La philosophie des Lumières de Ernst Cassirer

La philosophie des Lumières de Ernst Cassirer

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 13 octobre 2013 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Die philosophie der Aufklärung.

L’étude de Cassirer sur la philosophie des Lumières est sinon le meilleur travail jamais réalisé sur cette période des idées, du moins il fait incontestablement partie des plus aboutis et des plus intelligents parmi ceux que l’on a publiés à ce jour. Le premier chapitre est un modèle de mise en intrigue des idées qui ont caractérisé la dynamique intellectuelle du XVIIIème siècle (pp. 40-68). Le texte de d’Alembert qui ouvre le livre synthétise la nouvelle donne du siècle : il ne s’agit plus de faire tenir ensemble Dieu, le monde et les créatures humaines, il s’agit désormais de comprendre en quoi les hommes sont susceptibles de conduire un savoir, en quoi celui-ci peut-il être qualifié d’universel, et surtout de quelle manière les éléments disparates de la Nature peuvent-ils être rapportés à une démarche expérimentale qui saurait les concevoir comme un Tout homogénéisé.
Le programme des Lumières s’inscrit à proprement parler comme une démystification des énoncés traditionnels de la métaphysique. En d’autres mots, on ne veut retenir que les énoncés qui peuvent faire sens, c’est-à-dire des énoncés empiriquement recevables et dont on peut d’emblée tester les hypothèses. Pour le dire encore autrement, les Lumières réorientent le rationalisme sur un terrain moins certain de ses positions, d’où la valorisation d’un rationalisme de type critique, ouvert à toute objection, à commencer par celle de l’expérience. Ce sont ni plus ni moins les canons intellectuels qui ont culminé dans le criticisme de Kant. La raison humaine ne ressemble pas à une machine ; elle est passible d’une organisation vivante et vivace, c’est pourquoi il importe d’étudier la liaison entre l’homme et le monde non plus en termes de transitivité exclusive (un sujet qui délibère le plus définitivement possible sur ce qui l’entoure en vertu de principes transcendants), mais au contraire en termes de double transitivité (comment les choses s’organisent dans l’esprit et comment elles procèdent dans la Nature, puis comment le monde vient à l’esprit, quand ce n’est pas le monde qui tient le rôle de facteur déterminant).

D’une certaine façon, chacun des chapitres de cet ouvrage relate le cadre de pensée que nous venons de décrire selon le thème qu’il aborde. Par affinité de sujet et pour éviter le risque de la redondance, nous avons choisi de détailler cet « esprit » des Lumières en nous penchant sur les problèmes soulevés par l’esthétique (dernier chapitre, pp. 275-345). Au sens le plus conventionnel, notons en guise de précaution terminologique que l’esthétique concerne le Beau, et plus exactement nos facultés d’apercevoir la beauté. Par extension, l’esthétique sera aussi la discipline qui se donnera pour mission d’analyser à la fois ce qui plaît et ce qui déplaît. Il existe encore une distinction entre l’esthétique théorique et l’esthétique pratique ; la première tente de déterminer quelles sont les similitudes entre les objets qui provoquent une émotion devant la beauté, le seconde s’attache plutôt à l’examen des différentes formes d’art.
Conformément à cela, il va de soi que l’esthétique pose un grand nombre de questions techniques, à commencer par la question de la substantialisation de la beauté. Les Lumières vont vider la beauté de sa substance, si bien qu’il ne sera plus temps de reconnaître la beauté à travers une pluralité de choses, mais il faudra plutôt considérer la beauté comme une qualité propre des sentiments humains. C’est une façon de se réconcilier avec le sens premier de l’esthétique (aesthesis = sensation) : le jugement de goût, allié à une constellation de sensations, va devenir un critère d’élucidation de la beauté, laquelle est loin de n’être qu’une occasion de raisonner systématiquement sur un objet pour n’en capturer qu’une essence répétable. L’objectif est de remettre la sensibilité en avant et de pondérer les résultats obtenus par la raison – c’est exactement ce que fait Kant au début de La critique de la raison pure lorsqu’il pose les bases de son « Esthétique transcendantale » : Kant s’occupe des conditions a priori de la sensibilité afin de comprendre quelles sont les possibilités de l’expérience sensible en général. Cette amorce de l’entreprise critique kantienne se répercutera jusque dans sa troisième Critique (Critique de la faculté de juger), où il sera moins question de fédérer les esprits autour d’une définition de l’art que d’interroger la structure et la valeur de la sensibilité humaine. Autrement dit les Lumières n’ont pas pour vocation de fonder le Beau sur la rationalité ; elles veulent radicalement inverser cette tendance intellectuelle et faisant exister le Beau dans le giron des sentiments.
La rationalisation du Beau avait eu pour conséquence de limiter celui-ci à une simplicité de type mathématique. Une œuvre était belle pour autant qu’elle était claire et qu’elle délivrait immédiatement ses vérités (c’est le sens de la formule de Boileau lorsqu’il écrit « Rien n’est beau que le vrai »). Ainsi l’œuvre s’exprimait sans la médiation d’un sujet. L’art en venait presque à nier la fonction d’un public auquel on demandait tacitement d’endormir ses perceptions. Puisque tout était déjà dans l’œuvre, il était inutile de vouloir en percevoir des aspérités invisibles. Dans ces conditions, l’art était essentiellement figuratif, archi-muséal avant l’heure ; il exploitait quantité de modèles et d’attitudes séculaires. Parmi ces attitudes, on majorait les intentions qui avaient pour ambition de redire mot pour mot la syntaxe de la Nature, tel que l’effectuait déjà Zeuxis dans l’Antiquité en faisant redonder la nature au cœur de ses peintures. Rien n’aurait pu tolérer un trait obscur ou une rêverie passée à la représentation. Pour contrarier cela, il a fallu que les Lumières entament une série de réflexions sur la réalité du jugement de goût, en prouvant que celui-ci n’entretient aucun rapport de communauté avec la validité d’une théorie mathématique. Contre la rigueur de l’esthétique rationnelle, Bouhours oppose un « esprit de finesse et de délicatesse ». On vise dorénavant une « raison de l’inexactitude », un droit pour l’art de se tromper sur ce qu’il entend décrire. Au lieu d’emprunter le chemin le plus court d’un point à un autre par l’intermédiaire d’une espèce d’économie géométrique, l’art se met à découvrir la joie du détour, le bonheur de la surprise et par-dessus tout la faculté d’accueillir l’étonnement.

