des ouvrages concernant des thèmes connexes. Fin 2019, est sorti aux Editions Ouest France en collaboration avec Philippe Piguet critique d'art et spécialiste d'art contemporain, sa magnifique anthologie de la peinture en Normandie " Les peintres de la Normandie". Un sujet sur lequel il est intarissable et c'est un vrai plaisir d'apprendre en sa compagnie…

Vous dites dans votre livre que la peinture normande a débuté par l'artisanat!

Oui. La Normandie est une région très riche où l'architecture notamment celle des églises et des châteaux a eu une importance très précoce. Dans ce cadre là, est né tout un artisanat avec le vitrail, la céramique, l'orfèvrerie et d'autres formes d'artisanat qui ont débouché plus tardivement sur la peinture… Deux familles sont particulièrement à l'origine de cette naissance. .L'une venait d'Italie, la famille Jouvenet qui a fondé un atelier très important à Rouen. L'autre famille ce sont les Restoux de Caen.

Quelle était la spécificité de l'impressionnisme en Normandie par rapport à d'autres régions?

Ce que j'ai essayé de montrer dans mes différents livres, c'est que l'impressionnisme au lieu de naître subitement en 1863 au salon des refusés pour certains ou en 1874 pour d'autres, est un mouvement de longue durée qui commence dans les années 1820 en Normandie. Il découle de la confrontation entre les peintres anglais d'un côté avec Turner, Constable, Bonington et les peintres d'avant-garde français de l'autre. Et puis tous les aquarellistes. C'est à l'école de l'Angleterre que va se mettre en place progressivement en Normandie une école naturaliste. Elle aura comme chef de file Camille Corot admiré par tous les artistes impressionnistes notamment Claude Monet. Cette école va progressivement se transformer avec tout d'abord une branche romantique puis une branche naturaliste, réaliste, pré impressionniste puis impressionniste. Il n'existe pas d'explosion soudaine du mouvement impressionniste. Une grande évolution s'est opérée petit à petit dont les Anglais sont très directement à l'origine.

Quels sont les autres mouvements qui ont eu de l'importance en Normandie?

Tous les peintres ont circulé et c'est très lié notamment au développement du tourisme. La première station touristique en France c'est Dieppe qui se créée dans les années 1880 et même un peu avant sur le modèle de Brighton en Angleterre. Ce sont essentiellement des aristocrates qui se rendent dans cette ville. Ils prennent des bains de mer pour se faire une santé et les peintres suivent leur clientèle. Eugène Isabey par exemple est un des premiers peintres à s'installer à Dieppe et à produire des tableaux de tempête ou d'autres œuvres assez romantiques. Puis, progressivement, il va évoluer naturellement vers le naturalisme et d'autres à sa suite vont aller dans la même veine.

Après, c'est Honfleur qui devient la capitale artistique!

Oui, il règne une conjoncture particulière dans les années 1855-1865. Eugène Boudin était originaire d'Honfleur et a suivi ses parents au Havre. Mais il est revenu peindre à Honfleur dans les années 1854 où il a été le premier pensionnaire de ce que l'on appelait "La ferme Saint-Siméon". A l'époque ce n'était même pas une auberge, c'était une simple ferme. Tous les peintres qui aimaient la nature et qui voulaient travailler sur le motif sont venus à Honfleur. Tous les étés, une ribambelle de peintres ont logé dans cette ferme. C'était une bande d'amis qui se retrouvaient dans un lieu, et les transports étant plus compliqués que maintenant, on restait sur place longtemps. Monet par exemple en 1864 est allé à la ferme Saint-Siméon dès le mois de mai et y resté jusqu'en hiver où il a peint tous ses premiers tableaux de neige.

Qu'est devenue cette ferme?

C'est à présent une hôtellerie de luxe doté d'un très beau restaurant. Elle a fonctionné avec les artistes jusqu'en 1870 grosso modo tenue par un couple d'aubergistes les Toutain. Venaient aussi des écrivains, journalistes et musiciens. Puis cette ferme a été vendue et a commencé à devenir une hôtellerie assez réputée. En 1903, lorsque Camille Pissarro est venu en Normandie et a découvert cette ferme il a dit " C'est fait pour les vieilles anglaises, c'est peigné, astiqué… " Ce n'était plus l'esprit de la ferme Saint-Siméon qu'avaient connu Monet, Jongkind et tous les autres.

Vous évoquez tout particulièrement la grande exposition " De Nicolas Poussin à nos jours" qui a eu lieu en Normandie! Pourquoi celle-là plus précisément?

