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Forums  :  Vos écrits  :  La bataille de Waterloo

Saint Jean-Baptiste 08/07/2008 @ 21:39:56
C'est très spécialisé et je suis loin d'être un spécialiste mais néanmoins, ça m'intéresse énormément. Probablement parce que c'est clair et bien raconté.
Cette annotation de Ney est quelque chose de très curieux ; on sent la rivalité entre lui et l'Empereur. Napoléon était son idole et maintenant il l'a déçu. Je crois que ça remonte à sa fuite lors de la campagne de Russie.
(J'aurais dû lui demander lors de la reconstitution en 2005.)
Je trouve que Ney est un personnage pathétique.
J'aime beaucoup la description de la mise à sac de Plancenoit.
Ça c'est l'Histoire comme je l'aime, l'Histoire au niveau du soldat sur le terrain, dans la gadouille... C'est terrible !

Tistou 08/07/2008 @ 22:32:54
Je vois que tu n'es pas simplement passionné, mais bien "enragé", Micharlemagne ! Oui, c'est clair, mais surtout c'est technique. Mieux vaut être un passionné de la chose militaire, ou de Napoléon (qui n'est pas précisément un de mes hommes fétiches !).

Micharlemagne

avatar 09/07/2008 @ 11:33:42
Faut me pardonner si j'ai été un peu "technique". Mais il n'y a pas moyen de faire sans cela... Les auteurs ont écrit de telles c... euh! ...bêtises parce qu'ils ne comprenaient rien et qu'ils se contentaient de recopier des termes dont ils ignoraient le sens. Du moment que mes lecteurs comprennent la différence qu'il y a entre "colonne de bataillon par division" et "colonne de division par bataillon", le but est atteint. Cela peut paraître un peu chinois mais c'est comme tous les jargons. Il y a huit jours, je ne savais pas quelle était la différence entre "upload" et "download"...
La fréquentation de CL vaut toutes les universités du monde...
Bon, je vais m'y remettre, parce que j'ai laissé ces malheureux du 1er corps "en l'air" et que ce n'est pas une position très confortable. Quoique... Vu ce qui va leur arriver...

Micharlemagne

avatar 10/07/2008 @ 19:02:57
6e épisode
Le 1er corps monte à l’assaut
Résumons donc la situation à ce stade des opérations.
La bagarre a commencé à Hougoumont. La grande batterie est en place et Drouet a fait mettre son corps en colonnes d’attaque. Tout le monde regarde sa montre et attend. Chez Wellington, on commence à se poser des questions. Voilà bientôt deux heures que le premier coup de canon a retenti et, à part des mouvements de troupes sur la crête de la Belle-Alliance, on ne voit toujours rien venir. Napoléon avait pourtant l’habitude d’être rapide, « foudroyant » même. Le duc, s'il l'avait connue à ce moment, n'aurait pas cru un seul instant à cette histoire de terrain boueux qui empêcherait l’artillerie de progresser : voilà bientôt deux heures qu’il voit s’aligner une batterie de 80 pièces sur la petite hauteur qui le sépare de la position française et sa propre artillerie a manœuvré pendant toute la matinée comme elle a voulu… Que faire ? L’attaque sur Hougoumont menace-t-elle sa ligne de communication avec la mer ? Il a prévu des troupes à Hal qui pareraient à toute éventualité de ce côté. D’ailleurs, s’il devait retraiter, il ne le ferait pas sur la mer, sur Ostende, mais bien plutôt vers les Prussiens dont il sait depuis le matin qu’ils sont à Wavre et qu’ils marchent, avec deux corps d’armée au moins, pour lui venir en aide. Il en a reçu l’avis de Blücher lui-même. Donc, il faut tenir Hougoumont parce que cela protège son aile droite, mais il ne faut pas en faire une affaire d’État : inutile de dégarnir son front pour aller soutenir cette position.
Il y a quand même quelque chose qui n’est pas clair… Qu'attend donc Napoléon ?
Donc, il faut patienter et attendre que le voile se déchire. Grand principe de Wellington : « Ne pas courir dans tous les sens comme une poule affolée ». Mais il y a quelque chose qui est assez satisfaisant : Napoléon, qui se prétend artilleur et qui attache donc une importance particulière à tout ce qui concerne l’artillerie, dispose sa grande batterie exactement en face de l’endroit où Wellington avait laissé la brigade Bijlandt alignée en avant de la crête du chemin d’Ohain. Manifestement, voilà qui indique que le leurre a été efficace. Vers midi, le duc a donc ordonné que la brigade Bijlandt quitte sa position dangereuse et vienne s’aligner derrière les haies du chemin où elle sera à l’abri des regards et des coups et ordonne à Uxbridge de masser sa cavalerie lourde à l’arrière de ce secteur, prête à intervenir. Le duc s’attend en effet à ce qu’après une préparation d’artillerie sévère, Napoléon lance son infanterie sur cette portion du front.
Le suspense ne dure pas très longtemps. A 13.30 hrs, la grande batterie ouvre le feu. Impressionnant ! En une demi-heure, les 80 pièces –canons de 12 et de 6, obusiers de 5,5 pouces – cracheront 4 080 projectiles en tout genre. Mais à peine a-t-on le temps de voir les artilleurs s’activer : une épaisse fumée grisâtre s’élève aussitôt de la batterie, ce qui est bien gênant parce qu’on ne voit plus du tout ce qui se passe derrière. Mais, en contrepartie, les Français ne voient plus non plus sur quoi ils tirent… C’est au moment où ce bombardement cessera qu’il faudra être très attentif.
Pour impressionnant que soit le feu de la grande batterie, il n’est pas très efficace. De savants calculs ont montré que 3 060 coups avaient atteint la zone visée, les 1 020 autres se perdant dans la nature. La moitié d’entre eux avaient atteint la pente en avant de la crête, s’enfonçant lourdement dans le sol très meuble et ne faisant donc aucun dégât. L’autre moitié avait atteint la contre-pente, là où les troupes alliées étaient massées. Il y avait là 15 000 hommes… On estime à 500 tués ou blessés les pertes subies par les alliés durant ce bombardement, soit 3,3 p.c. de l’effectif seulement. C’est que les boulets au lieu de ricocher s’enfonçaient dans le sol et que les fusées des obus s’éteignaient en arrivant à terre. Il fallait donc être fort malchanceux pour qu’un boulet ou un obus vous tombe sur la tête. Les vétérans rassuraient comme ils pouvaient les « bleus » : tout cela, c’était de l’intimidation. Much ado about nothing Beaucoup de bruit pour rien… N’empêche… Tous les anciens qui ont raconté l’épisode rapportent que ce tir était terrifiant par son ampleur et par son bruit assourdissant, au point qu’on l’entendit à Wavre où étaient les Prussiens et à Walhain où était Grouchy, toujours à la recherche de Blücher qui lui avait filé entre les doigts.
