Guigomas
avatar 17/12/2010 @ 14:22:58
« Et voici les centrales de refroidissement ! »

Le guide parlait avec emphase, ses longs bras s’agitant vers dix énormes cheminées cylindriques toutes ruisselantes qui s’alignaient derrière lui.

« Il y en a dix, mais huit suffiraient, les deux autres sont là en cas de pépin. La puissance de refroidissement de ces centrales est telle qu’elle permettrait de congeler l’Escaut en août ! »

La petite troupe hétéroclite qui le suivait manifestait un intérêt poli mais n’était visiblement pas là pour les cheminées ruisselantes ; elle attendait la pièce suivante, le clou de la visite : le Champ des Serveurs !

Embrassant l’espace pour rassembler les visiteurs autour de lui, le guide prit un ton solennel :

« Mesdames et Messieurs, nous allons maintenant entrer dans le Champ des Serveurs. Je vous demande de rester groupés : des capteurs analysent en permanence la température de la moindre parcelle du Champ afin de détecter toute surchauffe. Le supercalculateur intègre la chaleur émise par notre groupe mais il est impératif de rester ensemble pour ne pas fausser les résultats. »

Il ouvrit brusquement une porte à double battant, dévoilant une immense salle, haute comme une cathédrale, où s’alignaient des armoires électroniques à perte de vue, et claironna avec fierté :

« Le Champ des Serveurs ! Toute la littérature mondiale depuis l’aube de l’humanité est stockée ici ! »

Dans le petit groupe, l’émotion était forte : certains ne pouvaient retenir une larme, d’autres avaient le souffle coupé, on entendit un athée notoire s’exclamer « mon Dieu ! » et le plus ancien, se sentant vaciller, s’appuya sur une jeune femme. Ils avaient sous les yeux la vraie bibliothèque de Babel.

« Le Champ est sous la surveillance constante de nos techniciens. Vous en voyez là-haut, dans la salle de contrôle. »

Le guide fit un petit geste de la main vers une salle vitrée qui dominait le Champ. Depuis son fauteuil de superviseur principal, face à ses quatre rangées d’écrans, Superviseur Maurice lui renvoya son salut.

A peine un mois qu’il travaillait au Champ, Superviseur Maurice, et lui qui pensait s’être trouvé une planque avait vite déchanté. Il s’était vu somnolant dans son fauteuil, bercé par le glouglou de l’eau ruisselant sur les cheminées, l’œil vaguement posé sur ses écrans, appuyant parfois sur un bouton. Les livres, ça dort, non ? La réalité avait été bien différente.

Dès le premier jour, il avait dû faire face à une surchauffe-armoire en VX35, où il avait immédiatement dépêché un technicien. Celui-ci, à sa grande surprise, avait pris l’incident à la légère :

« -Ah, VX35, pas grave, ça va refroidir.
-Mais…vous n’allez pas voir ? Vérifier le processeur, la connectique, le caveau ? » (le caveau était le nom donné aux disques de stockage et à leur boîtier extractible).
« Si vous voulez, mais le temps que j’arrive l’armoire aura refroidi. »

Effectivement, l’écran annonça bien vite la fin de la surchauffe-armoire en VX35 mais un autre message apparut aussitôt, clignotant et tout bordé de rouge : « Alerte Pétage de câble – JJ8 disque 6 ». Superviseur Maurice rappela son technicien, nonchalamment :

« Au cas où vous ne seriez pas trop loin, on a aussi une alarme en JJ8, disq… »
« Quoi ! JJ8, dîtes-moi que ce n’est pas le disque 6 ! Rejoignez-moi là-bas, vite ! Emportez les sels ! »

Une mallette rouge vif était posée à côté des écrans. Dessus était simplement indiqué : « Sels - Emma ». Superviseur Maurice s’en saisit et courut jusqu’en JJ8. Le technicien s’activait déjà :

« C’est la Bovary ! vite ! Vite ! » cria-t-il

Superviseur Maurice, tout désemparé (c’est quoi labovari, se demandait-il), récitait les articles de la procédure :

« Vous avez vérifié la courroie différentielle ? La souplesse des coussinets anti-vibratiles ? La… »
« Passez-moi les sels ! Vite, ON EST EN TRAIN DE LA PERDRE ! »

Interdit, Superviseur Maurice ouvrit la mallette, le technicien y prit un flacon, l’ouvrit et le plaça sous le disque 6 en murmurant : « Ce n’est rien, quelqu’un qui n’a rien compris, tout le monde vous aime » et d’autres paroles de réconfort qui laissèrent Superviseur Maurice sans voix. Bientôt, le disque se remit à ronronner.