De nombreuses expositions sur les peintres ont eu lieu tout au long du XIXè siècle, mais c'est la première fois que ces peintres se reconnaissaient comme normands. Ce qui est intéressant c'est que Monet lui-même a participé à cette entreprise. Cela représente donc une affirmation d'identité normande…

A propos de Monet justement, pour ses tableaux sur la cathédrale de Rouen il en a beaucoup bavé!

Il a fait deux grandes campagnes de peintures en 1892 et 1893 pendant les deux mois d'hiver avec à chaque fois un travail absolument épuisant. Il avait jusqu'à 9 toiles en même temps qu'il peignait à tour de rôle en fonction du soleil ou des intempéries. Ensuite, il a repris la totalité de ces toiles en atelier à Giverny pour finalement faire une grande exposition chez Durand-Ruel en 1895.

En dehors de Durand-Ruel quels étaient les grands collectionneurs de l'époque?

Un collectionneur important va avoir droit cette année à une exposition particulière cette au Musée des Beaux-Arts. Il s'appelle François Depaux. C'était un grand industriel du charbon qui possédait des mines de charbon au Pays de Galles. A l'apogée de sa collection, il possédait 600 tableaux impressionnistes, et était un fervent admirateur de cette peinture. Il était très proche de Durand-Ruel à qui il a acheté une quantité industrielle d'œuvres. Notamment de magnifiques tableaux de Monet, Renoir, Degas et bien d'autres… Il a aussi beaucoup soutenu ce que l'on appelle " L'école de Rouen", une branche rouennaise de l'impressionnisme.

Pourriez-vous parler de " L'école de Rouen"

Elle vient de très loin également. Au XVIIè siècle, avait surgi une école régionale produisant plein de grands peintres jusqu'à la révolution. Ce que l'on appelle véritablement " L'école de Rouen" est un mouvement qui s'est créé dans les années 1880. De jeunes peintres rouennais ont été se former à Paris. Ils ont découvert la peinture impressionniste en se démarquant de l'académisme que l'on voulait leur imposer. Ils vont alors créer une école impressionniste rouennaise.

Quels sont les grands musées de Normandie et leur spécificité?

Rouen est un très ancien musée qui possède une collection considérable de peintures classiques. Tous les âges sont présents et la peinture moderne bien mise en valeur. Egalement énormément d'œuvres de Géricault, Delacroix, Paul Huet et de nombreuses peintures impressionnistes. Concernant le musée du Havre, de grands collectionneurs notamment les Senn-Fould ont fait de belles donations et il existe une importante collection impressionniste. Ce musée et celui de Rouen se situent parmi les deux musées de province les plus importants sur le plan de l'impressionnisme. Par exemple, toute la famille Duchamp Villon est très bien représentée au Musée de Rouen.

Et le musée de Caen?

Il possède une très belle partie sur la peinture ancienne. Egalement de magnifiques oeuvres se rapportant au XIXè et début XXè, et des collections contemporaines de toute beauté. Mais les responsables de ce musée ont adopté une nouvelle politique et font maintenant des expositions temporaires destinées à l'art contemporain. C'est un petit peu dommage de mon point de vue car on ne voit plus les collections permanentes contemporaines

Quels sont les autres endroits intéressants à voir?

Cherbourg possède une des plus belles collections françaises des œuvres de François Millet mais aussi d'un peintre moins connu Guillaume Fouace qui a réalisé de très belles peintures.

Vous parlez de Paul Huet comme d'un peintre important. Pourtant, il n'est pas très connu!

Il l'était. C'était un ami de Delacroix et c'est même lui qui a prononcé son éloge funèbre. Il a inventé beaucoup de choses aux XIXè siècle mais il est malheureusement tombé dans l'oubli. Depuis des années et des années, je publie régulièrement des tableaux de lui pour justement montrer la qualité de sa peinture.

Peut-on citer d'autres peintres qui mériteraient d'être davantage connus?

Oui, Louis Anquetin sans doute un des plus grands peintres de la fin du XIXè siècle qui a inventé le cloisonnisme. Il a eu une carrière absolument fulgurante pendant une dizaine d'années où il a traversé un peu les différents courants picturaux. Il a notamment été copié par Van Gogh pour son tableau " Le boulevard de Clichy" peint en 1887. Si vous regardez " Le café à Arles" de Van Gogh l'année suivante c'est quasiment une transposition de ce tableau. Anquetin est quasiment méconnu mais on est en train de le redécouvrir. Lors de l'exposition sur la prostitution au Musée d'Orsay, étaient présents quatre de ses tableaux. J'ai moi-même exposé l'un de ses tableaux lors de l'exposition au Musée Jacquemart " L'atelier en plein air, les impressionnistes en Normandie". Il va je pense revenir progressivement à l'honneur, mais il faut du temps…

De quoi en fait dépend la célébrité d'un peintre?