Il y a quand même quelque chose qui étonne profondément l’état-major de Wellington. L’artillerie française n’a pas tiré un seul coup de canon sur la ferme de la Haye-Sainte. Mais à y regarder de plus près, les officiers du duc comprennent très vite pourquoi. Située comme elle l’est, la batterie française ne peut atteindre la ferme : il faudrait qu’elle règle sa hausse sur « moins 15° », ce qui est rigoureusement impossible.
Au bout d’une demi-heure, le bombardement s’arrête. Il est 14.00 hrs. Dans la fumée qui s’estompe lentement, on voit l’infanterie française s’avancer.
Partis de la crête de la Belle-Alliance, les quatre divisions du 1er corps ont commencé à avancer à 14.00 hrs. Pendant les 500 premiers mètres, chacun de ces 33 bataillons, ont marché à la file se faufilant comme ils pouvaient à travers tout le matériel, chevaux, caissons, affûts et chariots de toutes sortes qui étaient en soutien de la grande batterie. Ils exécutaient ainsi ce que les tacticiens appellent un « passage de ligne ». Jusqu’au moment où les fantassins arrivèrent à leur hauteur, les artilleurs continuaient à recharger leurs pièces aussi rapidement qu’ils le pouvaient. Moment désagréable pour les lignards : le bruit épouvantable, la fumée les empêchant de voir ce qui se passait devant eux…Et impossible d’entendre le moindre ordre, le fracas couvrant la voix des officiers. C’est donc de l’improvisation… Tout ce qu’on sait, c’est dans quelle direction il faut marcher et qu’il faut suivre le camarade qui est devant qui, lui, suit l’officier qui est devant, à cheval…
Lorsque les bataillons de tête de chaque division arrivent à hauteur des canons, les artilleurs cessent le feu. Heureusement… A ce moment, chacune des divisions doit prendre sa formation d’assaut. Les officiers s’activent, il faut retrouver les hommes qui se sont égarés et former les rangs. Bref, il faut entre dix minutes et un quart d’heure pour que tout le monde soit bien rangé. Chaque bataillon envoie alors sa compagnie de voltigeurs en avant, formant ainsi une chaîne de tirailleurs forte de plus de 3 000 hommes sur toute la largeur du corps. Ce qui donne environ 3 hommes, en ordre dispersé, par mètre de front. Ces tirailleurs se retrouvent dans des seigles aussi hauts qu’eux. Ils ne voyaient rien dans la fumée ; maintenant, ils ne voient rien dans les seigles.
A gauche, il y a la division Quiot, en échelon quelques pas derrière lui, la division Donzelot, puis Marcognet et enfin Durutte. Cela forme une ligne de plus de 1 000 mètres sur le terrain vallonnant. Le long de cette ligne hurlante, on pourrait voir seize Aigles dont les soies flottent au vent. Les tambours tapent sur leur peau à l’en crever. Les fifres s’époumonent. Les musiques régimentaires, quand il y en a, sont restées en arrière. Au demeurant, la seule musique un peu sérieuse dans toute l’armée, c’est celle de la garde et on ne la verra pas de toute la journée. Tout cela fait quand même beaucoup de bruit, mais pour les gars d’en face, après le fracas de la grande batterie, ce sont presque des vacances. Les tirailleurs alliés qui sont dispersés sur la pente en avant de leur ligne voient, sur leur droite, la division Quiot (4 200 hommes) se diviser en deux : la brigade Charlet marche fermement vers la Haye-Sainte tandis que la brigade Bourgeois marche le long de la chaussée vers la sablonnière (à l’endroit où se trouve maintenant le monument des Hanovriens).
Chacun des bataillons qui forment ces brigades marche sur trois rangs, les uns derrière les autres. Bourgeois, par exemple, compte deux régiments, donc quatre bataillons. Sa brigade forme donc un long rectangle de 165 hommes de front sur 12 hommes de profondeur. Les Français ont en effet gardé l’habitude de former leurs bataillons en ligne sur trois rangs, alors que depuis 1806, les spécialistes expliquaient sur tous les tons que ce troisième rang ne servait à rien du tout et qu'il était même dangereux. L’empereur en était d’accord, mais n’avait pas estimé utile pour autant de changer les vieilles habitudes. Wellington, depuis l'Espagne, faisait aligner ses hommes sur deux rangs. L’avantage saute aux yeux : sur une troupe de 300 hommes, c'est un front de 150 fusiliers qui peut livrer une salve alors que 100 Français seulement peuvent tirer à la fois. Les Néerlandais avaient adopté le même principe que les Britanniques.
Tout à fait à leur gauche, les tirailleurs alliés pourraient voir, n’étaient les seigles, la division Durutte se diviser en deux elle aussi : la brigade Pégot marche droit devant elle, alors que la brigade Brue fait un quart de tour à droite pour aller s’en prendre à Papelotte.
Mais c’est au centre que cela commence à être terrifiant pour les tirailleurs alliés. Ne voient-ils pas deux divisions s’avancer en masses compactes ? Chacune des divisions compte quatre régiments, donc 8 bataillons qui marchent sur trois rangs, les uns derrière les autres : 165 hommes de front sur 24 de profondeur ! Tenant compte des espaces entre les rangs, c’est comme s’ils voyaient deux terrains de football s’avancer vers eux. Effrayant ! Mais les artilleurs britanniques, eux, se frottent les mains. Quel admirable chantier ! En tirant bien, ce sont des files entières que l’on va pouvoir faucher.
On a souvent reproché ces formations massives à Drouet d’Erlon. On s’est demandé pourquoi il n’avait pas déployé tous ces bataillons. Mais on oublie de dire qu’ils étaient déployés. S’il leur avait fallu étendre leur front, ils n’en auraient simplement pas trouvé la place. L’idée de Drouet d’Erlon, et plus que vraisemblablement celle de Napoléon, quoique l’on ait aucune indication que ce soit lui qui ait directement ordonné cette formation, c’est procurer le choc avec les premiers rangs et exploiter ce choc avec les rangs qui suivent. Au fond, c’est le même principe que démolir un mur de brique à la masse. Les premiers coups ébranlent les jointures et les suivants abattent le mur.
Tout cela, il n’y que les tirailleurs pour le voir. Et les artilleurs qui chargent leurs pièces et qui attendent patiemment que ces masses soient à bonne portée. Quant à tous les autres, ils ne voient rien du tout. Ils sont cachés sur la contre-pente et leurs officiers les ont fait coucher à terre. Mais ils entendent. Ils entendent même très bien et, qu’on le veuille ou non, cela leur flanque un sacré trac… C’est du moins ce qu’ils ont raconté plus tard.
Voilà donc les formations françaises qui se mettent à gravir la pente en direction du chemin d’Ohain.
(A suivre…)