« La Bovary frôle souvent le pétage de câble, elle est très sensible aux critiques, dit le technicien en rangeant le flacon.

-C’est quoi labovari ?

-Mais, l’héroïne de ce disque ! Vous ne connaissez pas ? Encore, ça va, un pétage de câble, on peut gérer. Un fondage de plombs, c’est plus délicat. Mais avec votre prédécesseur on a carrément eu un retournement de caveau il y a dix jours ! Malraux, vous vous rendez compte ! Le gars a été viré mais ça nous a pris trois jours pour tout remettre d’aplomb, avec l’aide de six académiciens, un ministre, les ors de la République et tout le toutim… Enfin, tout ça n’arrivait pas du temps de Monsieur Pierre.

-Monsieur Pierre ?

-Le premier superviseur, il est à la retraite maintenant. Depuis son départ il y a deux ans, vous devez être le huitième à prendre sa place. Vous devriez aller le voir, il n’habite pas loin d’ici. Il savait comment s’y prendre, lui. »

Superviseur Maurice n’était pas allé voir Monsieur Pierre. Mais les surchauffes-armoire s’étaient succédé en XV35 (armoire Gavalda) et KE4-KF7 (bloc Coelho) et il avait frôlé un fondage de plomb collectif de chasseurs partis en Norvège. Aucune des techniques procédurières dont regorgeait son manuel fort épais ne semblait avoir le moindre effet : ni la réactivation des boucliers électromagnétiques, ni le copypastage métarapide sur disque de sauvegarde, ni même le CtrlAltSuppr qui fait pourtant appel à des techniques connues des seuls initiés. En désespoir de cause, il avait fini par prendre rendez-vous avec son prédécesseur.

Celui-ci le reçut dans sa bibliothèque. Du sol au plafond, des livres tapissaient les murs,.

« Vous vivez avec beaucoup de livres, observa finement Superviseur Maurice qui n’en n’avait lu que trois dans sa vie : L’informatique pour les nuls, l’informatique pour les balaises et l’informatique pour les super balaises.

-J’aime les livres, aucun objet inanimé n’illustre mieux qu’un livre le vers de Lamartine, n’est-ce pas ? »

Superviseur Maurice eut un hochement de tête dont il espérait qu’il serait perçu comme la compréhension muette et connivente d’une érudition partagée. En vérité, il ignorait tout de cette Martine et de son verre et aurait préféré que la conversation s’engage sur la stabilisation des processeurs. Monsieur Pierre reprit :

« Oui les livres ont une âme. On pourrait même dire d’eux qu’ils en hébergent plusieurs, celle de leur auteur, celles de leurs personnages… Comment va la Bovary ?

-Ah ! On a un peu de souci avec le disque 6 de JJ8, on a pourtant changé le layer antisismique primaire et retrofitté un patch vectoriel de stabilisation thermique, mais…

-Mon bon Maurice… vous permettez que je vous appelle Maurice ?

-D’habitude on m’appelle Superviseur Maurice, mais Maurice c’est bien, ça change.

-Je vais vous parler avec franchise. Même avec la meilleure volonté du monde, vous ne vous en sortirez pas comme ça. Savez-vous que vous ne stockez pas des données de calcul ou des directives européennes ?