Il existe plusieurs critères. Souvent on dit que si l'on fait partie d'une école, on est plus facilement reconnu. Par exemple quelqu'un comme Paul Huet qui n'appartenait à aucune école et qui a traversé différentes manières de peindre a eu beaucoup plus de mal à se faire entendre. L'œil du collectionneur doit s'habituer en apercevant toujours un peu les mêmes peintures, et quand un peintre change de méthode, cela perturbe le regard et cela nuit à sa notoriété…

Van Gogh fait partie des peintres vraiment maudits avec une seule toile vendue. En plus, son frère était marchand de tableaux… Comment l'expliquez-vous?

Van Gogh a eu deux périodes assez différentes dans sa vie. C'est un peintre réaliste qui a peint des paysans au moyen de couleurs sombres. Par exemple, des tableaux représentant des mangeurs de pommes de terre. Puis quand il arrive à Paris en 1866, il découvre l'impressionnisme et même déjà le pointillisme et sa palette va alors complètement changer. En outre, sa carrière est très courte…

Pour Courbet, c'est une histoire d'amour qui l'a incité à venir en Normandie!

Oui, il était originaire d'Ornans dans le Jura et au début des années 1840, il est venu sur la côte normande car il avait un ami à Dieppe. Il est alors tombé amoureux d'une dieppoise avec laquelle il a vécu pendant 14 ans. Ils ont eu un fils, que l'on voit d'ailleurs dans un des célèbres tableaux du peintre "L'atelier du peintre". Un nombre important de ses tableaux représente sa maîtresse en train de danser. C'est elle qui va le quitter et cette rupture va lui inspirer " L'homme blessé".

Cézanne était peu familier de la Normandie!

Il est juste venu quelquefois car il avait un ami, un des premiers collectionneurs des impressionnistes, Victor Choquet. Celui-ci a acheté une maison sur la côte normande dans le pays de Cau et Cézanne venait de temps en temps le voir. Il a peint quelques beaux tableaux à cet endroit là. Il avait aussi un atelier dans un hôtel à Giverny et en profitait pour rendre visite à Monet.

Vous citez dans votre livre deux malentendus : Charles-François Daubigny qualifié à tort de l'école de Barbizon et Edgar Degas considéré également à tort comme ayant une profonde aversion pour le paysage!

Daubigny est allé à Barbizon et y a peint. Mais un changement considérable s'est produit dans sa vie lorsqu'en 1854, il découvre la Normandie et particulièrement Giverny où il va revenir passer tous les étés. A partir de là, il se familiarise avec les différentes lumières de la Manche. Puis, il s'installe à Auvers-Sur-Oise. Or, quel rapport entre la forêt de Fontainebleau et les paysages de la vallée de l'Oise qui sont deux endroits totalement différents. Donc dire de Daubigny que c'est un peintre de Barbizon est un peu rapide. Quant à Degas, c'est encore plus extraordinaire. Il est venu en Normandie pratiquement tous les ans pendant 30 ans. Il avait des amis qui possédaient une propriété dans l'Orne pas très loin du Haras du Pin, qui lui ont même fait construire un atelier sur place. C'est le tout début de sa carrière de peintre de chevaux qui se met en place. Ses premières toiles sur ce thème n'ont pas été peintes à Longchamp mais dans la plaine d'Argentan. En même temps, il avait des cousins propriétaires d'une maison à Houlgate. Tous les étés, il en profitait pour venir faire un petit tour à la mer. En 1869, il a peint toute une série de pastels représentant des paysages très verts que j'ai mis en valeur dans certains de mes livres. Or l'on a souvent prétendu en se fiant à ses paroles, qu'il détestait le paysage. C'est totalement faux, mais il se trouve qu'à partir des années 1870, il est devenu de plus en plus malvoyant et il a fini quasi aveugle. A partir de ce moment là, il n'a plus peint en plein air. Il va donc se servir du pastel non plus pour faire des paysages mais pour peindre les merveilleux tableaux de femmes nues, où à la toilette que l'on connaît. Or, comme il adorait faire de la provocation, il disait volontiers qu'il fallait "tirer sur les paysagistes".