Micharlemagne

avatar 11/07/2008 @ 06:46:07
Bon, tout cela a l'air de tomber parfaitement à plat. Je continue ou pas ? Pas la peine de m'esquinter si cela n'intéresse personne...
Une belle leçon de modestie en même temps.

Micharlemagne

avatar 11/07/2008 @ 09:11:41
7e épisode
La Haye-Sainte et le chemin creux
Au moment où le 1er corps arrive dans le fond du vallon, que l’on appelle aujourd’hui le fond Pauquet, la grande batterie reprend le tir pour quelques salves puis s’arrête au moment où les fantassins remontent la pente vers le chemin d’Ohain.
Du côté gauche de la route, voici la brigade Charlet qui s’en prend à la Haye-Sainte. Situons l’endroit.
Cette belle ferme, typiquement brabançonne, est constituée d’un ensemble assez compact de bâtiments, formant approximativement un carré. Au sud, une grange imposante à l’ouest de laquelle une grande porte s’ouvre sur les champs. A l’ouest et formant un angle droit au nord, des étables et une porcherie. La maison d’habitation des paysans prolonge ces bâtiments au nord, rejoignant la route. Le quatrième côté du carré, le long de la chaussée, est formé par un haut mur, dans lequel s’ouvre une grande porte surmontée d’un pigeonnier. Ces bâtiments sont, de nos jours, à peu près dans le même état que le 18 juin au matin. Ils étaient à l’époque complétés par un verger, au sud, qui a disparu, et par un potager, dont il subsiste des traces au nord. La ferme est située à 1 000 mètres au nord de la Belle-Alliance et à 300 mètres au sud du croisement de la chaussée avec le chemin d'Ohain.
Dès le 17 au soir, les bâtiments avaient été occupés par le 2e bataillon léger de la King’s German Legion sous les ordres du major George Baring. Ces hommes, vêtus de vert foncé (et non de rouge, comme on le voit dans les films) et armés de l’excellente carabine Baker à canon rayé avaient mis la ferme en défense. Mais ils avaient commis l’erreur de croire que les Français ne trouveraient jamais l’entrée de la grange. Ils avaient donc abattu la porte et l’avaient débitée ainsi que quelques charrettes qu’ils avaient trouvées et en avaient fait un grand feu autour duquel ils avaient pu trouver un peu de chaleur pendant cette épouvantable nuit. Ils allaient amèrement le regretter…
Le verger, au sud, était occupé par trois compagnies du 2e léger KGL, tandis qu’une autre section, sous le lieutenant Graeme, dressait une barricade sur la chaussée même.
L’importance de cette position n’échappera à personne : il s’agit du véritable verrou de la défense alliée au centre du dispositif de Wellington. A la différence d’Hougoumont qui, aux yeux du duc, ne présente, somme toute, qu’un intérêt secondaire, la Haye-Sainte est pour lui d’une importance vitale.
C’est à cette position fortifiée que s’en prennent les hommes de Charlet. Il y a là le 55e de ligne, 1 100 hommes sous les ordres du colonel Morin et le 54e de ligne, 900 hommes sous le commandement du colonel Charlet lui-même. Le mouvement est soutenu sur sa gauche par deux régiments de cuirassiers, les 1er et 4e, de la brigade Dubois. Il faut noter ici que cette combinaison idéale – l’infanterie soutenue et protégée par la cavalerie – ne se présentera dans la journée qu’en cette seule et unique occasion. Mais il y manque l’artillerie… Comme nous l’avons dit, pas un seul boulet n’a été tiré sur la ferme à cette heure de la journée.
Le 54e ligne se déploie en tirailleurs et entre résolument dans le verger. Les trois compagnies de la KGL sont assez rapidement submergées par le nombre et sont contraintes de se retirer dans le bâtiment.
Le général von Alten, lorsqu’il aperçoit cette retraite précipitée, envoie le bataillon de Lüneberg pour soulager Baring. Les Hanovriens descendent donc en ligne de la crête mais sont bientôt chargés par les cuirassiers de Dubois qui ont déjà bousculé les tirailleurs du 1er bataillon léger KGL et qui les dispersent. Les Hanovriens remontent précipitamment la côte et vont se réfugier au-delà du chemin creux où ils se reforment derrière le 5e KGL (huit compagnies en colonne de bataillon par compagnie) et le 1er bataillon léger KGL (quatre compagnies dans la même formation).
C’est à ce moment que se produit l’incident très fameux et si souvent représenté du chemin creux. Victor Hugo l’a raconté avec panache mais s’est laissé emporter par son humeur de poète. Il a placé l’événement au mauvais moment… Il le situe en effet au moment où l’ensemble de la cavalerie française va livrer ses grandes charges près de deux heures plus tard. En réalité, les deux régiments de Dubois qui ont dispersé les Hanovriens du bataillon de Lüneberg se mettent en devoir de les poursuivre et se trouvent brutalement en présence du fameux chemin creux. Disons-le tout de suite, ce fameux chemin n’a rien d’un « ravin de la mort » à la profondeur insondable, comme le suggère Victor Hugo… Il s’agit tout simplement d’un chemin de terre légèrement encaissé. Lorsqu’il décrit le terrain, le capitaine Becke écrit : « En sa partie la plus profonde, le long de la ligne de bataille de Wellington, il ne représente qu’un saut facile, que ne venait compliquer ni fossé ni haie de quelque côté que ce soit. Un tel obstacle, franchi sous le feu, peut avoir désarçonné quelques cuirassiers français, ou même semé un peu de désordre dans la formation des escadrons, mais il ne peut en aucun cas avoir conduit à un désastre de quelque importance » (A.F. Becke – Napoleon and Waterloo, 1914). Et même, les cuirassiers de Dubois vont profiter de cette petite dépression… Sous le feu des Hanovriens qui sont postés de l’autre côté du chemin, ils descendent dans le chemin creux et se défilent vers la droite pour aller rejoindre au grand galop la chaussée de Charleroi qu’ils redescendent à tout allure. Là, ils surprennent les hommes de Graeme dans le dos, évitent la barricade et vont rejoindre leur position de départ. Strictement rien à voir donc avec l’hallucinante scène décrite par Hugo…
Les fantassins du 54e profitent du désarroi momentané de la section Graeme pour s’emparer de la barricade dont les défenseurs courent se mettre à l’abri à l’intérieur de la ferme.
Ainsi donc le 55e est maître du verger et le 54e de la chaussée à l’est de la ferme. Charlet, fort de ces succès fait poursuivre l’opération. A l’ouest, quatre compagnies du 55e longent les murs de la ferme et tentent de trouver un passage pour y pénétrer pendant que les deux autres essayent d’entrer dans le potager. Ils trouvent bientôt la porte béante de la grange, dont les vantaux manquent, mais ils ne peuvent en approcher : les fusiliers de Baring les clouent sur place. La compagnie du 2e bataillon léger KGL qui se trouve dans le potager soumettent les Français qui tentent d’y pénétrer à un feu très violent et très bien ajusté et les bloquent sur place.
A 02.30 hrs, les combats continuent avec âpreté mais la situation est fixée : les Français ne réussiront à entrer dans la Haye-Sainte que beaucoup plus tard. Il s’agit donc d’un demi-succès…
Mais pour les autres unités du 1er corps, il en va tout autrement !
(La suite au prochain numéro)

Le rat des champs
avatar 11/07/2008 @ 10:50:57
Si je suis muet, c'est d'admiration. Excellent et dense. Il y a de quoi faire un livre.

Saint Jean-Baptiste 11/07/2008 @ 22:49:53
Bon, tout cela a l'air de tomber parfaitement à plat. Je continue ou pas ? Pas la peine de m'esquinter si cela n'intéresse personne...
Une belle leçon de modestie en même temps.
Je suis sûr que les lecteurs sont nombreux, mais ils ne se manifestent pas beaucoup, c'est comme ça...

Peut-être aussi que l'intérêt n'est pas le même si on ne connaît pas le terrain.
Il existe pourtant beaucoup de plans de la bataille dans les livres. Il suffirait de l'avoir sous la main.
Personnellement, je m'y retrouve très facilement et ça me passionne bien plus que je ne l'aurais cru.

Le récit est alerte et on suit facilement.
C'est très bien raconté - et je sais combien c'est difficile de raconter : si on met trop d'explications on ennuie le lecteur et quand on en met peu, on a peur d'être mal compris.
Mais ici, c'est bien dosé. J'attends tous les jours ma petite dose de Waterloo...

Micharlemagne

avatar 12/07/2008 @ 00:47:08
Merci pour cet encouragement.
Le manque de carte est évidemment gênant. Mais on peut toujours se référer au plan donné par Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:BatWIX.png
Il ne me satisfait que très moyennement, mais c'est au moins quelque chose.
On peut aussi se référer à la carte de Ferraris dont Bernard Coppens donne une copie sur son site :
http://www.1789-1815.com/wat_cartes.htm
Le terrain y est mieux décrit.
J'avoue que j'aurais pu penser à donner ces liens plus tôt.

