Vue en coupe d'une ville malade de Serge Brussolo

Vue en coupe d'une ville malade de Serge Brussolo

Catégorie(s) : Littérature => Fantasy, Horreur, SF et Fantastique

Critiqué par Kalie, le 17 mai 2014 (Sarthe, Inscrit le 4 juillet 2010, 54 ans)
La note : 9 étoiles
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Tour d'horizon Brussolien

Ce recueil de nouvelles paru en 1980 est le premier de Serge Brussolo. La créativité débordante et le talent d’écriture de l’auteur se trouvent condensés dans ces neuf histoires. Serge Brussolo n’a pas son pareil pour décrire des sociétés insolites et malades, tout droit sorties de son imagination fertile. On y retrouve sa prédilection pour les descriptions d’une noirceur extrême voire répugnantes de corps et d'esprits torturés. Vu le torrent d’idées qui surgissent de son cerveau, les récits sont parfois un peu trop descriptifs et explicatifs au détriment de personnages légèrement figés voire transparents. De toute façon, le style de cet auteur ne peut laisser le lecteur indifférent.

« Vue en coupe d’une ville malade » est la plus longue des nouvelles du recueil. Serge Brussolo nous décrit une société cauchemardesque où les maisons attaquent leurs habitants. Destinés à l’origine à modifier et adapter la structure des habitations suivant leurs prévisions (par exemple en créant un isolant renforcé en prévision d’un hiver froid), les ordinateurs se sont emballés en créant des ramifications souterraines composées de pièces à la géométrie et à l’équipement incompréhensibles dans le temps présent car issus de calculs prévisionnels inconnus. Ainsi, chaque machine progresse dans le futur en générant des types d’habitats les plus adaptés à leurs dernières théories sur l’évolution de l’homme et de son environnement. Les corps des habitants sont soumis à toutes sortes de traitements, souvent mortels. Mais comme souvent chez l’auteur, les idées se bousculent au portillon. Des résidents sont transformés en mutants recyclés par les ordinateurs prévisionnistes (un coussin ou une tapisserie en peau humaine, un corps humain en bois, une moquette en poils pubiens, des poils en laine sur le corps d’un cadavre, une machine à laver faite de viscères et de chair etc.). Des habitants contaminés deviennent insensibles. Ces « insensibilisés » ont la démarche raide, les pieds traînants, la tête à l’inclinaison bizarre, « des silhouettes de pendus ». Pour s’amuser, les gamins leurs plantent des fléchettes dans la chair. Certains « insensibilisés » s’ouvrent le ventre devant un miroir, fascinés par la vision de leurs viscères tombant au sol, le tout sans douleur. Il y a aussi la vie dans les camps des sans-abri qui ont fui leur maison, la guerre entre ordinateurs etc. L’auteur imagine même une solution au problème (donner naissance à une race de nomades, être toujours en route, couper les racines). Cette succession d’idées laisse peu de place aux personnages pourtant intéressants mais abandonnés au bout de quelques pages seulement (une combattante surentraînée, un habitant prisonnier de sa maison, une réfugiée sur une colline dans un vieux bus anglais…). Le dénouement est un peu rapide avec ses hypothèses qui auraient mérité d’être développées.

« La mouche et l’araignée » plonge le lecteur dans un immeuble (?) où des êtres humains entièrement nus sont condamnés à ramper, reliés par des cordons ombilicaux qui dispensent la nourriture nécessaire à leur survie. Au fil du temps, le cordon s’allonge, ce qui permet à l’homme de se déplacer et de trouver une chambre dans laquelle il fécondera une femme qui l’attend. Derrière les alignements de portes identiques se trouvent donc des femmes à féconder ou à accoucher. Les bébés vivent sur les paillassons et lorsque leurs cordons ombilicaux sont assez long ; ils frappent à leur tour aux portes… L’attente dure des années et la seule hantise est de ne trouver personne derrière la porte. Nous suivons un homme couché sur un paillasson au pied de la porte d’une chambre. Il est relié comme les autres par un cordon ombilical à sa mère qui se trouve entravée sur le lit d’une chambre. Il ne peut atteindre l’escalier au bout du couloir car aucun cordon ombilical n’est assez grand pour descendre ou monter d’un étage. De temps en temps une voix sortant d’un haut-parleur explique sous forme de berceuse les règles de vie de cet univers. Mais notre homme trouve un rasoir… Libéré de son cordon ombilical, il descend les étages en se nourrissant de ses semblables. Le message mental « erreur d’interprétation » ne cesse de clignoter telle une ampoule rouge dans les méandres de son cerveau. Et en effet, la chute de cette histoire est à tomber : une merveille d’intelligence.