Parmi les peintres modernes, il y avait Raoul Dufy!

Oui, c'est un peintre formé à l'école du Havre. Toute une école s'est formée à la fin du XIXè siècle avec notamment Dufy et Braque. Dufy commence dans l'impressionnisme, puis il devient un des grands fauves dans les années 1905. Il passera par des périodes très différentes avec par exemple des cargos noirs qui représentent des navires au Havre.

Quels sont les autres grands peintres modernes ayant souvent séjourné en Normandie?

Braque à l'origine du cubisme a été formé au Havre. Dans la deuxième partie de sa vie, il s'installe à Varengeville tout près de Dieppe. Il y peint de très beaux paysages, en particulier des barques. Daniel Authouart est un peintre rouennais très influencé par la peinture américaine et qui a beaucoup peint aux Etats-Unis. C'est le dernier d'une longue liste dont parle Philippe Piguet.

Peu de tableaux évoquent le sport à part la régate avec Caillebotte et le tennis avec Jacques Emile Blanche

Caillebotte venait tous les ans dans les années 1880 à Trouville participer aux régates. Jacques-Emile Blanche a été le premier à véritablement montrer le sport avec le tennis dans une peinture. Il faudra ensuite attendre des artistes comme Delaunay pour que le sport s'impose…

Vous évoquez quelques femmes peintres mais elles sont rares !

C'est une nouveauté et j'ai été un des tout premiers à parler par exemple de Berthe Morisot. On la connaissait, mais on savait très peu de choses sur ses œuvres en Normandie. Même l'exposition qui avait eu lieu à Marmottan ne contenait pas de peintures normandes alors qu'elle passait tous ses étés dans cette région. D'abord à Cherbourg, parce que sa sœur mariée à un officier de marine y habitait. Ensuite, les deux sœurs se retrouvaient à peu près tous les étés à Houlgate. Elles louaient une propriété appartenant au peintre Léon Riesener, le cousin de Delacroix et puis à Fécamp où Berthe s'est fiancée. J'ai aussi mis en valeur Eva Gonzales que presque personne ne connaît et qui va être l'objet d'une belle exposition à Dieppe l'été prochain.

Peut-être encore moins connues, Blanche Hoschede, Suzanne Duchamp et Lila Cabot Perry!...

Mary Cassatt aussi dont je n'ai pas parlé car elle n'est pas venue beaucoup en Normandie. Selon les livres que je publie, j'essaye de renouveler les artistes dont je parle et de ne pas toujours parler des mêmes tableaux. Blanche Hoschede est la belle-fille de Claude Monet et c'est lui qui l'a formée. C'est une peintre très douée. Suzanne Duchamp fait partie de la grande famille Duchamp Villon et c'est la sœur des autres peintres ou sculpteurs. Lila Cabot Perry est une américaine venue à Giverny dans les années 1880. Tout un groupe d'artistes américains s'est installé à Giverny dans ces années là, pour être auprès du maître.

D'ailleurs Monet pestait un peu contre ces Américains qui venaient en masse à Giverny!

Oui, Monet était un peu grognon, mais en même temps ils les aimaient bien. Il n'appréciait pas que certains tournent autour de sa belle fille, ce qui n'a pas empêché Théodore Robinson de se marier avec elle…

Quels sont vos projets? Ecriture, expositions?

Je vais monter prochainement une exposition dans la propriété Caillebotte à Hyères qui va démarrer le 7 avril 2020 " Paul Durand-Ruel et le post impressionnisme". Il est très connu pour son soutien aux impressionnistes mais sur le tard, il a encouragé la nouvelle génération post impressionniste avec surtout trois artistes Henri Moret, Maxime Maufra, Gustave Loiseau qui s'inscrivent encore dans le sillage de l'impressionnisme même s'ils apportent des inflexions importantes. Ils ont connu l'école de Pont-Aven, ont fréquenté Gauguin. Il y a avait aussi Albert André et Georges d'Espagnat davantage en rupture avec l'impressionnisme. Ce sont des peintres très peu connus car Durand-Ruel alors en fin de vie n'a pas eu le temps de vraiment les faire connaître. Je monte cette exposition avec Claude Durand-Ruel avec laquelle j'avais monté une expo au Musée Jacquemart. On essaye de faire connaître ces peintres qui le méritent… Je me positionne un peu comme le porte-parole des peintres peu connus qui mériteraient de l'être.

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