Micharlemagne

avatar 13/07/2008 @ 11:59:24
8e épisode
Papelotte, la Haye et Fichermont : une autre bataille dans la bataille…
Pendant que la 1ère division du 1er corps attaque la ferme de la Haye-Sainte et la sablonnière, le long de la chaussée de Bruxelles, à l’extrême droite française, la 4e division va s’en prendre à trois autres positions-clés de Wellington.
Nous savons que la bataille de Waterloo a fait couler des fleuves d’encre et chacun croit en connaître les grandes lignes. Aussi est-il tout à fait surprenant que ces combats à l’extrême-droite de la position française et à l’extrême-gauche de celle des alliés soient restés pour la plupart ignorés des auteurs. A peine y font-ils allusion. C’est cette lacune incompréhensible que nous allons essayer de combler aujourd’hui.
La Papelotte est, elle aussi, une ferme typique de ce riche pays de Brabant. Ses bâtiments massifs étaient - et sont encore - regroupés autour d’une grande cour. Une maison d’habitation, une vaste grange, des étables, une écurie et une porcherie formaient un carré presque parfait. Les bâtiments que l’on peut voir aujourd’hui avec leur très caractéristique tour-pigeonnier octogonale ne datent que de 1860. Ils ont été reconstruits sur les ruines de la ferme de 1815 incendiée lors des combats. La ferme est située à la source du petit ruisseau toujours appelé aujourd’hui le Smohain, tributaire de la Lasne. Quelque 150 mètres plus à l’est, se trouve la ferme de la Haie. Comme sa voisine, c’est une cour carrée entourée de bâtiments. Elle procure aujourd’hui un sentiment de puissance qu’elle ne donnait pas en 1815 : ses murs étaient en torchis et son toit en chaume. En 1910, la ferme fut entièrement détruite par le feu et ses bâtiments furent alors reconstruits « en dur » tels que nous pouvons les voir aujourd’hui. Quelques centaines de mètres plus loin, nichées le long du Smohain, quelques maisons forment une petite agglomération appelée aujourd’hui La Marache mais qui, en 1815, portait – par défaut sans doute – le nom du ruisseau : Smohain. Au sud de ce minuscule hameau, se trouvait à l’époque un château que les cartes de l’époque appellent « Frichermont » ou « Frischermont » mais que nos contemporains écrivent aujourd’hui « Fichermont ». Lorsque les religieuses dominicaines construisirent le grand couvent - très laid - qui se trouve le long du chemin d’Ohain à 700 mètres à peine de la chaussée de Bruxelles, elles crurent utile de l’appeler « Notre-Dame de Fichermont », semant ainsi sans le vouloir le trouble dans les esprits. En réalité, le lieu-dit nommé Fichermont se trouve deux kilomètres plus loin vers l’est. A cet endroit s’élevait en 1815 un château construit au XVIe siècle et qui était alors propriété du duc de Beaulieu. Il s’agissait d’un vaste carré construit autour d’une tour centrale et sommé à ses angles de tours plus petites. Comme à Hougoumont, un grand jardin à la française jouxtait les bâtiments qui, des trois autres côtés, était entouré de bois. Le château de Fichermont avait abrité le duc de Marlborough en 1705. Cette romantique demeure fut hélas détruite en 1857 et remplacée par un bâtiment sans caractère qui fut à son tour démoli en 1960. Il n’en reste que quelques ruines en très mauvais état au milieu d’épais fourrés qu’il est d’ailleurs impossible de voir, la propriété étant très solidement clôturée… Au demeurant, les touristes qui visitent le champ de bataille ne s’aventurent jamais dans ce secteur et les organisations touristiques qui s’occupent de guider les visiteurs sur le terrain n’ont jamais jugé utile de les y emmener, montrant ainsi leur lamentable incompétence. La promenade y est pourtant fort belle.
Revenons en 1815…
Le 17 juin au soir, le prince Bernhard de Saxe-Weimar, qui commandait la 2e brigade néerlandaise se vit assigner la défense de ce secteur fort excentré. Les six compagnies du 3e bataillon du 2e régiment de Nassau (major Hegmann) furent donc postés dans et autour des fermes de Papelotte et de la Haie. C’est la compagnie légère de ce bataillon, sous le capitaine von Rettenberg, qui fut chargé de mettre les bâtiments en défense. Une compagnie du 3/2 Nassau assurait la protection immédiate de la Haie.
Le château de Fichermont qui était beaucoup plus proche des positions françaises était occupé et défendu par le 1er bataillon du 28e régiment d’Orange-Nassau. Ainsi, la position alliée était-elle verrouillée à l’est.
Wellington, s’attendant à ce que les Prussiens arrivent à son aide de ce côté, et soucieux de leur faciliter la marche, attachait une grande importance à la possession de ce secteur.
Le matin du 18 juin, après qu’il eût visité les postes, il fit donc disposer les troupes d’une manière bien précise : Le 2/28 en carré à l’arrière du village de Smohain, le 3/28 le couvrant à l’arrière et en réserve ; le reste posté dans les haies et dans tous les recoins protégés en direction du hameau. Quatre compagnies du 1/28 dans le château de Fichermont et une compagnie du même bataillon sur le chemin conduisant de Smohain à Fichermont. La cavalerie légère du belge Ghigny prenait en même temps position sur la hauteur qui domine la Papelotte.
Vers 10.00 hrs, alors que tout reste calme, on aperçoit quelques cavaliers qui viennent reconnaître les environs : il s’agit de lanciers de Jacquinot, accompagné d’une batterie d’artillerie à cheval. Les tirailleurs néerlandais ont vite fait de les repousser en quelques coups de feu et ils regagnent leurs positions sans autre conséquence. Sans doute, dès cet instant, s’agissait-il d’une simple reconnaissance destinée à voir s’il n’était pas possible de tourner la position alliée par l’est mais aussi si les Prussiens n’étaient pas déjà prêts à rejoindre Wellington. Car, quoi qu’aient prétendu les auteurs, Napoléon était déjà, dès ce moment, préoccupé par l’arrivée possible des Prussiens. Comme il n’a pas reçu de nouvelles de Grouchy, il ne sait absolument rien de Blücher. Sans doute est-il toujours persuadé qu’il a mis ses troupes en retraite vers Liège, mais il n’est pas assez naïf pour ne pas envisager toutes les éventualités.
Lorsqu’il reçoit le rapport des lanciers, le général Durutte, qui commande la 4ème division du 1er corps et qui occupe l’extrême droite du dispositif français, estime que Fichermont ne présente pas une importance tactique très considérable et qu’on peut l’ignorer sans danger. A ses yeux, c’est Papelotte et la Haie qui constituent la clé du secteur. En s’emparant de ces points forts, il y aurait parfaitement moyen d’enfoncer un coin dans la défense alliée et, en empruntant l’espace ainsi libéré, d’agir sur les arrières de la gauche de Wellington. Par la même occasion, il y aurait moyen de se servir de ces points pour barrer la route à la cavalerie légère belge qu’il aperçoit sur la hauteur qui les domine, et les empêcher ainsi d’intervenir sur la droite française. Tactiquement, le raisonnement est impeccable.
Donc, à 13.30 hrs, Durutte s’ébranle en même temps que tout le reste du 1er corps mais scinde sa division en deux : une brigade fait la liaison avec la division Marcognet, qui marche à sa gauche, et marche en direction de la gauche de Papelotte, après avoir nettoyé le terrain des tirailleurs alliés. Son autre brigade avance plus à l’est et descend dans le fond qui marque le terrain à cet endroit. Il est appuyé par la cavalerie de Jacquinot et par trois batteries d’artillerie à cheval. Son intention est claire : il veut s’emparer de la hauteur qui borde ce creux au nord, y installer ses batteries et être ainsi à portée de soumettre les positions alliées à un feu meurtrier. Il y parvient sans grande opposition et bientôt, 18 pièces bombardent Smohain et les environs. Les trois compagnies de Saxe-Weimar qui gardent le village et ses environs se contentent de laisser passer l’orage, se terrant dans les moindres recoins, derrière les murs et les haies ou dans les creux de terrain. Lorsque les tirailleurs français s’aventurent dans les environs, ils sont accueillis par un feu nourri qui les force bientôt à se retirer. Durutte se voit donc obligé d’engager des troupes plus nombreuses qu’il envoie à l’assaut en ordre lâche pour essayer de nettoyer le secteur de ces tireurs bien postés. Il envoie aussi quatre bataillons sur sa droite dans le but de déborder le hameau. Une des batteries à cheval s’approche et soumet le village à un violent tir à la boîte à balles. Les deux autres bataillons marchent fermement sur Papelotte. Les chasseurs du capitaine Rettenberg ont commis l’erreur de ne pas assurer l’un des portails de la ferme et un bataillon français finit par s’engouffrer dans la cour.
Durutte est très satisfait par le cours des événements. Il croit s’être assuré cette partie du champ de bataille quand, soudain, il voit disparaître vers la gauche un des régiments de cavalerie de Jacquinot qui l’appuyait. C’est que l’empereur a ordonné que les lanciers interviennent contre la cavalerie lourde britannique qui menace sa grande batterie. Le général pousse son cheval vers le creux et, en remontant, s’aperçoit que sa 1ère brigade a été détruite et que ses débris ont emboîté le pas à la déroute du reste du 1er corps, sauvagement poursuivi par les cavaliers de l’Union Brigade. Sa position dans le creux de Smohain devient dès lors intenable et il ordonne la retraite sous le couvert de son artillerie et des lanciers qui restent.
Le capitaine Rettenberg met aussitôt ce répit à profit pour renforcer sa position avec trois compagnies du 3/2 Nassau qui reprennent la Papelotte à la baïonnette. Le bataillon français qui avait réussi à s’y introduire est brisé et ses hommes, paniqués, s’enfuient allant semer le trouble dans le bataillon qui le suit. Ce sont donc deux bataillons en déroute qui vont rejoindre leurs positions de départ. Au même moment, la cavalerie légère belge de Ghigny descend de la hauteur où elle était en réserve. Le reste de la 2e brigade de Durutte, en apercevant ce mouvement menaçant recule dans un ordre approximatif et finit par se retrouver elle aussi sur sa position de départ, derrière les bataillons de Lobau (6e corps) qui, entre-temps ont gagné cette partie du champ de bataille. Les cavaliers de Ghigny qui ont chargé les fuyards sont repoussés par Lobau et par les batteries à pied de la division Durutte…
Ghigny regagne sa position de départ, pendant que Durutte essaie de remettre de l’ordre dans ses troupes.
Dans le bois de Paris, tout proche les Prussiens de Bülow, qui commencent à arriver de Wavre, sont à ce moment-là occupés à se rassembler, totalement inaperçus des Français, qui ne se doutent pas de ce qui va leur tomber sur le dos…
(A suivre)

Micharlemagne

avatar 13/07/2008 @ 18:01:18
Une nouvelle carte sur Wiki :
http://fr.wikipedia.org/wiki/…
Beaucoup plus claire...

Saint Jean-Baptiste 13/07/2008 @ 23:40:03
Toujours aussi intéressant, toujours aussi précis, toujours aussi bien raconté
...je me régale !
(et la carte est excellente).