-Oui, mais c’est pareil. Sur mes disques, c’est toujours des zéros et des uns…

-Des zéros et des uns, mmm… Notre siècle a un peu tendance à tout réduire à des zéros et des uns. » Le ton de Monsieur Pierre était rêveur et désabusé.
Il alla chercher un vieux volume dans sa bibliothèque et reprit à voix basse, debout, feuilletant son livre, comme s’il se parlait à lui-même : «Racine ou Bernanos ne sont pourtant pas des singes dactylographes qui ont eu de la chance… »
Puis, se tournant vers Superviseur Maurice :

« -Ce sont des livres dont vous avez la charge Maurice, même s’ils n’ont pas la même forme que les miens.

-Enfin, Monsieur Pierre, ce ne sont quand même que des données !

-Des livres d’auteurs susceptibles, qui abritent des personnages dont la vie entière est là… Je vous l’ai dit, ils ont une âme. Comme nous il ont sensibles aux critiques excessives ou injustes. Comment pensez-vous que se sente Madame Bovary quand on dit de sa vie, qui n’est là que pour nous divertir ou nous éduquer, qu’elle nous a fait bailler à s’en décrocher la mâchoire ? Elle défaille, Maurice et si la charge est vraiment sévère elle se pâme. Et vos capteurs captent qu’il y a quelque chose qui cloche, il faut bien que la technique serve à quelque chose n’est-ce pas ?

-Mais… enfin… elle n’existe pas ! En vrai, je veux dire.

-Ne soyez pas si cartésien. Beaucoup de monde l’a rencontrée. Elle a marqué la vie de bien des gens. Vous seriez surpris du nombre de fantômes en liberté dans votre Champ… »

Superviseur Maurice avait quitté Monsieur Pierre avec son numéro de téléphone, la promesse de l’aider en cas de besoin et l’esprit en marmelade. C’était quelques jours avant qu’il ne reçoive son premier groupe de visiteurs. Ceux-ci, une joyeuse bande de critiques amateurs, suivaient leur guide au milieu des armoires électroniques. Ils approchaient de B63, la première des trente-six armoires hébergeant Alexandre Dumas, lorsque l’écran de Superviseur Maurice afficha : « Hyper intensité à 80 décibels sur fréquence 1760 Hz en B63 ». Le superviseur principal appela immédiatement Monsieur Pierre :

-« 1760 Hz vous dîtes ? C‘est un La. Alexandre Dumas nous donne un La, pourquoi ?

-Oh, ça s’est arrêté... Oh merde !

-Que se passe-t-il ? questionna Monsieur Pierre.

-Toutes les armoires sont en hyper intensité ! à 1568 Hz ! Et encore ! Et ça monte à 1760 ! 1568 ! 2093 ! 1975 !

- Sol – Sol – La – Sol – Do – Si, dit Monsieur Pierre. Dîtes-moi Maurice, c’est votre anniversaire ? »

Laventuriere 17/12/2010 @ 15:32:38
Que te dire,Guigomas..Que j'en meurs encore de rire!
"Vite!Mes sels!" dit-elle!

Lincoln 17/12/2010 @ 17:54:12
Transport en délire binaire… original.
Merci Guigomas.

Saint Jean-Baptiste 17/12/2010 @ 18:21:34
Guigomas, c’est à mourir de rire !

« La Bovary est très sensible aux critiques… » Ah cette bonne Bovary, la super star de CL !
Malraux viré… pendant trois jours ! Cavalda et Coelho fondeurs de plomb…
Et le Superviseur Maurice qui ignorait cette Martine…
Tout ça est vraiment marrant, un beau cadeau pour nos 10 ans.
Et puis, tu fais bien de nous le rappeler « les livres ont une âme ». Bravo Guigomas !

Antinea
avatar 17/12/2010 @ 21:57:31
Copypastage métarapide des précédentes critiques: c'est excellent ! Et un bon hommage à Monsieur Pierre (sans oublier les autres) pour le travail qu'il font !
Bon Guigomas, c'est vraiment bien ton texte, mais dis-moi, l'informatique pour les super-balaises, ça existe ? ;) Chapeau pour cette prose !

Ngc111
avatar 17/12/2010 @ 22:06:50
Quelle imagination ! En tous cas les critiques autour de "la Bovary" auront fait parler sur CL.

Il faudra que le lise... et le critique !