« La sixième colonne » est la nouvelle la plus courte du recueil. On suit une curieuse colonne humaine dans laquelle il est primordial de porter une valise. A défaut, des gardes vous extraient de la file… Le contenu de la valise doit être impersonnel et correspondre à une liste obligatoire. C’est la mort qui attend les petits malins qui tentent de personnaliser leurs bagages malgré l’interdiction. Il n’y a pas de place pour les collectionneurs et autres fétichistes. Voilà une histoire que n’aurait pas renié Kafka.

Dans « Comme un miroir de mort », un enfant arrache des bribes de souvenirs au vieux capitaine du cimetière des étoiles. Le gosse est l’un des descendants des maîtres de cérémonie ou des simples fossoyeurs qui survivent dans le vaisseau échoué. Il est ici question de rituels extraterrestres qui varient à l’infini, de momification réductrice (des armées entières de la taille de soldats de plomb rangées dans des tiroirs), de blasphème lorsque les enfants jouent avec les momies minuscules de guerriers tombés aux champs d’honneur, de volatiles mutants sortis du magasin des accessoires etc. La cause et les conséquences du naufrage sont à l’image de ce récit : poétique et baroque.

« Soleil de soufre » nous entraîne dans une ville-bûcher qui ne demande qu’à être incendiée. Ses habitants sont atteints d’Adiabatisme (corps insensible au feu). Par exemple, un enfant peut regarder sa main brûler tout en continuant à mâcher du chewing-gum sans rien ressentir. Naturellement, ce peuple est fasciné par l’incinération. Les adultes se déguisent en allumettes humaines en s’enduisant le corps de phosphore que la chaleur ambiante enflamme à partir d’une certaine température. Un jeu mortellement excitant consiste à s’enflammer pendant l’amour en se frottant sexe contre sexe comme un briquet. Un jour, un étranger vient frotter l’unique allumette de la ville. Les cendres des habitants seront conservées et étiquetées dans une petite boîte. Du pur Brussolo dans le texte : halluciné, horrible et magnifiquement écrit.

« …de l’érèbe et de la nuit » est ma nouvelle préférée du recueil. Dans des tours vivent des dormeurs livrés aux mouches tsé-tsé. Des membres de l’hypno-brigade les lavent (urine et excréments), les nourrissent à l’aide de piqûres nutritives, soignent leurs escarres et désinfectent les crevasses. Il y a bien quelques incidents (des somnambules et des insomniaques qu’il faut parfois tuer…). Pour se reproduire, les brigades de fécondation copulent avec les dormeuses. Certaines accouchent sans avoir repris connaissance. De temps en temps, des délinquants qui errent dans les étages jettent quelques dormeurs par les fenêtres ou dans les cages d’ascenseur. A l’extérieur des tours vivent des oiseaux mutants mortels. Cloîtrés, les habitants fuient l’ennui dans le sommeil. Chacun a droit à un temps de veille limité. L’hypno-brigade est là pour faire respecter le culte de la trypanosomiase quitte à utiliser des anesthésiques. Evidemment, le café, les insecticides ou les caméléons sont prohibés. Une fois de plus l’arrière du décor est à couper le souffle. Attention SPOILER : les dormeurs sont les esclaves des veilleurs. Ces derniers sont des nantis dont la vie n’est constituée que de loisirs (art, sport etc.). Ils vivent sans sommeil, au dépend des dormeurs. Les veilleurs doublent ainsi leur temps de vie. Les mouches quant à elles sont des insectes cybernétiques servant de transfert de sommeil entre l’implant du veilleur et le dormeur… Une fois de plus l’auteur nous décrit un système cohérent et effrayant.