Micharlemagne

avatar 18/07/2008 @ 18:52:59
9e épisode

Le 1er corps va gagner la bataille…

Revenons au moment où les divisions françaises ont fini de traverser la ligne de la grande batterie pour se former en colonnes de division par bataillon. Gardons présent à l’esprit le fait que ce mot « colonne » représente en fait un rectangle grand comme à peu près un terrain de football. Rappelons aussi que la division Quiot se coupe en deux, la brigade Charlet traversant la route pour s’en prendre à la Haye-Sainte, tandis que la brigade Bourgeois se dirige vers la sablonnière et se retrouve sous le feu des compagnies du 1er bataillon du 95th Rifles qui y sont postées. Pendant que les tirailleurs français continuent à échanger des coups de feu avec les Anglais embusqués dans la carrière, le reste de la brigade fléchit légèrement sa marche vers la droite, vient surmonter le petit tertre qui domine la carrière et menace ainsi le flanc du 1/95e. Celui-ci se voit contraint de reculer et la droite du 105e régiment de ligne qui marchait en tête de la colonne, après avoir franchi la haie, se trouve sur le chemin de crête. A ce moment, un petit plus à droite, la division Donzelot, en tête de laquelle marche le 17e de ligne, voit sa progression gênée par le mouvement de Bourgeois, doit marquer le pas mais ne tarde pas à se retrouver à la même hauteur que lui, avec en face de lui, le 27e chasseurs hollandais, dont les tirailleurs viennent de regagner la ligne, et la droite du 7e de ligne belge. C’est ainsi que les Français se présentent devant la ligne alliée avec deux bataillons de front. Le 27e chasseurs hollandais, qui est déjà très affaibli par les combats des Quatre-Bras , après avoir livré une salve meurtrière, lâche pied sous le nombre et recule précipitamment, semant ainsi le trouble dans les rangs du 28th anglais, qui n’ayant rien vu de ce qui vient de se passer – ils sont couchés assez loin derrière la ligne de crête – accueillent les malheureux Hollandais à coups de sifflet et il faut toute l’autorité des officiers britanniques pour empêcher certains de leurs hommes de faire un carton sur ces hommes qui présentent toutes les apparences de fuyards. Cette réaction, bien compréhensible, est pourtant bien injuste : au même moment, la brigade Bourgeois bouscule sérieusement le 1/95th anglais qui recule également, mais, lui, dans un ordre parfait : il est vrai que le 95th Rifles est une unité d’élite expérimentée et qu’elle fait preuve d’un sang-froid qu’on ne peut attendre de la part d’un régiment hollandais de formation récente, dont c’est la première campagne et qui a déjà été durement éprouvé. En même temps, le 105e de ligne coiffe la batterie Rogers, dont un sergent, pris de panique, encloue une des pièces avant de prendre ses jambes à son cou. Ce sera la seule bouche à feu enclouée de toute la bataille de Waterloo.

Pendant ce temps, le centre de la division Donzelot arrive au contact du 7e de ligne belge, qui lui, ne perd pas contenance et résiste froidement à l’assaut. Mais, à sa gauche, les jeunes soldats des 7e et 8e de milice hollandais voient surgir devant eux la droite de Donzelot et, plus loin, la gauche de Marcognet. Ils livrent, de bien trop loin, une salve mal réglée, et se retirent, à leur tour, précipitamment. Les hommes du 5e bataillon de milice, qui sont en retrait sur quatre rangs, en voyant la mésaventure de leurs camarades et sans doute bousculés par eux, n’attendent pas d’être au contact de l’ennemi, et à leur tour reculent vivement. Nous avons dit que le 5e bataillon de milice avait été très durement éprouvé aux Quatre-Bras et que ses soldats s’étaient conduits en braves. Mais là, avec un effectif déjà très réduit – Barbero parle de quelques hommes groupés autour de leur drapeau – et sous l’effet mécanique de la poussée, c’en est trop pour eux…

La situation est donc très périlleuse pour les alliés. Bourgeois est arrivé au sommet de la crête, la gauche de Donzelot a déjà dépassé les haies du chemin d’Ohain, n’ayant plus que le 7e de ligne belge pour le retenir, et Marcognet n’en est plus éloigné que d’une cinquantaine de mètres. S’il arrive à son tour à dépasser le chemin, on peut dire que la percée est faite et que l’attaque du 1er corps est un succès qu’il ne reste plus qu’à exploiter. Napoléon est donc sur le point de gagner la bataille de Waterloo.

Il est 14.20 hrs et la situation va rester ainsi, suspendue sur le fil du rasoir, durant cinq minutes…

C’est durant ces cinq petites minutes que tout va basculer.
En effet, les hommes du 105e de ligne, lorsqu’ils couronnent la crête, aperçoivent en effet droit devant eux quelque chose de terrifiant : derrière les riflemen du 95th, trois grosses masses rouges leur font face : ce sont les trois bataillons de Kempt qui se sont brusquement dressés, à l’appel de leurs chefs : le 32nd, le 79th et le 28th britanniques. Or les Français n'ont pas encore eu le temps de recharger leur fusil depuis qu'ils ont livré leur salve meurtrière contre les Hollando-Belges... Rappelons qu'il est physiquement impossible à un fantassin de recharger son fusil en marchant. Les Français n’ont pas beaucoup le temps de réfléchir à ce qui se passe. Ils sont cueillis, impuissants, par une terrible salve livrée à moins de 40 mètres. Les premiers rangs français sont cloués sur place tandis que les Britanniques se forment rapidement sur deux rangs et livrent une deuxième salve encore plus meurtrière que la première.

Voici donc appliqué à la perfection la grande idée tactique que Wellington avait mis au point en Espagne : cacher ses bataillons sur une contrepente, faire coucher ses hommes à l'abri des coups de l'artillerie et, au dernier moment, lorsque l'ennemi est arrivé à environ 50 mètres, les faire remettre debout, et lorsqu'il est ainsi à bonne portée, leur faire livrer une salve "au sabre" (c'est à dire au commandement). "Fire !".
Tous les coups portent...

Se produit alors un phénomène mécanique facile à comprendre pour quiconque a fait un jour la file devant un cinéma : les fantassins français des rangs suivants, qui montent encore vers le sommet de la crête et qui n’ont donc rien vu de ce qui se passait devant eux, viennent buter sur les premiers rangs brusquement arrêtés. S’en suit une bousculade qui met le désordre dans la masse des bataillons qui perdent leur alignement et, finalement, leur cohérence. C’est à ce moment précis que, pour reprendre un raisonnement de Keegan, ce qui avait été jusque-là une armée, se transforma en foule : « La foule est le contraire d’une armée, une assemblée d’hommes que ne gouverne plus rien, sinon l’humeur immédiate, le développement d’émotions passagères et contagieuses, qui ruinent la subordination générale. » Et ce comportement de foule se traduit par un bien étrange axiome : lorsqu’une armée bascule dans la déroute, ce ne sont jamais les premiers rangs qui fuient les premiers mais ceux de l’arrière et du centre. Keegan cite le témoignage de Sir de Lacy Evans, qui chargea avec l’Union Brigade quelques instants après les événements que nous racontons : « Comme nous approchions à allure modérée, les flancs et l’avant commencèrent à converger vers l’arrière et l’arrière lui-même avait déjà fuit. »

Keegan cherche bien à donner quelque explication sociologique à ce phénomène mais, à notre avis, il se donne bien de la peine pour rien. Les derniers rangs et les flancs sont les premiers à fuir parce qu’ils ont la place pour le faire, alors que les premiers rangs doivent attendre que la voie soit libre pour pouvoir fuir à leur tour…

C’est exactement ce même phénomène auquel nous venons d'assister chez Bourgeois qui va se produire chez Donzelot et chez Marcognet, en pire encore du fait de la plus grande profondeur de leur colonne respective (le double de celle de Bourgeois). C’est la droite de Donzelot qui voit se dresser brusquement devant eux les brigades britanniques de Pack : le 3/1st et la droite du 42nd, tandis que Marcognet se trouve devant la gauche du 42nd et le 92nd.

Se déroule alors même processus : les bataillons de tête – ceux du 17e de ligne pour Donzelot et ceux du 45e de ligne pour Marcognet – voient se dresser devant eux les Écossais qui livrent une première salve, se mettent rapidement sur deux rangs, rechargent et livrent une deuxième salve. Même cause, mêmes effets, les colonnes se bloquent et une bousculade se produit. Ainsi donc, il suffirait d’une pichenette pour mettre en déroute Donzelot et Marcognet déjà désorganisés.
Toutefois, du fait du retrait brusque des Hollandais, la gauche de Donzelot avait devant lui un boulevard que, seul, le 7e de ligne belge comblait encore. Il ne faisait aucun doute que ce seul bataillon, dajà fort éprouve, ne pourrait tenir très longtemps. Il fallait donc impérativement pour Wellington colmater la brèche. C’est la cavalerie britannique qui va s’en charger…

Micharlemagne

avatar 18/07/2008 @ 18:53:41
(To be pursuied...)