Pieronnelle

avatar 18/12/2010 @ 12:08:33
Mon Dieu que d'imagination (je rejoins l'athée du texte!)! Et qui rend hommage à Monsieur Pierre (celui qui a les clefs du paradis? de Cl bien sûr). Quelle belle confrontation que celle de ces "machines" en face des "vrais" livres! Et qui soulève aussi une vraie question . Ces machines resteront elles à la hauteur? pourront elles nous servir de patrimoine? Mais ce qui est sûr c'est quelles servent aussi à les faire vivre ces livres, passant de surchauffe à l'endormissement! Quelle ingénieuse idée, avec un humour toujours subtil, ceci pour nous mettre tous dans la joie de partager, ensemble l'amour des livres.Allez Guigomas, écris nous un livre sur ta grande bibliothèque ça nous changera de "l'ombre du vent"! vraiment Merci!

Bolcho
avatar 18/12/2010 @ 12:38:23
Ah ! Une bonne pinte de rire.
A copypaster superapidement pour se faire une idée du futur.
J'aime beaucoup.
Et ça me rappelle cet événement que j'ai déjà raconté sans doute (la sénilité guette). Devant une classe d'adultes en prison, je me lance dans l'analyse du Lac de la Martine avec l'espoir de leur faire aimer ses verres. Ils ont été polis jusqu'au bout mais m'ont dit à la fin : "Lamartine, c'est ton époque". Et ce n'était pas un compliment. J'ai pris un coup de vieux ce jour-là.

Saule

avatar 18/12/2010 @ 13:12:28
Ce texte est un délice pour moi, plein de trouvailles et super marrant. C'est encore mieux que la théière en porcelaine bleue sur orbite de Virgile ! Sur la foulée, j'ai relu ta critique de Oui-Oui, dont j'avais le souvenir d'avoir rigolé. J'aime vraiment bien ton humour.

Aria
avatar 18/12/2010 @ 13:42:32
C'est bien écrit, drôle...
Vraiment quelle imagination !
J'ai adoré (je sais, c'est un peu bref comme critique) !

La martine et labovari ont dû bien rigoler. ;)

JEyre

avatar 18/12/2010 @ 14:28:38
Ca fait froid dans le dos quand même ce futur... :-)

Mandarine

avatar 19/12/2010 @ 16:15:11
Bravo, une vraie prouesse et une imagination formidable ! Pas le moindre ennui et beaucoup de plaisir à la lecture.
Et un fou rire pour : "En vérité, il ignorait tout de cette Martine et de son verre". J'adore !

Garance62
avatar 22/12/2010 @ 08:29:55
Guigomas, Guigomas, mais je n'avais rien lu de cette armoire-là, voyons voir, catalogue, GZ49-50, à suivre, à suivre, disparu depuis....réapparu. Et moi je me suis régalée !

Laventuriere 24/12/2010 @ 12:22:08
Ah!Guigomas!
J'adore relire ton texte:c'est trop jubilatoire!
De "l'athée notoire" et son "Mon Dieu!",les "coussinets vibratiles(!!!!) et "La Bovary(qui) frôle souvent le pétage de câble" ou "le fondade de plombs(!!),"le retournement de caveaux",sans compter "l'informatique pour les supers balaises","les singes dactylographes" ou les désormais célébrissimes "verres de La Martine",je ne sais ce qui me fait le plus mourir de rire!
En tout cas:merci pour ton imaginaire!Il me fait du profit +++,puissance exponentielle!

Tistou 25/12/2010 @ 22:39:01
Guigomas est le cas typique de "l'ancien", inscrit en 2005 et qui a écrit 17 textes jusqu'en 2007, et qui a disparu après. Il était de ceux, comme Lincoln, comme Clamence, comme Mae West, avaient permis de surnager malgré l'exode massif début 2006.
Il a repointé le bout de son nez récemment ... Un peu de poésie, beaucoup de prose et une belle imagination marquée par beaucoup d'humour. et de tendresse (cf "Quatuor à cornes").