Ces prémisses de libération vont relocaliser l’imagination dans le processus de création. Les images deviennent libres et les artistes, comme dans un rêve, semblent expérimenter la possibilité de réfléchir à partir d’un nouveau réseau de connexions imaginantes. Le critère de la vérité devient tout à fait secondaire, en conséquence de quoi l’art peut paradoxalement obtenir beaucoup plus dans la mesure où son ambition s’est amoindrie. En ne voulant plus débusquer le vrai, l’esthétique entre dans l’ère d’une saine stupéfaction, pour ne pas dire qu’elle entre aussi dans une légitime superfétation. Mieux : le Beau n’est plus seulement l’apanage d’un raisonnement pictural, il se change petit à petit en un « je ne sais quoi » qui se sent prêt à faire de la laideur une des modalités expressives de la beauté. On assiste dès lors à une franche autonomisation du Beau car il n’est plus seulement le fruit de querelles doctrinales, il est également porteur de problèmes qui nous concernent pleinement et qui touchent notre sensibilité. Tout le mérite de Shaftesbury aura été de reconnaître ceci, faisant du créateur l’orbite de la beauté et non l’esclave de celle-ci.
La conclusion que l’on peut tirer de cette révolution esthétique, c’est que la notion de goût finit par supplanter les contraintes de la règle, abandonnant les piliers de la pensée cartésienne. De même, le créateur récupère une place qu’il n’avait peut-être jamais eue, et les Lumières ont largement insisté sur la nécessité de concevoir une observation de soi, une fouille de soi-même en bonne et due forme, telle qu’aura pu la prescrire Montaigne avant tout le monde, avec deux siècle d’avance, inaugurant les principes d’une véritable philosophie du Sujet. Néanmoins, malgré toutes ces volontés réformatrices, on tardera à moderniser la notion de génie, parce qu’on persistera à se demander, comme le fit Diderot, si le génie habite uniquement la faculté de reproduire la Nature ou s’il incarne en sus le lieu de la création pure. Extrême stade des questions esthétiques, la figure du génie ne sera pas totalement satisfaite par les écrits des Lumières. Il faudra attendre que le romantisme passe par là et qu’il insuffle au génie des coordonnées franchement charnelles, qu’on réutilisera chez Schopenhauer et qui achèveront, à certains égards, de faire sortir le génie de sa citadelle théorique pour l’intégrer dans l’épaisseur concrète d’un espace public. Ce geste d’intégration atteindra son paroxysme dans la philosophie politique de John Stuart Mill où le génie se confondra avec l’identité du grand homme providentiel, ceci parallèlement à la présence effective d’un espace public qui sera le lieu de la délibération citoyenne et de l’initiative politique. En fin de compte, si les Lumières ont quasiment mis fin à toutes les abstractions, c’est en butant sur la notion de génie qu’elles auront indiqué aux philosophes du siècle suivant un chemin pour imaginer une optimisation de la vie collective.

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