Saint Jean-Baptiste 20/07/2008 @ 12:15:19
Encore une fois très bien raconté, facile à suivre, avec une pointe de dramatisation : les cinq minutes où tout bascule...

Micharlemagne

avatar 21/07/2008 @ 03:38:17
Attends le prochain épisode : tu vas assister en direct légèrement différé (comme on dit à la RTBF) à la charge de l'Union Brigade. C'est une des plus belles séquences du film de Bondartchouk. Enfin, à mon avis !

Micharlemagne

avatar 25/07/2008 @ 13:06:23
10e épisode

La cavalerie lourde britannique charge

Le commandant de la cavalerie anglaise, Lord Uxbridge, avait été voir ce qui se passait à Hougoumont. Il avait réglé le tir de la batterie Bull qui s’était dès lors mise à arroser le bois d’Hougoumont à coups de shrapnels. Ceci fait, il revenait vers le croisement de la chaussée, quand il aperçut le mouvement de la brigade Dubois sur le côté de la Haye-Sainte. Persuadé que les cuirassiers français allaient entamer la ligne alliée et, en particulier la division Alten, qui, n’ayant rien vu, n’avait pas eu le temps de se mettre en carré, il se précipite chez lord Somerset, le commandant de la brigade de cavalerie de la Maison du Roi et lui ordonne de se préparer à charger. Nous avons là les 1er et 2e régiments de Life Guards, les « Blues » (Royal Horse Guards) et le 1er King’s Dragoon Guard. La crème de la crème… L’intention d’Uxbridge est claire, il ne s’agit que de repousser l’attaque des cavaliers français.
Mais réalisant que le 1er corps a créé un trou dans la ligne alliée du côté est de la route, Uxbridge galope chez Ponsonby et lui ordonne de former son Union Brigade en ligne et de se préparer à livrer une charge, au moment où il verrait Somerset s’ébranler. Il y a là le 1er Royal Dragoons, le 2e Royal North British Dragoons (ce sont les fameux Scots Greys, remarquables grâce à leurs splendides chevaux gris pommelés) et les Irlandais du 6e Inniskilling Dragoons. Ces unités sont à peine moins impressionnantes que celles de la Maison du Roi.

Mais les cuirassiers de Dubois, démentant les prévisions, quand ils arrivent dans le chemin creux, l’enfilent pour regagner la chaussée. Uxbridge, quand il les voit arriver sur la chaussée, enlève le 2nd Life Guards et se précipite à la poursuite des cuirassiers qui redescendent la chaussée à toute allure. Ceux-ci sont les plus rapides, se glissent entre les fantassins de Bourgeois et échappent à leurs poursuivants. Les Britanniques entrent de plein fouet en collision avec les fantassins français et en font un carnage.

En même temps que le 2nd Life Guards dévale la chaussée, à sa gauche, le 1st Dragoon Guards et le 1st Life Guards se glissent entre les bataillons d’Alten qui ont formé le carré en toute hâte et s’en prennent aux Français de Charlet qui ont bordé la Haye-Sainte en ordre dispersé. Cette nombreuse cavalerie ne fait qu’une bouchée des malheureux Français et se retrouve sur la chaussée.

Quand il voit le 2nd Life Guards charger, Ponsonby fait avancer toute sa ligne de cavalerie et vient cueillir les Français (l’aile droite de Bourgeois, les divisions Donzelot et Marcognet) qui ont couronné la crête du chemin d’Ohain.

Aussi regrettable que cela soit, cette charge de la cavalerie lourde britannique ne se présente donc pas du tout comme le voudrait l’iconographie traditionnelle. Pas de galop épique mais un massacre conscient et organisé. Les cavaliers n’ont pas eu l’espace de se mettre au galop mais ont avancé au pas ou, tout au plus, au petit trot et c’est à cette allure qu’ils abordent les fantassins français. Quiconque a un jour vu un sabre de cavalerie lourde britannique comprendra ce que je veux dire quand je parle de massacre.

La cavalerie lourde de Wellington ainsi que les Carabiniers néerlandais étaient munis du sabre mod. 1796 et de son fourreau en métal. Cette arme à l’aspect terrifiant, avec sa large lame de 87 cm de long, était l’exacte copie d’un sabre autrichien de 1775. On la fabriquait à Birmingham. Sur le fourreau était gravés les mots « Warranted Never to Fail » (Garanti sans échec), ce qui, à vrai dire, était une garantie inappropriée… La forme de la lame avait ceci de particulier que seul le tranchant était recourbé vers la pointe (pointe en hachette).
Cette particularité rendait la frappe d’estoc inutilement difficile. La cavalerie lourde, à Waterloo, avait reçu l’ordre de meuler le dos de ses lames, de sorte que la pointe soit plus appropriée à une frappe d’estoc.
Le sabre 1796 n’était que très peu apprécié par ses utilisateurs. Un officier le décrit en termes rien moins que louangeurs : « Pesant, peu pratique, mal conçu, il est trop lourd, trop court et trop large… »
Il n’empêche, même avec un tranchant peu affûté et dans la main d’un homme fort (et les cavaliers de Sa Majesté n'étaient pas des mazettes), la blessure infligée par cette arme était terrible, cassant les os des bras ou des épaules de l’ennemi ou pulvérisant son casque. On a pu dire que cette arme était plutôt une matraque qu’un vrai sabre…
C’est donc ainsi que les malheureux fantassins français, absolument sans défense, se voient attaqués. Bientôt leur cohésion devient nulle et ceux qui ne s’étaient pas encore échappé prennent leurs jambes à leur cou et courent éperdument vers la grande batterie qui semble leur offrir un abri.
Les Britanniques ne vont pas s’arrêter là…

Ils poursuivent les fuyards, continuent le massacre et s’emparent même de l’aigle du 45e de ligne. Les artilleurs voient arriver ces masses de cavaliers mais ils ne peuvent pas ouvrir le feu sous peine de tirer sur leurs compatriotes.
C’est ainsi que les cavaliers britanniques abordent à leur tour la grande batterie et entreprennent de massacrer les canonniers.
Mais ils sont beaucoup trop avancés et sur leur gauche, l’état-major britannique voit avec effroi se profiler derrière la crête les fanions des lanciers français de Jacquinot.

L’empereur a en effet très bien remarqué que sa grande batterie était en danger et il ordonne à sa cavalerie de venir de toute urgence à la rescousse. Uxbridge a beau faire sonner le ralliement, ses cavaliers, pris par leur rage meurtrière, n’entendent rien. La contrattaque française est foudroyante : il y a là les cinq escadrons de lanciers de Jacquinot, suivis par dix escadrons de cuirassiers et trois de chasseurs à cheval qui coupent une partie des cavaliers britanniques de leurs arrières et, à leur tour, en font un massacre ou reconduisent l’autre partie, la lance ou le sabre dans les reins vers leurs lignes.
Entrent alors en ligne les cavaleries légères anglaises et néerlandaises qui stoppent les Français au pied du coteau qui conduit au chemin d’Ohain. La charge française est bloquée net et les cavaliers commencent à retourner à leur point de départ.

Au moment où ils s’étaient approchés du coteau, les Français avaient assisté à un terrifiant spectacle que ces vieux baroudeurs n’avaient encore jamais vu : les artilleurs du major Whyniates avaient mis en batterie leurs fusées et ouvrirent un feu nourri sur eux. Cet inattendu feu d’artifice a du être assez impressionnant pour que le colonel Heymès, chef d’état-major du maréchal Ney, raconte que les Anglais avaient tiré 300 fusées, ce qui est manifestement exagéré.

Quoi qu’il en soit, les cavaliers français, leur mission remplie, ne commettent pas la même erreur que leurs collègues britanniques et regagnent rapidement leur ligne.

Le bilan de cette action est nettement en faveur des Britanniques. Les divisions Marcognet et Donzelot sont définitivement hors combat et n’interviendront plus jamais dans la bataille. Ce sont plus de 10.000 hommes qui vont cruellement manquer à Napoléon pour la suite des événements. Mais cette victoire est chèrement acquise : la cavalerie lourde britannique a été sévèrement laminée et, mises à part quelques actions ponctuelles, n’interviendra plus non plus.

(La suite au prochain numéro...)