On ne peut pas dire que ce "Champ des serveurs" déroge à la règle. Rigolade à tous les étages et imagination au pouvoir. Guigomas en pleine forme. "La pythie, comédie dérisoire" en donnait déja un bel aperçu récemment.
Et de belles trouvailles :

"- Sol – Sol – La – Sol – Do – Si, dit Monsieur Pierre. Dîtes-moi Maurice, c’est votre anniversaire ? » "
Non, c'est celui des 10 ans de CL !

Virgile

avatar 03/06/2011 @ 13:06:55
Vraiment chouette, merci laventurière d'avoir mis un lien dans un autre sujet qui m'a permis de retomber dessus. :o)

Saule

avatar 03/06/2011 @ 19:51:34
Excellent c'est vrai. Il y a des clins d'oeils, références à des discussions enflammées sur les forums (les chasseurs Norvégiens, Malraux,..) au moment ou Guiguomas a écrit cela.

Laventuriere 04/06/2011 @ 05:05:59
Vraiment chouette, merci laventurière d'avoir mis un lien dans un autre sujet qui m'a permis de retomber dessus. :o)


Cela me fait plaisir,Virgile,d'autant que,perso,quand je vais ---,comme tous ces temps derniers,je n'ai de cesse de le relire car il est excellent et si positif sur tant de plans...
Le livre..la "réunion" des "sages"...plaisir sans fins..
Et Guigomas l'a si bien transmis avec tout ce sel de tous nos infinis..

Sam-faulkner

avatar 04/06/2011 @ 10:47:59
« Et voici les centrales de refroidissement ! »

Le guide parlait avec emphase, ses longs bras s’agitant vers dix énormes cheminées cylindriques toutes ruisselantes qui s’alignaient derrière lui.

« Il y en a dix, mais huit suffiraient, les deux autres sont là en cas de pépin. La puissance de refroidissement de ces centrales est telle qu’elle permettrait de congeler l’Escaut en août ! »

La petite troupe hétéroclite qui le suivait manifestait un intérêt poli mais n’était visiblement pas là pour les cheminées ruisselantes ; elle attendait la pièce suivante, le clou de la visite : le Champ des Serveurs !

Embrassant l’espace pour rassembler les visiteurs autour de lui, le guide prit un ton solennel :

« Mesdames et Messieurs, nous allons maintenant entrer dans le Champ des Serveurs. Je vous demande de rester groupés : des capteurs analysent en permanence la température de la moindre parcelle du Champ afin de détecter toute surchauffe. Le supercalculateur intègre la chaleur émise par notre groupe mais il est impératif de rester ensemble pour ne pas fausser les résultats. »

Il ouvrit brusquement une porte à double battant, dévoilant une immense salle, haute comme une cathédrale, où s’alignaient des armoires électroniques à perte de vue, et claironna avec fierté :

« Le Champ des Serveurs ! Toute la littérature mondiale depuis l’aube de l’humanité est stockée ici ! »

Dans le petit groupe, l’émotion était forte : certains ne pouvaient retenir une larme, d’autres avaient le souffle coupé, on entendit un athée notoire s’exclamer « mon Dieu ! » et le plus ancien, se sentant vaciller, s’appuya sur une jeune femme. Ils avaient sous les yeux la vraie bibliothèque de Babel.

« Le Champ est sous la surveillance constante de nos techniciens. Vous en voyez là-haut, dans la salle de contrôle. »

Le guide fit un petit geste de la main vers une salle vitrée qui dominait le Champ. Depuis son fauteuil de superviseur principal, face à ses quatre rangées d’écrans, Superviseur Maurice lui renvoya son salut.

A peine un mois qu’il travaillait au Champ, Superviseur Maurice, et lui qui pensait s’être trouvé une planque avait vite déchanté. Il s’était vu somnolant dans son fauteuil, bercé par le glouglou de l’eau ruisselant sur les cheminées, l’œil vaguement posé sur ses écrans, appuyant parfois sur un bouton. Les livres, ça dort, non ? La réalité avait été bien différente.