N’attendez pas de répit avec le flippant « Mémorial in vivo » qui commence en compagnie d’individus totalement nus transportés dans un train en direction d’un camp d’extermination et d’expérimentation. Camp qui s’avère être une ville factice pour la plus curieuse et horrible des expériences. Partant du postulat que notre chair stocke les impressions d’une vie, que notre corps se souvient de son histoire, des scientifiques vont faire revivre à des cobayes humains les douleurs ou simples sensations de toute une vie en quelques instants (coupures, morsures, maladies, accouchements, douleurs menstruelles, vomissements mais aussi défécations, éjaculations, lames de rasoirs raclant la peau, baisers etc.). Comme si cela ne suffisait pas, la mémoire du corps se transmet génétiquement de génération en génération. Le narrateur retrouve la sensation de la pipe de son grand-père, l’oreille arrachée de ce dernier par un éclat de mortier, la perforation des oreilles de sa mère etc. Seules des pommes anesthésiantes, présentes en quantité insuffisantes dans les arbres de la ville atténuent momentanément les douleurs des prisonniers. A ce propos, le sadisme des scientifiques (invisibles) fait froid dans le dos. L’auteur avance une explication plutôt crédible concernant l’objectif final de l’expérience. Puis c’est au tour des objets de se souvenir telle cette machine à écrire qui revit toute une vie de frappe en un quart d’heure, les semelles des passants sur les trottoirs, les gouttes de toutes les averses sur les toits. Les arrêts cardiaques et les suicides éclaircissent petit à petit les rangs des cobayes. On retrouve là des thèmes développés par l’auteur dans de futurs romans. Dommage que le récit comme le journal du narrateur s’achève brusquement.

La ville ouatée de « Off » est un nouveau cauchemar dans lequel les habitants ont la sensation d’avoir les trompes d’Eustache remplies de cire ou de gélatine. Une ville où règne un silence uniforme grâce à des régulateurs qui censurent le bruit. Comme le vante le gouvernement, la disparition du bruit, c’est la disparition du stress, des troubles, du vandalisme et de la violence. Le silence désamorce les pulsions agressives. Avant, les gens se coulaient de la cire dans les oreilles ou les enfants se crevaient les tympans avec la pointe de leur compas pour fuir le vacarme des décollages incessants, la trépidation des extracteurs de minerai. Les mutilations, les suicides, la rage, la haine, la folie et les tueries ont disparu de la ville depuis que l’on a poussé les gens à devenir sourds en inventant les régulateurs de son. Les flics de la brigade du son veillent au respect de la censure. Mais les effets secondaires sur les citoyens sont désastreux. La ville est devenue un gigantesque lit où les habitants dorment des journées entières (grâce au kit du dormeur avec ses poches pour uriner et déféquer). Cette sensation perpétuelle de somnolence, le narrateur ne la supporte plus. A partir de là, j’ai décroché. Je n’ai pas compris l’expérience vécue par le personnage principal ni la fin de la nouvelle, trop fantasmagorique à mon goût. Mais la beauté du texte reste intacte.

C’est la déroutante nouvelle « Anamorphose ou les liens du sang » qui clôture le recueil. Sur une base expérimentale, des scientifiques travaillent sur la mémoire du sang. Ils cherchent à établir un lien mental après un échange sanguin entre deux êtres vivants. Sur l’île en question, les cobayes sont des orphelins et des chiens. Le personnage principal, un militaire, hérite successivement des pensées et des dernières impressions d’une femme, d’un chien et d’un gosse. Ceci à chaque fois que le sang de l’agresseur se mélange à celui de la victime. Avec la transmission d’une partie des souvenirs et de la personnalité par le sang, plus besoin d’émetteurs radio. C’est la porte ouverte à une nouvelle forme de communication. J’ai dû relire deux fois cette courte histoire car passer d’un personnage à l’autre sans transition est une expérience déstabilisante. Décidément, Brussolo n’a pas fini de nous étonner.

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Les éditions

  • Vue en coupe d'une ville malade [Texte imprimé], nouvelles Serge Brussolo
    de Brussolo, Serge
    Denoël / Présence du futur
    ISBN : 9782207303009 ; 16,99 € ; 14/05/1980 ; 224 p. ; Poche
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