Tistou 26/07/2008 @ 18:11:55
Pfouh ! J'avais du retard et absorber plusieurs épîsodes donne chaud ! (et il fait orageux)
Quelques considérations :
1) Tu racontes bien, c'est vivant et pas intello pour un sou. Un ignorant en la matière comme moi s'y retrouve. Bravo !
2) La passion que tu montres sur un tel sujet me laisse coi, s'agissant d'un drame impensable. Il y a un côté froid et clinicien qui me gêne car enfin, derrière toutes ces manoeuvres que tu décris bien, il y a de l'humain, de la chair, de la souffrance et de l'indicible ?
3) L'absence de réactions de lecteurs - car des lecteurs, oui, il doit y en avoir - ne t'est pas spécifique. C'est malheureusement devenue la règle. Mais c'est frustrant, je te comprends ...

Et pour finir ... Ben j'attends la suite ...

Micharlemagne

avatar 26/07/2008 @ 20:35:26
Merci pour l'encouragement ! A propos de l'apparente froideur clinique que j'adopte, il faut comprendre qu'il s'agit de décrire les événements en essayant justement de ne pas verser dans le pathos. Il faut donc rester aussi froid que possible et cela semble d'un profond cynisme. Je n'ignore pourtant pas ce que cela représente comme souffrance, encore qu'il soit difficile d'imaginer l'horreur de la chose sans l'avoir vécue. Genevoix, Remarque ou Dorgelès n'auraient sans doute pas pu écrire "juste" s'ils n'avaient personnellement vécu l'horreur des tranchées. Ceci dit, je vais poster un petit article que j'avais écrit sur la "sainte frousse" qui remettra peut-être les choses à leur place.

Micharlemagne

avatar 26/07/2008 @ 20:49:47
En guise d'interlude[/]

La Sainte Frousse

Nous n’avons pas encore abordé un autre phénomène que les théories n’envisagent même pas : la « sainte frousse »…

Voilà un élément dont bien peu d’auteurs ont parlé, quoiqu’une nouvelle tendance de l’histoire de la guerre soit de l’aborder par le côté psychologique du combattant. Fort intéressante en soi, cette méthode, portée par un Keegan ou par un Barbero, a pourtant le tort d’être quelque peu réductrice. On en viendrait à ne plus voir que ce côté des choses et la bataille ne se réduirait plus qu’à une confrontation de « frousses », sans tenir compte du moindre mouvement tactique. C’est ainsi qu’on en est venu à écrire qu’une fois la bataille commencée et ses grands objectifs déterminés, les chefs n’ont plus de prise sur son déroulement. C’est sans doute verser dans l’excès…
Néanmoins, quoique ce ne soit pas vraiment notre tasse de thé, nous ne pouvons ignorer la théorie que développe John Keegan :
« Un des principes qui régissent le comportement animal, et qui paraît applicable en revanche, tient à ce que le zoologiste Hediger appelait la réaction critique. Sa théorie résultait d’une observation des réactions animales au danger. La réaction était proportionnelle à la distance. Au-delà d’un certain degré de proximité, degré variable selon les espèces, il attaquait, dans le cas contraire il battait en retraite. Hediger appelait les distances en question « distance critique » et « distance de fuite » selon qu’elles disposaient le sujet à l’offensive ou à la fuite. Il donnait de la chose un exemple lumineux : « Les dompteurs matent leurs fauves en jouant dans la cage un jeu dangereux entre distance de fuite et distance critique. »
« On peut même prétendre (chacun en fait l’expérience quotidienne) que l’instinct permet aux hommes de connaître chacune de ces deux distances. On a pu prouver par exemple que certains humains considérés comme affligés d’une violence anormale sous-estimaient notablement la distance qui les séparait des autres. D’où le sentiment de menace éprouvé devant des gestes innocents, et leur soupçon permanent d’agression. Les soldats, eux aussi, jouent certainement avec ces deux notions de distance critique et de distance de fuite. L’opinion de Sun Tsu, auteur chinois de l’art de la guerre, était que la confrontation avec l’ennemi devait commencer par une phase d’intimidation, au moyen de masques effrayants et de cris de guerre, après quoi seulement, on avait recours aux armes. Cette théorie contient déjà celle de la « réaction critique » ; et une bonne part des pratiques de la guerre primitive – les danses de guerre, les tam-tams, le fait de brandir les armes visiblement, intègrent la notion de distance critique, elles aussi. En fait, on peut prétendre que plus les peuples sont primitifs, moins ils seront disposés à franchir la distance critique. En revanche, même les chefs modernes les moins timorés se sont montrés prêts, dans certaines circonstances, à respecter la distance critique (…).
« Mais si nous voulons réellement juger de l’influence des distances critiques dans la bataille de Waterloo, il faut se pencher sur les deux pôles de défense principaux. A la Haye-Sainte, la garni-son, quand elle vint à manquer de munitions, fut débordée par les tirailleurs français qui se frayèrent un passage au cœur des bâtiments. D’abord, un bon nombre furent tués à la baïonnette, on se servit de leurs cadavres pour élever une barricade à l’entrée, mais leurs camarades parvinrent à escalader le toit et, tirant d’en haut, ils obligèrent l’ennemi à la retraite. A Hougoumont, (…), les Français eurent moins de chance. La garnison gardait des munitions, elle put séparer les premiers assaillants de leurs suivants, et, une fois les portes fermées, exterminer les envahisseurs. Un combat sans merci eut lieu peu avant, au franchissement du mur d’enceinte, et le résultat fut le même : aucun Français n’en réchappa. Nul doute que l’on puisse donner de ce qui se passa en ces trois endroits différentes versions; mais on peut au moins avancer que les Français ont suscité chez les Anglais une « réaction critique », qui les a obligés à répliquer férocement. Cela aiderait à expliquer pourquoi les récits de batailles qui ont pour théâtre la Haye-Sainte et Hougoumont, en dépit de leur caractère plus ou moins abominable, sont en même temps compréhensibles. Murs, passages et recoins mettent les hommes brutalement en présence les uns des autres, diminuent leur marge de manœuvre et leur interdisent souvent la retraite. Si les récits de la Haye-Sainte et Hougoumont nous sont familiers, s’ils ont des accents de déjà-vu, ce n’est pas seulement parce qu’ils évoquent à nos mémoires modernes des batailles de ruines comme celles de Stalingrad ou de Hué. La nature du combat dont il s’agit serait comprise par un guerrier de la Jérusalem de Tancrède ou de la bataille de Troie. En vérité ce style d’affrontement évoque déjà quelque chose à ceux qui se retrouvent sur un palier désert au premier étage d’une maison obscure et hostile .
« La rencontre qui dépasse l’entendement du lecteur moderne, bien qu’elle ait eu lieu entre deux infanteries, est le coup d’éclat par excellence dans la guerre de l’époque ; l’attaque frontale de l’infanterie lourde française, montant en rangs serrés au feu des fusils adverses. Si l’on excepte l’attaque qui mena à la prise de la Haye-Sainte, et qui fut réellement une avancée sur une large échelle, impliquant l’artillerie légère, on relève seulement deux de ces coups de maître devant les troupes de Wellington. Le premier est connu sous le nom d’« attaque de D’Erlon », le second sous celui de « paroxysme de la bataille » – soit l’attaque par la garde impériale dans le secteur d'Hougoumont, à l’extrême fin de l’engagement. Dans les deux cas, des rangs de fantassins fran-çais très denses ont fait mouvement à travers toute la largeur du vallon séparant les deux armées, jusqu’à quelques mètres des lignes anglaises, sur lesquelles ils firent feu très brièvement, avant une tentative sommaire de contournement, suivie d’une retraite.
« Ce qui est difficile à visualiser pour l’imagination d’un lecteur moderne dans une scène pareille, c’est le face à face entre les combattants. Ils s’infligeaient la mort à une distance où l’on voit plutôt les gens aujourd’hui échanger des conseils de jardinage, ils faisaient couler le sang de leur vis-à-vis et lui infligeaient les pires souffrances dans un type de rassemblement dont nous n’avons d’exemple, pour notre part, que lors des cocktails ou des finales de tennis. Et pourtant les descriptions sont sans équivoque.
« Malgré tout, les deux attaques se sont limitées finalement à des affrontements entre fantassins et se sont soldées par une victoire nette des Anglais: dans l’attaque des gardes impériaux, cinq bataillons contre cinq ; dans celle de D’Erlon, sept bataillons contre vingt-quatre.
« Prétendre que les vainqueurs avaient un armement supérieur ne mène pas très loin . Au reste les mécanismes sont faciles à décrire : les bataillons anglais étaient sur deux rangs, parfois quatre et en ligne. Ainsi un bataillon puissant comme le 52e de l’infanterie légère pouvait aligner deux cent cinquante hommes de front, avec trois rangs derrière. Leur feu pouvait prétendre atteindre la cible à plus de cent mètres , mais les chefs, comme il est normal, avaient donné l’ordre de ménager les munitions jusqu’à ce que l’ennemi soit plus près. Une fois la salve partie, il fallait compter vingt ou trente secondes pour recharger ; mais après le premier feu, il était fréquent chez les Anglais de tirer par unité ou par rang. Certains tiraient pendant que d’autres rechargeaient. Globalement environ deux mille plombs par minute sortaient des gueules de fusils (…). »