Dès le premier jour, il avait dû faire face à une surchauffe-armoire en VX35, où il avait immédiatement dépêché un technicien. Celui-ci, à sa grande surprise, avait pris l’incident à la légère :

« -Ah, VX35, pas grave, ça va refroidir.
-Mais…vous n’allez pas voir ? Vérifier le processeur, la connectique, le caveau ? » (le caveau était le nom donné aux disques de stockage et à leur boîtier extractible).
« Si vous voulez, mais le temps que j’arrive l’armoire aura refroidi. »

Effectivement, l’écran annonça bien vite la fin de la surchauffe-armoire en VX35 mais un autre message apparut aussitôt, clignotant et tout bordé de rouge : « Alerte Pétage de câble – JJ8 disque 6 ». Superviseur Maurice rappela son technicien, nonchalamment :

« Au cas où vous ne seriez pas trop loin, on a aussi une alarme en JJ8, disq… »
« Quoi ! JJ8, dîtes-moi que ce n’est pas le disque 6 ! Rejoignez-moi là-bas, vite ! Emportez les sels ! »

Une mallette rouge vif était posée à côté des écrans. Dessus était simplement indiqué : « Sels - Emma ». Superviseur Maurice s’en saisit et courut jusqu’en JJ8. Le technicien s’activait déjà :

« C’est la Bovary ! vite ! Vite ! » cria-t-il

Superviseur Maurice, tout désemparé (c’est quoi labovari, se demandait-il), récitait les articles de la procédure :

« Vous avez vérifié la courroie différentielle ? La souplesse des coussinets anti-vibratiles ? La… »
« Passez-moi les sels ! Vite, ON EST EN TRAIN DE LA PERDRE ! »

Interdit, Superviseur Maurice ouvrit la mallette, le technicien y prit un flacon, l’ouvrit et le plaça sous le disque 6 en murmurant : « Ce n’est rien, quelqu’un qui n’a rien compris, tout le monde vous aime » et d’autres paroles de réconfort qui laissèrent Superviseur Maurice sans voix. Bientôt, le disque se remit à ronronner.

« La Bovary frôle souvent le pétage de câble, elle est très sensible aux critiques, dit le technicien en rangeant le flacon.

-C’est quoi labovari ?

-Mais, l’héroïne de ce disque ! Vous ne connaissez pas ? Encore, ça va, un pétage de câble, on peut gérer. Un fondage de plombs, c’est plus délicat. Mais avec votre prédécesseur on a carrément eu un retournement de caveau il y a dix jours ! Malraux, vous vous rendez compte ! Le gars a été viré mais ça nous a pris trois jours pour tout remettre d’aplomb, avec l’aide de six académiciens, un ministre, les ors de la République et tout le toutim… Enfin, tout ça n’arrivait pas du temps de Monsieur Pierre.

-Monsieur Pierre ?

-Le premier superviseur, il est à la retraite maintenant. Depuis son départ il y a deux ans, vous devez être le huitième à prendre sa place. Vous devriez aller le voir, il n’habite pas loin d’ici. Il savait comment s’y prendre, lui. »

Superviseur Maurice n’était pas allé voir Monsieur Pierre. Mais les surchauffes-armoire s’étaient succédé en XV35 (armoire Gavalda) et KE4-KF7 (bloc Coelho) et il avait frôlé un fondage de plomb collectif de chasseurs partis en Norvège. Aucune des techniques procédurières dont regorgeait son manuel fort épais ne semblait avoir le moindre effet : ni la réactivation des boucliers électromagnétiques, ni le copypastage métarapide sur disque de sauvegarde, ni même le CtrlAltSuppr qui fait pourtant appel à des techniques connues des seuls initiés. En désespoir de cause, il avait fini par prendre rendez-vous avec son prédécesseur.

Celui-ci le reçut dans sa bibliothèque. Du sol au plafond, des livres tapissaient les murs,.

« Vous vivez avec beaucoup de livres, observa finement Superviseur Maurice qui n’en n’avait lu que trois dans sa vie : L’informatique pour les nuls, l’informatique pour les balaises et l’informatique pour les super balaises.