La théorie de Keegan est intéressante mais il y aurait sans doute bien des choses à dire. Et bien des questions à poser… D’abord, la théorie de Hediger dont nous parle l’auteur britannique s’applique aux individus et pas aux masses. Un peu plus loin, Keegan fait appel à une étude de Canetti, Masse et puissance, où il est question de la foule, et plus particulièrement de la foule en fuite. (« La foule en fuite est une créature enfantée par la menace … ») L’adéquation de cette référence ne nous paraît pas évidente. Ce qui caractérise précisément une armée, c’est qu’elle n’est pas une foule, par définition sans organisation. Une armée, en marche ou en retraite, est toujours une masse d’hommes organisée. C’est au moment où cette organisation s’effondre que l’on peut dire qu’une armée est en fuite ; jusque-là, elle n’est qu’en retraite. Appliquer une théorie de la foule en fuite au 1er corps de Drouet d’Erlon après que son premier assaut ait été repoussé est parfaitement abusif : le 1er corps a reculé mais n’a pas été mis en fuite . Il suffit de constater que ses bataillons ont été assez facilement ralliés et qu’ils auraient pu remonter à l’assaut sans grosse difficulté. S’il est un moment où l’armée française semble être une foule en fuite, c’est le soir, après que la ligne anglo-alliée se soit ébranlée pour descendre de la crête du chemin de la Croix et quand les hommes se précipitent à toute allure sur la route de Charleroi. Et même ce fait, devenu légendaire, peut-il être discuté…

Ainsi donc Keegan, en abordant le côté psychologique et sociologique de la bataille de Waterloo, s’appuie sur deux théories dont l’une s’applique aux individus et peut éventuellement expliquer une rixe de rue et l’autre à une foule désorganisée. Étendre ces théories à des armées organisées est parfaitement abusif.

Il n’empêche, Keegan a ouvert la porte à toute une série d’auteurs qui ont voulu appliquer une espèce de sociologie de la bataille à la campagne de 1815. Cela serait passionnant si c’était possible. A notre connaissance, il n’existe aucune étude sérieuse et crédible sur le phénomène que représente une bataille rangée, ce qui est d’ailleurs parfaitement compréhensible : où le sociologue irait-il trouver un panel représentatif pour mener son enquête ? Après tout, la sociologie, « science du présent », ne possède-t-elle pas « ses propres techniques (tests, enquêtes, questionnaires, sondages) » et ne s’efforce-t-elle pas « de découvrir des lois générales » ? Les dernières batailles rangées comparables à celle de Waterloo datent sans doute de la guerre de Crimée ou, peut-être mais c’est moins sûr à cause de l’étendue du front, de la bataille de la Marne en 1914. C’est pourquoi Keegan fait appel, tout au long des chapitres où il traite de la bataille de Waterloo, à des témoignages visuels publiés au cours du XIXe siècle, et notamment aux Waterloo Letters de H. T. Siborne, c’est à dire longtemps après les faits. Mais ces témoignages, pour intéressants qu’ils soient, sont partiels. Ils se limitent à ce que le témoin a vu ou a cru voir dans la confusion générale. On peut même penser, sans pousser trop loin, qu’ils ne sont finalement que des racontars d’anciens combattants, toujours enclins à exagérer. Dès lors, sont-ils représentatifs ?

Mais ce que le lecteur peut comprendre – et qui tombe d’ailleurs sous le sens –, c’est que le soldat au combat est perpétuellement sur le fil du rasoir entre l’héroïsme et la lâcheté. Il appartient précisément à l’entraînement et à la discipline de faire que l’homme ne bascule pas du mauvais côté. Si, au surplus, l’on tient compte du fait que l’homme n’est pas seul mais intégré dans une structure dont le but avoué est, pour lui comme pour ses camarades, de lui éviter de réfléchir, c’est-à-dire de se rendre compte du danger réel qu’il encourt, on commencera à comprendre pourquoi les armées ne se débandaient pas au premier coup de feu.

Cela veut-il dire que ces hommes n’aient pas eu peur ? Certainement pas ! Il ne fait aucun doute qu’à la vue de l’ennemi, tous les hommes engagés sur le champ de bataille aient connu ce que nous avons appelé la « sainte frousse ». S’ils n’ont pas fui au premier coup de feu, en d’autres termes s’ils ont dominé leur peur, cela tient à une toute une série de facteurs. Nous avons déjà évoqué l’entraînement, mais on peut aussi parler de l’expérience du feu – une grande partie des combattants de Waterloo avait déjà combattu. Il y a aussi l’émulation qui fait qu’il n’est pas question de montrer sa peur au camarade impliqué dans la même expérience. Il y a également l’esprit de corps qui fait qu’on doit se montrer plus vaillant que le régiment d’à côté. Il y a l’admiration que l’on éprouve pour les officiers « que l’on suivrait en enfer ». Il y a – très présent du côté français, mais non négligeable chez leurs adversaires – le patriotisme qui fait que le destin de la patrie dépend un peu de son comportement individuel. Les jeunes gens du contingent brunswickois, par exemple, compensaient leur inexpérience (la plupart n'avaient pas plus de 19 ans)) par un formidable patriotisme.

Il y a enfin – et il serait inconséquent de l’ignorer – d’autres moyens, infiniment plus prosaïques, à considérer. Aucune armée de l’époque ne marche sans une quantité considérable d’alcool. Et chacun sait, quoiqu’il soit parfois difficile de le reconnaître, qu’un bon coup de gnôle – ou de gin – donne du cœur au ventre. Ajoutons à cela que la fumée de la poudre a un effet euphorisant certain. On possède un exemple magnifique de cet état de chose dans l’intervention de la brigade hollando-belge de Detmers, le soir du 18 juin 1815, durant l’attaque de la moyenne garde. Comme on sait, cette attaque allait être couronnée de succès et la ligne anglo-alliée enfoncée quand le duc de Wellington ordonna au général Chassé de faire intervenir ses troupes afin de colmater la brèche qui s’était ouverte. Durant la matinée, la 3ème division hollando-belge, stationnée à Braine-l’Alleud et avait été abondamment nourrie mais surtout abreuvée par la population. La bière et le genièvre avaient coulé à flot. Ayant atteint un degré d’imbibition critique, les troupes manifestaient un enthousiasme délirant et le général Chassé eut toutes les peines du monde à empêcher ses hommes de se jeter d’eux-même dans la bagarre…. Finalement, Chassé prit la tête de la brigade Detmers – le 35ème Chasseurs belges, le 2ème de ligne hollandais et 4 régiments de milice – et marcha parallèlement à la crête, « en sorte qu’ils étaient, jusqu’à un certain point, à l’abri de la fusillade et que les balles ne touchaient que leurs baïonnettes ».
« A présent, toute cette multitude courait, en colonne, vers l’avant, folle d’enthousiasme, « en tambourinant et en hurlant comme des fous, leurs shakos à la pointe des baïonnettes », selon Macready. Les soldats anglais, moulus de fatigue ne comprirent pas tous qui étaient ces étrangers. Si beaucoup les saluaient avec de grands cris et des rires de soulagement, d’autres réagissaient tout autrement : « Ils ressemblaient tellement aux Français là devant nous, que je surpris bon nombre de mes hommes en train de leur tirer dessus », rapporta un officier. Placés face à cette multitude gaillarde qui, dépassant la crête, se précipitait contre eux au cri de « Oranje boven » et, pour les Belges, de « Vive le roi », les grenadiers français, eux ne pouvaient avoir de doute, si bien qu’ils commencèrent à se replier dans un croissant désordre, communiquant leur panique aux troupes de d’Erlon qui avaient avancé sur leur droite. Dans ce secteur, l’ultime attaque de Napoléon avait été arrêtée. » Ainsi donc, même si Barbero ne le dit pas clairement, c’est sans doute aux fait que les braves soldats hollandais et belges étaient fin saouls que Wellington sauva la mise…

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