-J’aime les livres, aucun objet inanimé n’illustre mieux qu’un livre le vers de Lamartine, n’est-ce pas ? »

Superviseur Maurice eut un hochement de tête dont il espérait qu’il serait perçu comme la compréhension muette et connivente d’une érudition partagée. En vérité, il ignorait tout de cette Martine et de son verre et aurait préféré que la conversation s’engage sur la stabilisation des processeurs. Monsieur Pierre reprit :

« Oui les livres ont une âme. On pourrait même dire d’eux qu’ils en hébergent plusieurs, celle de leur auteur, celles de leurs personnages… Comment va la Bovary ?

-Ah ! On a un peu de souci avec le disque 6 de JJ8, on a pourtant changé le layer antisismique primaire et retrofitté un patch vectoriel de stabilisation thermique, mais…

-Mon bon Maurice… vous permettez que je vous appelle Maurice ?

-D’habitude on m’appelle Superviseur Maurice, mais Maurice c’est bien, ça change.

-Je vais vous parler avec franchise. Même avec la meilleure volonté du monde, vous ne vous en sortirez pas comme ça. Savez-vous que vous ne stockez pas des données de calcul ou des directives européennes ?

-Oui, mais c’est pareil. Sur mes disques, c’est toujours des zéros et des uns…

-Des zéros et des uns, mmm… Notre siècle a un peu tendance à tout réduire à des zéros et des uns. » Le ton de Monsieur Pierre était rêveur et désabusé.
Il alla chercher un vieux volume dans sa bibliothèque et reprit à voix basse, debout, feuilletant son livre, comme s’il se parlait à lui-même : «Racine ou Bernanos ne sont pourtant pas des singes dactylographes qui ont eu de la chance… »
Puis, se tournant vers Superviseur Maurice :

« -Ce sont des livres dont vous avez la charge Maurice, même s’ils n’ont pas la même forme que les miens.

-Enfin, Monsieur Pierre, ce ne sont quand même que des données !

-Des livres d’auteurs susceptibles, qui abritent des personnages dont la vie entière est là… Je vous l’ai dit, ils ont une âme. Comme nous il ont sensibles aux critiques excessives ou injustes. Comment pensez-vous que se sente Madame Bovary quand on dit de sa vie, qui n’est là que pour nous divertir ou nous éduquer, qu’elle nous a fait bailler à s’en décrocher la mâchoire ? Elle défaille, Maurice et si la charge est vraiment sévère elle se pâme. Et vos capteurs captent qu’il y a quelque chose qui cloche, il faut bien que la technique serve à quelque chose n’est-ce pas ?

-Mais… enfin… elle n’existe pas ! En vrai, je veux dire.

-Ne soyez pas si cartésien. Beaucoup de monde l’a rencontrée. Elle a marqué la vie de bien des gens. Vous seriez surpris du nombre de fantômes en liberté dans votre Champ… »

Superviseur Maurice avait quitté Monsieur Pierre avec son numéro de téléphone, la promesse de l’aider en cas de besoin et l’esprit en marmelade. C’était quelques jours avant qu’il ne reçoive son premier groupe de visiteurs. Ceux-ci, une joyeuse bande de critiques amateurs, suivaient leur guide au milieu des armoires électroniques. Ils approchaient de B63, la première des trente-six armoires hébergeant Alexandre Dumas, lorsque l’écran de Superviseur Maurice afficha : « Hyper intensité à 80 décibels sur fréquence 1760 Hz en B63 ». Le superviseur principal appela immédiatement Monsieur Pierre :

-« 1760 Hz vous dîtes ? C‘est un La. Alexandre Dumas nous donne un La, pourquoi ?

-Oh, ça s’est arrêté... Oh merde !

-Que se passe-t-il ? questionna Monsieur Pierre.

-Toutes les armoires sont en hyper intensité ! à 1568 Hz ! Et encore ! Et ça monte à 1760 ! 1568 ! 2093 ! 1975 !

- Sol – Sol – La – Sol – Do – Si, dit Monsieur Pierre. Dîtes-moi Maurice, c’est votre anniversaire ? »

Provisette1 11/10/2013 @ 11:16:24
Pour le plaisir, mon plaisir toujours renouvele et le votre, j'espere!

Ah! Guigomas, il m'eclate toujours autant!
M'en lasserai-je un jour?... je ne crois pas;-)

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